Nicolas Vanbremeersch est Fondateur de Spintank, agence de communication digitale et du Tank, espace dédié à l’innovation. Spécialiste de la communication politique, il a été une figure reconnue de la blogosphère et twitte à @versac.

1) Vous avez fondé Spintank, qui travaille sur l’intégration du numérique dans les entreprises et les organisations en termes de communication. Quels sont pour vous les grands bouleversements que provoque cette révolution digitale ?   
En fait, quand on prend un peu de recul, c’est très simple, la révolution digitale. J’y vois trois phénomènes. D’abord la mise en réseau des individus : peu à peu, nous baignons tous dans une forme de réseau, et cette forme prend le pas sur des modes d’organisation de la société plus classiques. Nous baignons tous en permanence entourés d’un réseau, perceptible ou non, de liens faibles qui nous est extrêmement utile et facilite notre rapport au monde.
Le deuxième phénomène est la tendance à la transformation de tout en données librement disponibles. Le mouvement est celui d’une transformation de tout en des données qui servent à construire notre rapport au monde, à nous médier, et qui nous sont essentiels.
Le troisième mouvement est la domination du flux, le mouvement qui l’emporte sur le reste, justement à cause de ces deux phénomènes initiaux : dans un monde en réseau où l’information est disponible à tous, il y a une prime au flux, au liquide.
Dans ce monde liquide, la prime va à celui qui sait fabriquer quelque chose de ce matériau, organiser et agir sur le flux, sur le réseau et les données, interrompre ou donner une forme au flux. C’est le challenge immense des organisations d’avant la révolution digitale : s’adapter au monde liquide qui les met en défi.

2) Vous êtes aussi un  observateur avisé de la vie politique depuis des années. Là encore, on peut parler de révolution, quelle a été et sera la part du numérique dans celle-ci ?
Ca fait plus de 15 ans que j’observe et agis à la croisée du politique et du numérique. Cette année 2016-2017 a été pour moi comme une confirmation de l’impact du numérique, de son pouvoir de coordination et d’influence sur des mouvements de masse, comme en parlait déjà si bien Clay Shirky il y a dix ans, sur la société française. On tardait, de fait, à voir naitre des coordinations et mouvements hybrides, qui mettent à bas les anciennes structures. La France Insoumise et En Marche sont des mouvements qui n’auraient pas pu se monter et se coordonner sans la faculté de mise en réseau et l’habitude qu’ont prise des milliers de Français de se coordonner librement. Il aura fallu des déclencheurs très étonnants et paradoxaux, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron, tous deux outsiders-insiders à leur manière, à la fois connaisseurs du système et capables d’en briser les règles, pour que se forment des mouvements qu’on avait déjà vus dans d’autres pays autour de nous (Podemos, 5 étoiles, …).
Ce n’est pas neuf, et ça vient sur un terrain profond, ancien, qui s’est expérimenté par strates successives, dans la société française, du referendum de 2005 à Nuit Debout. La société s’est prouvée à elle-même qu’elle était capable de se mobiliser et de chercher de nouvelles manières de s’entraider, militer, s’engager, positivement ou exprimer une colère. Il lui manquait des passeurs pour exprimer ce potentiel disruptif dans l’arène de la représentation. Une ère très profondément nouvelle s’ouvre.
Je n’oublie pas aussi l’impact que le numérique a sur ce qui agit en amont ou autour de l’organisation de la société et des partis : les récits, les actualités, les média et les humeurs qui font l’espace public. C’est là que se situe un des défis les plus fondamentaux : l’espace public a volé en mille morceaux, s’est soumis en peu de temps à des pressions opportunistes, et s’est complètement confondu avec l’espace social. Il est humeurs, émotions, et le fruit d’un rapport de forces entre des acteurs qui y ont des intérêts d’expression très forts. C’est là qu’il y a, sans doute encore plus que dans les structures politiques, un défi pour notre démocratie.

3) Le numérique est en train de modifier finalement la façon dont nous faisons société, pour le meilleur et pour le pire. Comment qualifieriez-vous son impact ?La métaphore que je préfère est celle de ZygmuntBauman, de la force liquide. Pas un liquide de souplesse et d’agilité : il faut se figurer les eaux tumultueuses et fracassantes d’une vague énorme qui vient challenger notre société, lui apportant à la fois une énergie folle, mais remettant en cause les digues et structures patiemment érigées pendant de nombreuses années, et qui forgeaient, croyait-on, son identité même. Il va falloir réinventer nos structures pour composer avec ce flux et pas lutter contre, et repartir des objectifs (notre protection sociale, notre représentation, notre gouvernance) à partir des règles mêmes de cette société liquide. Bauman était à la fin de sa vie pessimiste, je suis pour ma part réaliste, et surtout pas naïf.

4) Et bien alors, quelles pistes envisager pour mettre le numérique au service d’une société plus inclusive et finalement du bien commun ?
C’est extrêmement difficile de fabriquer la bonne feuille de route, et je ne suis pas politique ni stratège. Dans la feuille de route pour une société qui se réunisse plus positivement autour du numérique, je vois quand même quelques ingrédients. D’abord, il faut chercher à préserver ce qui relève du bien commun, fabriquer une législation qui protège le web et l’internet comme un bien commun, pour que cette force ne cède pas sous le coup de néo-monopoles. Je suis malheureusement assez pessimiste à cet égard : la force de privatisation de l’espace public numérique est déjà tellement engagée que ce moment du web pourrait bien avoir été une parenthèse de l’histoire. Or, c’est cette capacité d’une mise en commun du réseau, d’une dynamique d’ouverture qui a permis la création de projets et d’entreprises inimaginables, de Wikipedia à Google. Il faut maintenir le terreau fertile du réseau ouvert pour tous comme une force à disposition de tous.
Ensuite, il y a à mon avis plusieurs sujets sur la feuille de route, qui sont volontiers complémentaires de ce qu’un gouvernement devra faire. Le gouvernement, lui, a son boulot : il doit moderniser l’administration (idem pour les corps intermédiaires, il y a du boulot), l’adapter en se gardant de la tentation du repli. Je crois qu’on avance dans ce sens.
Le sujet est ailleurs, pour que notre démocratie s’apaise : je crois qu’on a besoin de deux chose. D’une société civile qui a amélioré sa capacité d’action numérique. Nos ONG, nos mouvements progressistes sont un peu comme nos partis politiques, encore un peu vieux, sans le sou, ont du mal à innover, et font face à des forces d’extrêmes, de populismes qui ont la capacité de gagner la bataille des idées. La solution viendra de start-ups de la société civile, de nouveaux mouvements digital natives. Il y a un immense chantier, et il n’est par nature pas de la responsabilité de l’Etat. Il nous revient à nous, la société.
L’autre sujet est dans l’écosystème médiatique. Une nouvelle génération doit émerger pour assurer les fonctions de curation, d’information, de narration, de correction et de critique dans l’espace public. Je suis frappé qu’en France, aucun grande marque media d’information généraliste n’ait émergé depuis la génération de 2007 (les rue89, Mediapart, slate.fr…). Des entrepreneurs de media d’un peu partout sont en train de bruisser, ici et là. Je crois qu’il y a un boulot énorme et une place très grande (pas facile mais réelle) pour de nouveaux media de la génération du smartphone et des plateformes.
Ces deux sujets sont ma feuille de route personnelle, et celle du Tank pour les années à venir. On a quelques projets en gestation en la matière.

5) Bref, Nicolas, si l’on projette un peu, le web dans 10 ans, il existe encore ? Et il sert à quoi ?
Je suis assez pessimiste. J’ai tendance à penser que le web, cet espace de mise en commun et de dynamique de publicité de l’information et du réseau va au contraire laisser la place à une économie des plateformes, qui a des effets positifs (accélération du changement, normes, productivité…) mais a l’immense inconvénient de ne plus laisser là, entre nous, un terreau commun comme socle d’une créativité immense dans la société. Le web risque de se cantonner à quelques fonctions vitales et essentielles, autour d’instances qui auront su créer des structures fortes (Wikipedia…). C’est en tout cas ma peur. Elle n’est pas certaine, et le combat n’est pas fini, un peu comme pour le projet européen. Mais je ne suis pas rêveur : je préfère regarder le web en face. A nous de le défendre et de le construire, pour qu’il ne soit pas au final une parenthèse de notre histoire.

Alice Barbe est Directice de Singa France, une association qui vise à encourager la collaboration entre les personnes réfugiées et leur société d’accueil. Elle a été aussi Vice Présiente de Johanson International, une organisation qui favorise le développement durable chez ses collaborateurs, ses partenaires et ses clients.

1) Vous êtes Directrice de Singa France, en quoi consistent les actions que vous menez ?   ​
Née d’un mouvement citoyen, Singa veut créer des opportunités d’engagement et de collaboration entre les personnes réfugiées et leur société d’accueil. Ensemble nous construisons des ponts entre les individus pour le vivre ensemble, l’enrichissement culturel et la création d’emplois, dans une démarche de sensibilisation pour déconstruire les préjugés sur l’asile. Afin de attaindre ces objectifs, des plateformes d’échange et de dialogue entre réfugiés et personnes d’accueil sont developpés pour integrer des moyens d’action digital, d’entreprenariat et d’innovation.
Singa aide ainsi la société à porter un nouveau regard sur les réfugiés, en brisant les stéréotypes et en contribuant à une intégration réussie.

2) Etes-vous étonnée par la solidarité des citoyens français que vous constatez à l’égard des réfugiés ?  
Pour moi, l’étonnement c’est la base de l’enrichissement et de l’innovation. C’est cet étonnement qui mène à tout un tas d’améliorations et d’innovations sur les territoires. C’est un condensé de richesses qui restent à découvrir, à fédérer ou à soutenir. Mais cette solidarité a besoin d’un soutien, car les citoyens qui veulent aider ont besoin de connaitre les outils pour pouvoir agir. Il faut pour cela développer et mettre à la disposition de tous des outils pour permettre à ce mouvement de s’accroitre.

3) Vous avez récemment créé le collectif “Les Crapauds fous“. Pourquoi ? En quoi cela consiste-t-il ?   
La volonté du mouvement des « Crapauds fous » est de créer de l’enthousiasme, ce qui paraît indispensable aujourd’hui, surtout face aux enjeux technologiques du big data, de l’intelligence artificielle, des algorithmes ou de l’automatisation de la société ainsi que face aux forces identitaires politiques qui émergent. Pour ce faire, il nous apparaît comme nécessaire de créer des outils pour faire face aux urgences actuelles et générer des solutions aux fractures sociales, environnementales et sociétales.

Cet enthousiasme, on le retrouve dans le nom même du mouvement. Les « Crapauds fous » ce sont les quelques batraciens qui s’aventurent, à contre-courant de leurs congénères, dans des tunnels conçus sous les routes pour leur permettre de traverser sans danger. Ce sont ceux qui prennent les premiers le tunnel pour aller de l’autre côté et qui reviennent chercher leurs semblables pour les mener vers l’avant.

A ce jour, le mouvement est initié par Cédric Villani, prix Nobel de mathématiques et Thanh Nghiem, dirigeante de grandes entreprises. Il est porté par 34 crapauds fous dont des chercheurs, des entrepreneurs sociaux et des intellectuels d’horizons divers et 12 cercles d’entr’aides avec l’idée de réfléchir et de proposer des solutions concrètes pour un nouveau « vivre ensemble » à travers un manifeste qui sort le 14 septembre 2017.
J’ai rejoint le mouvement à ses débuts et je fais partie d’un comité de réflexion autour de la diversité culturelle. Forte de cette expérience, je souhaite mettre en place au sein de Singaet avec Engage, un projet de « crapauds fous » pour et avec les réfugiés. Le but : qu’ils apportent leurs éclairages sur les enjeux actuels du fait de leur culture, savoir-faire et expériences, afin de co-construire des solutions.

4) Le digital justement est au cœur du prochain programme Exploraction de l‘Engage University. Comment peut-il servir le bien commun ? 
Servir le bien commun, à mon avis, c’est restaurer la fraternité au sens classique du terme, c’est-à-dire accepter et avoir envie de vivre avec des personnes qui ne nous ressemblent pas. Pour cela, il faut pour cela créer des outils pédagogiques pour permettre une prise de conscience et encourager la création d’une cohorte sociale de personnes qui s’engagent et qui veulent avoir un impact pour enrichir et apporter des solutions. Dans ce sens, le digital est un outil formidable qui, s’il est bien utilisé, peut servir le bien commun.

5) Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à nos lecteurs pour agir et changer les choses à leur échelle ?
Pour changer les choses à son échelle, on peut commencer par mettre en place des démarches de micro engagement. Tout simplement partager un moment avec une personne inconnue, différente et valoriser les points communs comme les différences. S’engager auprès de Singa est une bonne solution aussi !