Philippe Bertrand est alumni du programme Transformation de l’ENGAGE University. Spécialiste de la formation en entreprise, il revient sur la nécessaire réforme de notre modèle éducatif. 

Il y a vingt ans, Edgar Morin a préfacé un rapport de l’UNESCO sur l’éducation au XXIe siècle. Tu as eu l’occasion de le partager avec un groupe d’alumni lors du dernier ENGAGE Call. En quoi son analyse résonne-t-elle encore à notre époque ?

Je crois comme Edgar Morin que l’éducation est l’un des instruments les plus puissants pour réaliser les changements fondamentaux que nous devons aujourd’hui apporter à notre société, à nos comportements.
Le système éducatif français ne nous prépare malheureusement pas à agir dans un monde en transition. L’école n’entraîne pas l’élève à exercer son sens critique, à questionner. On l’invite plutôt à ingurgiter une quantité phénoménale de connaissances. A l’heure du web, ce n’est plus l’enjeu.
L’enseignement du XXe siècle était fondé sur la certitude, sur des certitudes. Quelles sont-elles aujourd’hui ? Comme le dit Edgar Morin, “ceux qui enseignent aujourd’hui doivent être aux avant-gardes des incertitudes de notre temps” ; “il nous faut désormais naviguer dans un océan d’incertitudes“. Autrement dit, apprendre à composer avec les aléas, l’inattendu, le chemin qui se fait en se faisant.

Concrètement, en quoi la formation que tu as suivi à l’ENGAGE University t’a permis de développer ce mode de pensée ?
Dans la session sur les nouvelles gouvernances du programme Transformation, je me suis trouvé dans une situation très inconfortable : on m’invitait le premier matin à un cours de danse contemporaine. Tout droit sorti de mon univers corporate, je dois l’avouer,  je trouvais cela ridicule : “me lever tôt pour ça, quel intérêt ?” Au bout d’une heure, j’ai commencé à comprendre que nos mouvements formaient quelque chose de cohérent, voire de beau. Mais que surtout il dessinait un nouveau contour de ma relation à mon corps et au corps de l’autre. Pour introduire deux jours sur les gouvernances individuelles et collectives, le principe était osé mais juste. C’est la parfaite métaphore de mon expérience à ENGAGE : j’ai compris qu’il fallait accepter de se laisser désarçonner pour faire émerger quelque chose de différent, se remettre en question. Pour ébranler ses certitudes, il faut arrêter de s’auto-censurer !
Justement, à ENGAGE intervenants comme participants sont prêts à se remettre en question. C’est un espace d’échange où l’on apprend beaucoup, énormément sur des notions extrêmement diverses. On y apprend aussi à douter, en se frottant à des personnes issues de disciplines et d’univers totalement différents.

Dans le monde de la formation en entreprise, est-ce que l’on s’ouvre à cette complexité ?
On commence à le faire mais les entreprises ont peur de cela, de cette remise en cause, de ce mélange entre démarche collective et dimension fondamentale d’introspection individuelle. Il y a encore beaucoup de méthodes ‘prêtes à l’emploi’, comme lorsqu’on nous invite à suivre les “14 conseils pour être un bon manager”.
Ces formations limitent trop la pensée. Je crois que pour devenir “un bon manager” il faut prendre le temps de trouver sa motivation profonde. C’est un travail qui est plus personnel, et donc plus incertain.
Les entreprises ont besoin de compétences immédiatement transférables dans leurs activités quotidiennes avec un impact quantifiable. Les savoir-être sont plus difficilement quantifiables, pas avec les mêmes critères en tout cas.

Le monde de l’entreprise est un monde où les choses sont planifiées, scénarisées, prédictives. Le business déteste l’incertitude. On met en place une série d’outils de monitoring, en particulier financiers, pour réduire l’incertitude. Je ne dis pas que ce n’est pas nécessaire. Et d’ailleurs l’individu aussi le fait : il a ses to do list, son agenda. Le problème, c’est lorsque tout est systématiquement programmé, dans un monde que je pourrais qualifier de linéaire.

Le chômage est aussi une période d’incertitude, comment l’abordes-tu?
A 50 ans, c’est la 3ème fois que je suis au chômage. Ces périodes de métamorphoses sont exaltantes et perturbantes à la fois. Pour ne pas que cela devienne anxiogène, il faut constamment rester en mouvement. Il faut y investir du temps et de l’énergie. On a enfin le temps d’enrichir son réseau, de creuser des sujets qui nous interpellent et d’en faire son miel. Les points de repères, ce sont les cercles de relations que l’on a construits pendant toute sa carrière, ses proches aussi bien sûr. Je crois qu’il faut s’appuyer sur quelques domaines qui nous intéressent particulièrement : personnellement, je me concentre sur les sciences cognitives et l’éducation.

Le mot de la fin ?
Il faut apprendre à s’adapter à des scénarios mouvants. Je rejoints totalement François Taddéi lorsqu’il qu’il souligne la nécessité de créer un cadre de liberté qui laisse la place à chacun, aux singularités, et à l’incertitude qui façonne plus que jamais notre monde en mutation.

Jean-Philippe TEBOUL est Directeur d’Orientation Durable, cabinet de recrutement spécialisé dans l’Economie Sociale et Solidaire et l’intérêt général, et partenaire d’ENGAGE. Il nous éclaire sur l’avenir de l’ESS et des métiers du secteur.

Orientation Durable, en quelques chiffres, c’est combien de candidats, de recruteurs, d’annonces déposées ?
Nous avons un rythme de croisière d’une petite dizaine de nouveaux recrutements par mois. Concernant le nombre de candidates et candidats par poste, c’est très varié. On nous appelle parfois pour des postes très rares, auquel cas le nombre de candidats peut ne pas dépasser la dizaine jusqu’à… 600 ou 700 pour les fonctions supports dans des ONG très reconnues. 

Orientation Durable était au départ tourné vers le développement durable, et a fait volte face pour se concentrer sur l’ESS. Pourquoi ce changement de positionnement ?
Les deux marchés de l’emploi en question sont sans commune mesure en termes de volume.
Le développement durable / la RSE correspondent à quelques dizaines de recrutement par an. Les plus gros pure players du conseil ne dépassent pas les 3 millions € de chiffre d’affaire, la plupart se situent plutôt autour de 1 million. Au-delà de la question du volume réel d’action RSE des entreprises (des opérations très visibles de RSE peuvent représenter des parts infinitésimales de leurs budgets), beaucoup de grandes entreprises cherchent à répartir les responsabilités liées aux efforts sociaux et environnementaux sur plusieurs postes. Ce qui est plutôt logique mais diminue le nombre de postes dédiés. Bref, Développement Durable et RSE sont aujourd’hui des micro marchés en termes d’emploi.  
L’ESS intègre donc selon ce qu’on décide d’y mettre 5 à 10 % du marché de l’emploi en France. C’est aussi là qu’on trouve – même si elles sont minoritaires – les actions les plus susceptibles d’avoir un global sur les situations sociales ou environnementales. Il ne faut pas oublier que nombre d’initiatives considérées aujourd’hui comme évidentes ont pu se développer uniquement dans l’ESS. C’est le meilleur environnement économique pour les innovations sociétales car il permet de travailler sur le long terme. Je pense notamment au rôle pionnier de Nature et Progrès dans le bio.  

L’ESS représente aujourd’hui plus de 10 % de l’emploi en France, une part qui ne va faire qu’augmenter dans les prochaines années. Comment expliquez-vous cette mutation du secteur et son impact sur l’emploi ?
Je ne suis pas certain que la mutation soit si importante qu’on le dit en terme de volume. Les familles de l’ESS historiques médico-social, logement social, mutuelles ou insertion représentent encore le plus gros des troupes. On voit plutôt une évolution des postes qui sont de plus en plus ouverts à des profils issus d’autres univers. L’ESS sort de l’entre-soi, ce qui est une excellent nouvelle ! D’autant plus qu’elle ne perd pas son âme pour autant. On retrouve aujourd’hui ce qui existait déjà il y a 10 comme 40 ans : d‘une part des acteurs qui n’ont pas la prétention de changer le système mais de l’améliorer et d‘autre part d’autres beaucoup moins nombreux qui cherchent à encourager un changement de paradigme. La polémique de l’été autour des publicités d’HEC mettant en avant des entrepreneuses sociales ou le DG de Danone a rappelé cette dichotomie que je trouve saine et logique. Le message de la publicité était claire “Ne changeons pas de Société, elle s’autocorrige” et la réponse des critiques également “La Société est responsable, changeons-là”. Ce débat-là est aussi vieux que l’ESS. Il peut parfois sembler stérile sur le court terme mais il amené un grand nombre d’évolutions.   

Parmi vos clients, on trouve Oxfam, Aides, la Fondation pour la Nature et l’Homme, WWF, Amnesty International… n’y a-t-il que des grandes entreprises de l’ESS ou des ONG reconnues comme recruteurs ?
Vous verrez sur notre site que les noms les plus reconnus ne représentent qu’une partie de nos clients. Sachez donc de plus qu’il ne représente qu’une (petite) partie du secteur de l’ESS. Les très très gros acteurs sont beaucoup moins présents que dans l'”économie classique”. Ceux au-dessus de 500 millions € se comptent sur les doigts d’une (ou deux) mains. Je conseille à ce propos à vos lecteurs de ne pas forcément viser que les ONG ou acteurs les plus médiatisés pour leur recherche d’emploi. Le nombre de candidates et candidats concurrents peut aller du simple au triple pour deux postes assez proches en termes de conditions, de responsabilité et d’impact. 

Quels sont les profils des candidats que vous recrutez ? Quels sont les savoir-faire et savoir-être que vous recherchez ?
En terme d’expertise, nous avons recruté aujourd’hui pour l’ESS à peu près toutes les spécialités et fonctions support. Le point commun dans ce qu’on nous demande est sans doute le profil hybride, celui qui réunit la culture du résultat et l’appétence sociétale. La première est connue de vos lecteurs, je vous parlerais donc plutôt de la seconde : il s’agit déjà de ne pas se tromper de combat et de choisir un dans lequel vous vous retrouvez. Il faut ensuite savoir gérer le fait que le projet sociétal est souvent un débat permanent quantifiable mais difficile à rentrer dans des cases et processiser. En bref, pour reprendre vos termes, le savoir-faire vous rendra éligible, le savoir-être sera le garant de votre épanouissement. 

On parle beaucoup aujourd’hui de redonner du sens à sa carrière, de faire coïncider ses valeurs et ses ambitions. Cela est-il selon vous la première des motivations à avoir si l’on souhaite s’orienter vers l’ESS ? 
La motivation en question est nécessaire mais non suffisante. Il existe des postes de Chargés de projet très généralistes mais uniquement en tout début de carrière. Très vite, les postes se spécialisent et on retrouve les mêmes règles que pour tout secteur : à 35 ou 40 ans, si on est ni manager ni expert, la recherche d’emploi se complique. Au final, sur ce point, un acteur de l’ESS va recruter de la même façon qu’un acteur classique : il cherche d’abord un comptable, un fundraiser, un manager ou un communiquant avant de se poser la question de son comportement professionnel pour arbitrer entre les bons CV. Dans certains cas, l’expérience ESS est indispensable, dans d’autres, on peut venir de l’économie classique (ou du public) et adapter ses compétences. Un bon fundraiser junior par exemple peut souvent être quelqu’un qui a appris les métiers de communication nécessaires en agence. Pour éviter que les candidates et candidats perdent leur temps, nous essayons sur le site d’Orientation Durable de bien préciser si le poste nécessite ou non une expérience ESS. 

Comment voyez-vous le secteur de l’emploi dans le domaine des carrières à mission sociale évoluer ? Y a-t-il plus de demande qu’il n’y a d’offre ? Est-ce un secteur qui change, qui évolue, qui devient plus hybride ? Comment voyez-vous votre secteur et votre métier évoluer d’ici 5 ans ?
Il y a clairement un manque de cadres dirigeants dans l’ESS. Les candidats sont un peu plus nombreux que dans l’économie classique à poste équivalent mais les profils hybrides tel que définis ci-dessus sont rares.