Frank Escoubès est co-fondateur et co-président de Bluenove. Expert en intelligence collective et en innovation sociale, il publie le mois dernier avec Gilles Proriol le livre La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen aux éditions de l’Observatoire.

 

Pouvez-vous vous présenter  ?

Je suis co-fondateur de Bluenove, société spécialisée dans l’intelligence collective massive, c’est-à-dire la capacité à faire réfléchir des grandes communautés de personnes (plusieurs milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers d’individus). Nous avons eu le privilège d’analyser les résultats du Grand débat national en 2019 quand 2 millions de citoyens se sont exprimés. Notre métier consiste à faciliter l’expression du plus grand nombre dans le cadre de consultations et de débats, et à analyser la parole des participants sur des sujets d’intérêt général, comme des politiques publiques, ou des sujets stratégiques lorsque nous intervenons pour des grandes entreprises ou organisations publiques.

 

Le taux d’abstention aux dernières élections régionales a atteint un record historique. Quel constat peut-on faire aujourd’hui de la démocratie et du débat politique en France?

Tous les observateurs ont regretté l’engagement citoyen abyssalement faible, avec 66,52% de taux d’abstention au premier tour et 65,7% au second. Il y a différents facteurs explicatifs, à la fois conjoncturels et structurels. Dans le livre que nous avons co-écrit avec Gilles Proriol, nous nous concentrons essentiellement sur les causes structurelles de cette rupture de confiance entre les citoyens et leurs représentants. Je n’en citerai que trois :

La première, la plus fondamentale, est liée au sentiment que le peuple est consulté, mais qu’il n’est pas entendu. L’absence de décisions politiques fortes à l’issue du Grand Débat National en 2019 a laissé des traces.

La seconde source de défiance aura été le passage à vide de l’expression citoyenne durant la crise sanitaire avec un régime d’exception ayant favorisé l’autorité du gouvernement et la mise en place d’une « épistocratie », c’est-à-dire une gouvernance et une prise de décision par les savants (médecins et épidémiologistes). Cette absence de consultation pendant la gestion de la crise sanitaire n’a fait que renforcer la dissociation entre le pouvoir politique et l’expression des citoyens, notamment dans des situations sensibles qui touchent à la vie privée et aux libertés fondamentales, comme l’interdiction de rendre visite à ses proches en EPHAD ou l’impossibilité d’honorer ses propres défunts. Cela a pu donner aux citoyens l’impression d’une extrême violence politique quand le peuple est mutique.

Enfin, la cause la plus profonde du désengagement citoyen est liée à ce que l’on qualifie dans le livre de « crise cognitive ». En effet, dans un contexte de flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles, alimentés par des réseaux sociaux qui entretiennent une culture du clash permanent, et par des médias qui ne restituent plus de manière cohérente et exhaustive toute la complexité de notre monde, le coût d’acquisition d’une information raisonnée est devenu prohibitif pour le citoyen. Toutes ces carences additionnées créent une impossibilité cognitive : il est de plus en plus difficile pour tout un chacun de s’informer, de se faire un point de vue sur un problème social ou sociétal, avec ses multiples tenants et aboutissants, et finalement d’exercer un « raisonnement démocratique ».

 

« Il est de plus en plus difficile pour le citoyen de s’informer et d’exercer un raisonnement démocratique, noyé dans un flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles. »

 

 

Quels sont les conditions à mettre en place pour une démocratie plus participative et inclusive ?

Un grand parti pris traverse notre livre pour étayer les quatre grands moments de la démocratie inclusive que sont la consultation, la co-construction, la co-décision et la co-action.

Il consiste à considérer qu’à chaque étape du cycle de vie de la décision publique, les objectifs démocratiques diffèrent. La démocratie participative doit donc changer de forme en permanence. L’idée de « consultation » citoyenne n’est qu’un format parmi d’autres, souvent plutôt ancré dans l’amont des politiques publiques. Ainsi, si l’on zoome sur chacune des 4 étapes, il parait plutôt naturel de considérer qu’au stade de la consultation, où l’objectif consiste à faire s’exprimer les attentes, préoccupations et témoignages des citoyens, il faut chercher à solliciter le plus grand nombre d’entre eux, avec un enjeu de volume, de diversité et de représentativité. Lorsqu’on passe à l’étape suivante, la co-construction des politiques publiques, le niveau d’exigence s’accroît : cela nécessite plus de débats, de confrontations, de compétences et de compromis. C’est là qu’on voit émerger la notion « d’experts profanes ». Il s’agit de citoyens qui ont une double caractéristique : soit ils sont très concernés, impactés et affectés par le problème en question (on parle de « concernement »), soit ils ont développé des compétences particulières pour y répondre, par passion ou du fait même de leur activité professionnelle. Lorsqu’on réunit ces experts profanes, on obtient des délibérations de haute qualité, avec des points de vue plus complets, plus mesurés et plus constructifs.

Nous poussons ce parti pris du ciblage citoyen dans les étapes suivantes, notamment au stade de la co-décision, en proposant d’expérimenter, dans certains cas spécifiques et sur des sujets plutôt nationaux ou régaliens, de nouvelles formes d’expression du droit de vote avec la mise en place d’un système de « démocratie liquide ». Il s’agit d’un dispositif de délégation qui consiste à confier son droit de vote sur tel ou tel sujet à quelqu’un de plus expert que soi. Ce système a été testé dans certains pays nordiques, et a permis de prototyper une véritable « démocratie de la compétence ». Nous évoquons également dans le livre l’hypothèse du vote différencié, qui consiste à concevoir que sur certains scrutins ou lors de référendums, certaines catégories d’électeurs pourraient bénéficier d’un droit de vote supérieur aux autres : notamment les citoyens qui seraient davantage concernés par les conséquences du scrutin en question. Par exemple, les jeunes générations sur la transition écologique ou lors du référendum britannique sur le Brexit.

 

 

Ces dernières années, nous avons pu voir la mise en place d’outils démocratiques comme la Convention Citoyenne pour le Climat, tendons-nous vers une démocratie plus participative et inclusive  ?

En effet, nous observons depuis 2 ans une avancée notable dans le domaine de la démocratie participative avec des initiatives de grande ampleur de type Grand débat national ou Convention Citoyenne pour le Climat. Cela part d’une intention d’inclusion tout à fait louable, même si ces initiatives n’ont pas encore conduit aux décisions politiques auxquelles elles auraient dû aboutir.

Nous avons notamment été surpris dans le cas de la Convention Citoyenne pour le Climat par la promesse du « sans filtre ». Il aurait fallu considérer cette Convention non pas comme une fin de processus législatif, mais comme un étape clé dans une démarche itérative plus respectueuse des prérogatives des experts et des parlementaires. Les 150 citoyens tirés au sort ne peuvent pas être considérés comme des députés de fait, bénéficiant soudainement d’un mandat impératif. Ils doivent en revanche fixer les grands principes de l’action publique, les priorités déterminantes, les points d’intransigeance et les espaces de compromis possibles. Notons qu’on peut également s’interroger sur le critère de représentativité de ces 150 citoyens censés reproduire une « France en miniature » : dans un tirage au sort non assorti d’une obligation de participation (contrairement aux jurys d’assises), ne s’investissent que les plus convaincus. Sans compter la question de la représentativité des groupes de travail : s’il est déjà difficile d’être représentatif à 150, comment l’être à 15 personnes, une fois réparties par sous-groupes sur tel ou tel thème, « Se nourrir » ou « Se déplacer » ?

On aurait pu imaginer une démarche différente : par exemple, 50 conventions chacune constituée de 150 citoyens partout en France, un débat plus large sur une plateforme digitale, ou encore la validation des 149 propositions des Conventionnaires par des échantillons de 1000 personnes (méthode des quotas) représentatives de la structure de la population française…

 

 

Pouvez-vous donner des exemples concrets en France ou dans le monde d’initiatives mises en place qui fonctionnent ?

Dans le livre, nous donnons l’exemple de la Climate Assembly UK, l’équivalent britannique de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui s’est déroulée au même moment et dont quasiment personne n’a parlé. La démarche semblait similaire sur le papier, mais elle a été conçue sur des postulats bien différents. 108 citoyens tirés au sort, à qui on a demandé non pas de co-construire les futurs projets de lois « sans filtre », mais de fixer les grands principes d’action du gouvernement britannique, c’est-à-dire les conditions d’acceptation des futurs projets de loi. 25 grands principes ont ainsi été sélectionnés, comme par exemple : envisager une transition par phase, partager à égalité les responsabilités entre les individus, les entreprises et le gouvernement, préserver l’économie et les emplois britanniques, faire mesurer les progrès par un tiers de confiance, etc.

A la différence des 149 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, ces 25 grands principes de référence sont là pour fixer les principes et critères des futurs acceptables susceptibles d’aider la décision, sans formuler une mesure technique dont la faisabilité serait rapidement sujette à caution. En d’autres termes, ils ne se substituent pas au travail des experts et des députés. C’est un bon exemple de compréhension de là où se situe le rôle et la valeur du citoyen dans un travail de co-construction publique. Les citoyens interviennent dans le processus, mais ils ne sont pas seuls. C’est à une véritable « négociation collective » entre élus, experts, société civile organisée (syndicats, ONG, associations) et citoyens qu’il faut s’atteler pour mieux co-décider. Lorsque nous aurons réussi à installer une culture du compromis et du sacrifice « raisonnable » entre ces grandes parties prenantes, on aura fait progresser la rencontre entre le Demos (le peuple) et le Cratos (la puissance de décider).

 

« Il faut installer une culture du compromis, du sacrifice “raisonnable”
et faire progresser la rencontre entre le Demos et le Cratos.
»

 

 

Pour en savoir plus :

La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen, Frank Escoubès et Gilles Proriol

 

 

Christophe Chenebault est accompagnateur d’entrepreneurs positifs, co-fondateur des Rencontres Changer le monde, co-initiateur du mouvement Printemps de l’Education. Il est l’auteur du livre « Impliquez-vous ! » sorti en 2012 aux éditions Eyrolles, et publie ce mois-ci son livre « Bienvenue dans un monde positif » aux éditions Massot.

 

Pouvez-vous vous présenter  ?

Après avoir été entrepreneur dans l’internet culturel, j’ai changé de vie il y a 10 ans et je me consacre aujourd’hui à faire avancer un monde plus écologique, plus solidaire, plus démocratique en accompagnant notamment des porteurs de projets positifs.  J’ai co-fondé les “Rencontres Changer le Monde », qui rassemble les acteurs de changement, et co-initié le Printemps de l’éducation, un mouvement citoyen associatif pour le renouveau de l’éducation qui a pour objectif de relier les acteurs innovants de l’éducation en France.

Je publie ce mois-ci mon livre « Bienvenue dans un monde positif : 100 initiatives inspirantes pour croire en l’avenir », un tour du monde des meilleures initiatives positives qui forment pas à pas une révolution douce et silencieuse, une sorte d’intelligence collective à l’échelle planétaire. Il existe une multitude de graines de changement qu’il faut savoir mettre en avant pour s’en inspirer car nous n’avons pas d’autres solutions que de rester positif afin de mener à bien la transition, il en va de notre destin en humanité. Comme le dit Pierre Rabhi, « un magnifique chantier s’offre à l’imagination des bâtisseurs du futur ».

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Il existe une multitude de graines de changement
qu’il faut savoir mettre en avant pour s’en inspirer”

 

 

Comment consommer des informations positives aujourd’hui ?

L’idée selon laquelle les informations dites positives ne sont pas vendeuses est encore bien ancrée dans l’esprit des médias classiques. Good news is no news. Les citoyens nagent dans un océan d’informations négatives, les médias sont anxiogènes, et ne savent plus ce qu’est une bonne nouvelle. Mais il est important d’écouter le murmure de la forêt qui pousse plutôt que le bruit de l’arbre qui tombe. En effet, nous devons porter un nouveau regard sur le monde car notre civilisation a besoin d’un nouveau système d’exploitation. Nous vivons dans une planétarisation des problèmes, il nous faut donc entrer dans une planétarisation des solutions.

Personnellement, à force de baigner dans les initiatives positives, j’ai développé un radar à bonnes nouvelles. Je sais les reconnaître, car elles apparaissent souvent comme des signaux faibles dans les médias. Il est important de développer ce fonctionnement interne, comme une hygiène mentale. Il y a une vraie pédagogie à faire auprès des lecteurs, auditeurs, spectateurs, pour plébisciter les informations positives afin que les médias se sentent obligés de les diffuser.

 

Observez-vous des changements significatifs dans notre rapport au temps ces dernières décennies ?

La consommation d’informations négatives nous emmène dans un imaginaire dystopique et d’effondrement, vers un monde qui n’est plus désirable. Il est important de créer de nouveaux imaginaires partagés, plus joyeux et positifs.

Et les français sont prêts pour ces nouveaux imaginaires. En effet, en 2019 l’ObSoCo et l’ADEME ont conduit l’Observatoire des perspectives utopiques qui a pour mission d’explorer les perspectives utopiques façonnant les aspirations et les imaginaires des citoyens et des consommateurs. Les résultats de l’étude mettent en avant que 55% des français plébiscitent l’utopie écologique, 30% l’utopie sécuritaire et 15% l’utopie techno-libérale. Les français sont donc favorables à une organisation de l’économie et de la société tendu vers l’équilibre et la sobriété : « moins mais mieux ». C’est un signe fort qui montre que quelque chose est en train de changer dans notre société, et qu’il faut nourrir nos imaginaires dans ce sens. Théodore Monod nous dit bien que « L’utopie, c’est simplement ce qui n’a pas encore été essayé ». Les solutions sont possibles, mais nous devons élargir le champ de nos imaginaires. Au-delà du transhumanisme et de l’effondrisme dont on entend beaucoup parler, se trouve ce que j’appellerais l’éco-humanisme positif, une autre voie à explorer.

 

Il faut nourrir nos imaginaires d’informations positives
pour changer la société.”

 

Pour vous, qu’est-ce qu’un monde positif ?

Un monde positif c’est l’enjeu de passer d’une société industrielle autodestructrice à une société qui préserve la vie. Pour se faire, le temps est venu de dresser la liste de ce qui doit croître et décroître. Il nous faut imaginer une autre manière d’habiter la Terre car tout ce que nous faisons aujourd’hui sera l’héritage des générations futures. Comme le dit l’économiste Joseph Stiglitz, « Il n’est pas trop tard pour sauver le capitalisme de lui-même ». Ce monde est là, bien présent, mais n’est pas encore mis en avant.

Dans mon livre, je mets en avant ces solutions concrètes comme la mise en place d’une Commissaire aux générations futures au Pays de Galles, une première mondiale, c’est-à-dire que toutes les décisions prises par le gouvernement passent par un filtre lié aux préoccupations et au bien-être des générations futures. Au Bhoutan, depuis les années 70, on ne parle plus de Produit National Brut, mais de Bonheur National Brut, toute la société est orientée vers le bonheur de ses habitants. Je mets également en avant les droits de la nature, avec par exemple la constitution de l’Équateur qui donne depuis 2008 une personnalité morale à la nature, permettant de modifier le rapport de force entre les humains et la nature. Le Costa Rica est le premier pays au monde à fournir 100% de son électricité grâce aux énergies renouvelables, Sao Paulo a supprimé intégralité de ses milliers d’affiches publicitaires extérieures dans ses rues, la Finlande a élaboré un plan pionnier pour sortir l’ensemble des SDF de la rue, la France a été une référence sur la loi contre le gaspillage alimentaire qui oblige la grande distribution à distribuer les aliments périmés à des associations caritatives. Il existe encore beaucoup d’autres initiatives, et elles sont une source d’inspiration essentielle pour tous les pays.

 

Quelle est votre vision du changement aujourd’hui, comment agir  ?

Il me semble que l’ensemble de la société doit agir de concert. Les initiatives individuelles sont importantes, chacun doit prendre conscience de ce qu’il peut changer dans son quotidien. La première étape est une prise de conscience individuelle, ouvrir son imaginaire a une autre vision du monde et le cultiver. Nous avons ensuite deux outils puissants à titre individuel : le vote et la consommation.

Les entreprises et les organisations ont leur part à jouer également, avec par exemple les B corporation qui certifient les changements ESG (environnement, social et gouvernance) de l’entreprise. Et bien-sûr les pouvoirs publics peuvent acter un changement majeur dans la politique. Darwin disait « Ce n’est pas la plus forte ni la plus intelligente des espèces qui survivra, mais celle qui est la plus apte à changer. La société doit agir à tous les niveaux pour opérer ce changement.

 

Quels sont vos futurs désirables ?

En ces temps de grands rassemblements internationaux liés à la biodiversité, je pose l’intention d’une reforestation de la planète, d’une préservation des espèces animales en danger d’extinction et d’une conservation de 30% de la planète sous forme d’aire naturelle protégée. Je souhaite donc une préservation du « jardin planétaire » dont nous sommes, ensemble, les jardiniers. Puissions-nous ainsi laisser aux générations futures un monde meilleur que celui que nous avons reçu.