Si le dérèglement climatique est perçu à travers des événements extrêmes fortement médiatisés, l’effondrement de la biodiversité avance encore à bas bruit. 

La nature décline pourtant à un rythme effrayant et nos modes de vies détruisent irrémédiablement le monde sauvage qui nous côtoie encore. 

En France, selon un rapport de 2018, la population des oiseaux des villes et des champs a décliné de 30 % en trente ans. En Europe, sur la même période, les populations d’insectes ont chuté de près de 80%, selon une étude internationale publiée par la revue PLoS One. Enfin, à l’échelle du globe, l’Indice Planète Vivante révèle que 68 % des populations de vertébrés ont disparu en moins de cinquante ans.

Arrêtons-nous là, les chiffres sont désormais connus de tous. Le constat est expertisé, les voyants sont au rouge et attestent d’une sixième extinction des espèces, dépassant les précédentes par son rythme effréné. Les causes sont connues, elles-aussi, du changement d’affectation des sols au dérèglement climatique, de la pollution à la surexploitation des milieux naturels. Elles pointent irrémédiablement du doigt l’Homme et son modèle de développement.

Pourtant, le système résiste et se nourrit toujours des mêmes indicateurs productivistes et prédateurs, des mêmes modèles mortifères. 

Le cercle de l’inaction perdure, engendré par la frilosité des acteurs économiques, la crainte des décideurs politiques et l’attentisme, parfois, des consommateurs. Les freins au changement sont immenses, les avancées restreintes, lorsque l’état d’urgence devrait nous éloigner des demi-mesures. 

« Il s’agit aujourd’hui d’agir vite et de façon beaucoup plus radicale, à tous les niveaux de la société »

 

Il s’agit aujourd’hui d’agir vite et de façon beaucoup plus radicale, à tous les niveaux de la société, pour transformer cette spirale de l’inaction en vortex de la régénération. La survie de la biodiversité et accessoirement de l’espèce humaine en dépend.

Les entreprises, au cœur de la problématique, détiennent une grande partie des clés. Aucun résultat substantiel ne sera atteint sans un changement profond de leurs modèles d’affaires et de leur gouvernance. Elles doivent pour cela mieux comprendre leurs dépendances et leur impact sur le vivant et inventer un nouveau modèle régénératif, parfois synonyme de renoncements. 

« Cette mutation sera d’autant plus facile à accepter que la destruction de la planète programme, à court ou moyen termes, leur propre disparition »

 

Cette mutation sera d’autant plus facile à accepter que la destruction de la planète programme, à court ou moyen termes, leur propre disparition.

La tâche est d’ampleur, n’en doutons pas, mais n’est-il pas réjouissant pour les salariés et dirigeants de contribuer, au sein même de l’entreprise, à la protection et à la régénération du vivant ? 

Pour volontaristes qu’elles soient, les entreprises n’y arriveront pas seules. Le rôle du politique est lui aussi primordial. Il doit construire le cadre, faire émerger les justes incitations et produire les nouvelles réglementations permettant au monde économique de se mettre en mouvement. 

Elles seront aussi aiguillonnées par des citoyens de plus en plus conscients dont les modes de vie n’auront de cesse d’évoluer.

Cette transformation passera par une reconnexion de chacune et chacun d’entre nous au vivant, lorsque notre monde moderne nous en a coupé. Notre sensibilité retrouvée au monde animal et végétal nous poussera à agir, dans notre sphère personnelle ou professionnelle.

C’est bien le message du dernier rapport de l’IPBES, qui nous enjoint à reconsidérer les valeurs de la nature contre le profit à court terme.

Gardons espoir donc, car les écosystèmes marins ou terrestres ont la capacité de se régénérer. Gardons espoir aussi, car la nature est une cause sensible capable d’accélérer notre mobilisation. 

Si nous souhaitons que les générations futures connaissent le chant des mésanges, la beauté d’un ruisseau et toutes les émotions que génère la nature, c’est aujourd’hui qu’il faut agir, avec détermination et radicalité.

Jérôme Cohen

Tribune parue dans Les Échos le 2 décembre 2022

Tom Lellouche est artiste plasticien. Né à Paris, il part après le bac étudier l’art en Angleterre, notamment à Central Saint Martins et au Royal College of Arts et y reste pendant près de 7 ans. Il est actuellement en résidence artistique au Consulat dans le 11ème arrondissement de Paris

Pourquoi avoir choisi de mettre en scène le vivant ? Quel message souhaitez-vous transmettre ? 

Je travaille énormément avec les éléments organiques : de la plante au champignon en passant par la bactérie. Ces éléments m’intéressent notamment car ils évoquent l’idée de mouvement, ils ne montrent jamais deux fois la même chose. La nature est un symbole qui parle à tout le monde, nous avons tous fait l’expérience de la nature au moins une fois dans nos vies.

Votre travail convoque les cinq sens et propose des expériences en immersion totale, pourquoi ?

Quand on souhaite envelopper le visiteur dans un ailleurs, le travail des sens est presque obligatoire. Je suis très intéressé par le fait de sculpter l’espace dans lequel je présente mes installations. Si je mettais mes œuvres dans une salle blanche, cela n’aurait pas la même résonance. L’immersion met le visiteur dans de bonnes dispositions pour recevoir le message, elle favorise l’expérience et augmente l’impact sur la sensibilité du visiteur. 

À titre d’exemple, je fais beaucoup d’installations sur la dystopie, ce n’est pas toujours joyeux, mais les gens sortent en général marqués par l’atmosphère. Ils restent parfois un long moment dans l’espace, juste pour s’en imprégner. 

Crédits photo :

ECHO 2 – Tom Lellouche.JPG – Crédit photo : Victor Malecot

Unplug – Tom Lellouche.JPG – Crédit photo : Luca Lellouche

 

Vous dites souvent de votre pratique qu’elle “explore l’idée de résurgence de la nature en milieux hostiles”, qu’entendez-vous par là ? 

À titre d’exemple, mon atelier est situé dans un univers très industriel, composé d’éléments plutôt hostiles à la nature. Je suis animé par le fait de faire cohabiter les éléments industriels aux éléments organiques. Quand je fais des structures en acier, je ne traite pas l’acier, je laisse le métal s’oxyder, ainsi, le matériau évolue au même titre que le végétal. 

Dans des installations immersives, les visiteurs peuvent presque dialoguer avec le végétal en amenant une forme d’énergie. Les sculptures sont des outils, elles ont une fonction que les gens peuvent utiliser ou non. 

En quoi le fait de proposer des réalisations vivantes vous différencie-t-il d’artistes que l’on pourrait qualifier de plus classiques ?

La différence majeure avec un peintre ou un sculpteur traditionnel, c’est que l’œuvre n’est quasiment jamais finie, c’est presque le visiteur qui la termine en interagissant avec la structure. 

Ces dernières semaines, des militants écologistes ont jeté à deux reprises de la soupe et de la purée sur des œuvres de Van Gogh et Monet. Comment recevez-vous ces gestes ? Sont-ils capables de mobiliser ?

Honnêtement, je suis choqué. D’autant plus que Monet et Van Gogh sont des peintres qui parlent de nature et qui mettent en scène la nature. En revanche, je réalise que ce qu’il se passe autour des énergies fossiles, du réchauffement climatique est aussi choquant : il s’agit d’une violence que l’on ne voit pas et qui est beaucoup moins concrète. 

Pour résumer, bien que les revendications soient justes, j’aurai davantage intellectualisé et explicité le choix du tableau. 

 

Les artistes s’expriment avec des symboles, des couleurs, des formes, ils ne véhiculent pas des messages tout faits, gratuits. Ils laissent donc à chacun une certaine liberté d’interprétation…

 

Plus largement, le milieu artistique peut-il participer efficacement à la sensibilisation autour des enjeux de biodiversité et climatiques ? 

Oui complètement, je pense d’ailleurs que l’art a toujours été un véhicule d’idée.

Les artistes s’expriment avec des symboles, des couleurs, des formes, ils ne véhiculent pas des messages tout faits, gratuits. Ils laissent donc à chacun une certaine liberté d’interprétation… Je suis convaincu que c’est la seule manière pour opérer de vrais changements sociétaux, de réelles remises en question. 

C’est aussi pour cela que je fais des œuvres interactives ou les gens peuvent être dans l’action : quand on est dans l’action, on retient beaucoup mieux. 

Et enfin… à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Je suis très inspiré par le mouvement “solar punk”, donc mon futur idéal s’approche de ce mouvement. 

Finalement, aujourd’hui, avoir de l’espoir c’est quelque chose de punk, et même si je travaille beaucoup avec la dystopie, je suis tout de même optimiste : j’espère que le futur sera végétal et “solar punk” ! 

 

 

Pierre Dubreuil est directeur général de l’OFB.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Pierre Dubreuil, directeur général de l’Office français de la biodiversité. 

Avant cela, j’ai dirigé plusieurs autres établissements publics dans les secteurs de la culture et de la nature. 

Les établissements que j’ai dirigés étaient assez complexes car souvent en mutation, voire en création, comme c’a été le cas pour l’OFB. J’ai également été directeur délégué du Muséum national d’histoire naturelle. 

Le gouvernement m’a souvent confié ce type de missions complexes : réorganisation, fusion, création… C’est ainsi que j’ai été nommé pour effectuer la fusion de l’Agence Française pour la biodiversité et de l’Office national de la chasse et de la faune sauvage. Cela a été un vrai défi de rassembler ces deux entités et de faire travailler ensemble des agents qui pouvaient avoir des cultures de travail assez différentes. 

Quel est le rôle de l’OFB ?

L’OFB est un établissement vaste et complexe. Si je devais qualifier son rôle et ses missions en deux mots, cela serait “comprendre” et “agir”. 

On ne peut pas traiter de biodiversité sans comprendre le sujet, l’OFB est donc avant tout un établissement qui partage de la connaissance. Nous sommes responsables de la coordination de l’ensemble des données qui touchent à la biodiversité : eau, milieux sauvages, terrestres et milieux marins. Notre rôle : documenter cette connaissance, la faire progresser et la transmettre. 

Agir est l’autre volet de l’OFB. Nous sommes chargés de contrôler la mise en œuvre du code de l’environnement, grâce à la police de l’environnement (1700 agents sur l’ensemble du territoire). Nous intervenons également sur la gestion des espaces naturels et des aires protégées. À titre d’exemple, les parcs naturels marins et les réserves nationales sont gérées par l’OFB. 

Aujourd’hui, comment évolue, selon vous, l’écosystème des acteurs mobilisés autour des enjeux de biodiversité ?

Il est important de préciser que l’écosystème est complexe et cloisonné, et que la diversité d’acteurs est grande : agriculteurs, pêcheurs, chasseurs, entreprises… La difficulté est de faire coexister des points de vue qui sont souvent différents voire opposés. L’OFB, les amène à concevoir qu’il existe un intérêt général sur la biodiversité, qui dépasse leurs intérêts particuliers.

Nous travaillons de plus en plus avec la sphère économique et financière qui est très demandeuse. Tous les secteurs d’activité dépendent du vivant et d’après l’étude “Un printemps silencieux pour le système financier”, 42% des actifs financiers sont menacés.

On sent que la prise de conscience autour des enjeux de biodiversité est encore en retard par rapport à l’enjeu climatique ? Comment l’expliquez-vous et comment y remédier ?

Il existe un problème d’indicateurs : les objectifs à atteindre pour agir face au dérèglement climatique sont plus facilement mesurables que les indicateurs visant à mesurer l’évolution des interactions milieux – espèces – habitats ou des interactions entre les milieux eux-mêmes. 

L’OFB travaille actuellement sur des indicateurs précis ainsi que sur un baromètre de la biodiversité. L’objectif : partager des éléments tangibles, mesurables et objectifs pour évaluer l’état de la biodiversité et des pressions qui pèsent sur celle-ci. 

Attention toutefois, il ne faut pas opposer climat et biodiversité. L’effondrement de la biodiversité et le dérèglement climatique interagissent rétroactivement. 

Quels sont, selon vous, les leviers pour accélérer la transformation du monde économique ?

Cela passera forcément par la compréhension des enjeux. Les entreprises doivent comprendre que leur intérêt à long terme est de protéger la biodiversité. 

Avec les dispositifs “Territoires engagés pour la nature” ou “Entreprises engagées pour la nature”, nous accompagnons les entreprises à être meilleures sur ces sujets. Tous ces dispositifs sont des services publics, donc gratuits. 

L’autre levier est celui de la contrainte et de la sanction… si les entreprises ne respectent pas le vivant, nous devons appliquer notre rôle de police. La médiatisation de ces sanctions est assez dissuasive, pour des raisons majeures de réputation interne et externe. 

L’OFB a décidé d’accompagner le MOOC Biodiversité d’ENGAGE. Pourquoi avez-vous décidé d’être partenaire et qu’en attendez-vous ? 

ENGAGE répond à notre mission : sensibiliser les citoyens, les salariés et les dirigeants d’entreprise aux enjeux de biodiversité. Plus le message sera diffusé, plus les clés pour agir seront mises entre les mains de ces acteurs et mieux la biodiversité s’en portera. 

Et enfin… à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Ma conviction : on ne protège bien que lorsqu’on connaît bien. Ainsi, dans mon futur désirable, l’érosion de la biodiversité est comprise et traitée au même niveau que la crise climatique. Chacun d’entre nous comprend le fonctionnement de la nature et les frontières entre urbains et ruraux disparaissent. 

Enfin, le jour où l’humain ne sera plus consommateur de la nature, nous aurons gagné !

Julia Cattin dirige deux sociétés dans le secteur de la manutention : FIMM et Manuvit. En tant que dirigeante, elle participe à l’aventure du Grand Défi des entreprises pour la planète.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Julia Cattin et je dirige deux sociétés dans le secteur de la manutention : FIMM et Manuvit. Nous fabriquons des diables, chariots, gerbeurs, et autres solutions de manutention. Nous possédons deux usines, une en Bourgogne et une en Normandie.

Vous avez rejoint l’aventure du Grand Défi, pouvez-vous nous expliquer en quoi elle consiste ?

Le Grand Défi, ce sont les représentants d’une centaine d’entreprises, tirées au sort, de différentes géographies, tailles et secteurs d’activité qui se réunissent une fois par mois pendant six mois pour formaliser des mesures visant à accélérer la transition écologique de l’économie et des entreprises.
Durant chaque session, nous nous nourrissons des interventions de scientifiques, chefs d’entreprises ou grands témoins, qui nous sensibilisent aux enjeux environnementaux et à leur impact sur l’économie. Nous travaillons également lors de sessions d’intelligence collective, notamment sur les propositions que nous présenterons au mois de décembre à Paris.

Pourquoi était-il important pour vous de rejoindre cette initiative ?

Lorsque j’ai reçu le courrier, j’étais heureuse et étonnée d’avoir la chance de participer à cette initiative. Il y a un an environ, j’ai compris que l’industrie allait complètement se transformer, Le Grand Défi est donc arrivé au bon moment.
Il est indispensable que les entreprises comprennent la nécessité d’agir et soient capables de mesurer l’ampleur de la réponse attendue.

Le Grand Défi est soutenu par une dynamique participative. En quoi est-ce important pour vous ?

Nous pourrions attendre que la loi nous impose les choses, mais cela serait trop long. Cette dimension participative nous permet de nous emparer très vite du sujet. Elle permet également de donner du poids aux mesures que nous recommandons : elles auront d’autant plus d’impact si nous sommes un maximum à nous engager à les appliquer.

Les 16 et 17 septembre avait lieu la troisième session du Grand Défi, vous êtes donc arrivés à la moitié de la phase délibérative. Quels enseignements tirez-vous de ces premières sessions ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est la notion de renoncement. Nous avons tendance à faire tout ce qui est à notre portée pour arriver à atteindre ce que nous souhaitons. Pourtant, à l’avenir, nous allons délibérément devoir nous dire “je pourrais faire cela, mais pour la planète, je vais y renoncer”. Si nous n’appliquons pas cette règle, les choses vont se faire plus tard, mais très brutalement.

À titre personnel, quelles seraient les grandes mesures à adopter d’urgence pour faire contribuer votre entreprise à la résolution des grands enjeux environnementaux et sociaux ?

Nous réfléchissons actuellement à l’emballage de nos produits. Ils sont emballés dans du plastique en raison de leur volume et des chocs qu’ils pourraient recevoir lors du transport. Nous avons longtemps cherché une alternative, la solution du carton a été envisagée avant d’être abandonnée car peu adaptée. Aujourd’hui, nous observons la situation autrement et nous nous interrogeons sur la réelle utilité d’emballer. Au vu de l’utilisation que nos clients font de nos produits, ces derniers sont automatiquement rayés dès le premier jour. Ainsi, est-il vraiment nécessaire de les protéger d’éventuelles rayures liées au transport ? Cette option pourrait être retenue, mais elle nécessite une certaine sensibilisation auprès de nos distributeurs et clients finaux.

Et aujourd’hui, dans quel état d’esprit êtes-vous face à la situation environnementale ?

Faire face aux enjeux environnementaux n’est pas simple pour un dirigeant. Je suis parfois amenée à me demander s’il existe une réelle possibilité de transformer le business.
Vu l’urgence de la situation, j’estime que nous devrions consacrer 90% du temps à changer les choses. Mais la réalité est toute autre : je suis tellement prise par mon activité et les autres enjeux qui en découlent, que seul 10% de mon temps est dédié à chercher des pistes d’action. Parfois, cela donne envie de tout arrêter et d’allouer mon temps entier pour la cause. Heureusement, des gens autour de moi me rappellent qu’il faut que je m’accroche, que je serai plus efficace à ma place, à sensibiliser d’autres personnes dans mon milieu et à tenter de changer mon modèle.

Pouvez-vous nous dire à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Je suis convaincue qu’une partie de la solution réside dans le très local. Je suis moi même située sur un territoire assez isolé des grands axes et je trouve que chacun vit de son côté. C’est assez regrettable que nous ne soyons pas capables de créer davantage de liens.
Là où pendant longtemps nous avons prôné la mondialisation et la spécialisation, je pense qu’il est désormais indispensable de savoir coopérer et de conjuguer différents savoir-faire. Il est incroyable de constater à quel point la difficulté fait tomber la notion de risque et engendre de la créativité. Par exemple, avec la multiplication par dix des prix du gaz, nous avons commencé à mettre en place des collectifs locaux. Nous nous sommes réunis avec les autres acteurs économiques de la zone industrielle pour envisager la création d’un parc solaire.

Le MOOC « Relever le défi du vivant » sortira le 7 novembre prochain. Les inscriptions sont ouvertes. Rencontre avec Philippe Grandcolas et Véronique Dham, deux de ses intervenants. 

Philippe Grandcolas est directeur  adjoint scientifique de l’Institut Écologie Environnement, l’un des 10 instituts du CNRS qui regroupe près de 70 laboratoires dans le domaine de l’écologie et de l’environnement. 

Véronique Dham est la fondatrice de Biodiv’corp, société de conseil spécialisée en biodiversité.

 

Pouvez-vous vous présenter ?

PG : Je suis directeur adjoint scientifique de l’Institut Écologie Environnement. Mon domaine de prédilection est l’évolution des insectes, ce qui m’a amené à observer l’environnement dans un certain nombre de pays du sud et à avoir une idée des politiques publiques menées dans ces pays.

J’ai également fondé et développé pendant 10 ans un laboratoire associé au MNHN. Il regroupait 200 scientifiques et travaillait sur des aspects très variés de la biodiversité.

VD : Je suis la fondatrice de Biodiv’corp, société de conseil spécialisée en biodiversité. J’ai créé en 2005 le métier de conseil en biodiversité en France. Aujourd’hui, je suis spécialisée sur le sujet de la biodiversité, quand d’autres acteurs du conseil interviennent sur le carbone, l’économie circulaire, etc…

 

Comment définiriez-vous la biodiversité ?

PG : C’est la diversité du vivant qui évolue et interagit à toutes les échelles, des molécules dans les organismes aux écosystèmes à l’échelle des continents et des océans.

VD : D’une manière très simple : le monde du vivant, dans toute sa diversité, du plus petit au plus gros. Le plus important reste d’aller au-delà de cette notion de faune et de flore, et d’analyser l’ensemble des interactions qui existent entre ces différentes espèces et entre les écosystèmes qui les hébergent.

 

On a peur de poser cette question, évidemment, mais elle est centrale, où en est la biodiversité aujourd’hui ?

PG : La biodiversité aujourd’hui est sur une très mauvaise trajectoire.

Depuis 300 à 400 ans, la population humaine se répand et intensifie ses modes de production industriels sur presque l’ensemble de la surface du globe. Les populations ont une capacité de conversion des milieux, de pollution, d’extraction et de contribution au changement climatique inégalée. Aujourd’hui, les circuits longs sont la règle, les transports aériens ainsi que la production agricole et industrielle ne cessent d’augmenter et ce sans rapport avec les besoins de l’espèce humaine. Finalement, le monde d’il y a quelques décennies n’existe plus.

La conséquence : la plupart des populations d’organismes sont en déclin. ⅓ à ⅔ de leurs effectifs ont déjà disparu ou sont en voie de disparition et une extinction de ces populations pourrait avoir lieu à la moitié du siècle, dans 20 à 30 ans. Ainsi, alors que la biodiversité nous assure des services quotidiens tels que l’eau, l’air, la nourriture, le climat, la protection contre les maladies, nous faisons face à une perte de services écosystémiques : certains milieux se désertifient, la production agricole plafonne, le nombre de maladies zoonotiques augmente.

Pour résumer, nous sommes dans une situation qui se détériore, du fait de l’influence conjointe du climat et des rétroactions négatives de la perte de la biodiversité sur le changement climatique. Ce n’est pas un tableau positif, mais je pense que nous devons être honnêtes pour nous permettre de changer les choses.

Le constat est édifiant, on parle de 6ème extinction des espèces. Le phénomène est-il en train de s’accélérer ?

PG : Oui tout à fait, et nous voyons seulement la partie émergée de l’iceberg. Aujourd’hui, deux millions d’espèces sont connues par la science et nous savons que cela ne représente qu’à peine le quart de l’ensemble des espèces. Toutes les projections statistiques confirment que les espèces inconnues sont en train de disparaître au même rythme que celles que nous connaissons.

Les causes varient évidemment en fonction des endroits : si l’on est en plein cœur d’une forêt tropicale, la problématique sera la réduction de la surface de cette forêt. Dans une zone agricole en Europe, les disparitions sont liées à l’épandage de pesticides. Si l’on est dans une zone subtropicale, ce seront les aléas climatiques ou l’altération des sols qui auront les plus gros effets. Dans tous les cas, le bilan global reste très négatif.

Pourtant, les écosystèmes peuvent se régénérer, n’est-ce pas ? Il n’est donc jamais trop tard pour agir ?

PG : Il n’est jamais trop tard certes, mais il faudra arriver à changer nos états d’esprit. Bien sûr, si nous regardons la situation d’une manière comptable, nous connaissons les mesures à prendre pour stopper le déclin de la biodiversité, voire lui permettre de se régénérer en quelques décennies.

Mais nous sommes tributaires de modes de production agricole et de modes d’élevage qui viennent nourrir certaines de nos habitudes telles que celle de manger de la viande à presque tous les repas. Nous avons également un défaut de perception et de compréhension de ce qu’est la biodiversité. Ces deux réalités combinées nous placent dans une situation où nous connaissons les remèdes, mais n’arrivons pas à les appliquer.

Appliquer une législation ne suffira pas, nous avons également besoin de changements culturels et structurels.

L’entreprise s’est emparée tard de ce sujet, encore plus tardivement que de la question climatique. Pourquoi ?

VD : Beaucoup de raisons peuvent l’expliquer… Premièrement, le climat a pris toute la place dans les débats médiatiques au cours des 15 dernières années, la biodiversité est très longtemps restée reléguée au second plan. Dès lors que le sujet était peu traité dans les médias, il était peu traité dans les entreprises.

Ensuite, quand le sujet du climat proposait des outils concrets aux entreprises, pour calculer leur empreinte carbone par exemple, il n’en existait aucun permettant de mesurer l’empreinte biodiversité. L’entreprise étant un milieu très pragmatique, il est indispensable de pouvoir quantifier, mesurer.

Enfin, le climat a eu une gouvernance mondiale plus organisée. Le GIEC a été mis en place près de 10 ans avant l’IPBES, qui est l’équivalent du GIEC pour la biodiversité. Cela donne une idée du retard qui a été pris sur la prise en compte des sujets de biodiversité.

Où en sont le monde économique et les entreprises aujourd’hui ?

VD : On assiste à un moment de bascule depuis environ deux/trois ans. Je pense que la prise de conscience des entreprises a eu lieu en 2019, lorsque l’IPBES a tenu sa plénière à Paris. C’est à ce moment que les médias ont commencé à relayer le sujet et qu’il est arrivé jusqu’au monde de l’entreprise

À l’époque, les constats faits par la plateforme internationale sont alarmants : les grandes causes de l’érosion de la biodiversité sont dues aux activités humaines, et donc aux activités économiques. Au rythme où vont les choses, la dégradation des écosystèmes constitue une réelle menace sur l’activité des entreprises. Se forment alors un certain nombre de coalitions, à l’initiative de grands groupes. Parmi elles : Act for Nature ou Business for Nature.

Dans le même temps, des réglementations émergent au niveau national et international.

Dernièrement, les médias ont davantage mis en avant les liens existants entre biodiversité et changement climatique. Les entreprises comprennent alors de plus en plus que les deux sujets sont liés et qu’il est contre-productif de les traiter séparément.

Enfin, le secteur de la finance s’empare du sujet, considérant que la chute de la biodiversité représente un véritable risque pour leurs investissements. Les entreprises sont alors encouragées à mener des évaluations pour mesurer leur empreinte biodiversité et à mettre en œuvre des actions concrètes pour réduire leur impact.

Vous avez tous les deux accepté d’intervenir dans notre MOOC “Relever le défi du vivant” et nous vous en remercions. Pourquoi ?

PG : Un effort de transmission des connaissances est à faire pour que les décisions adéquates soient prises. Si nous sommes des millions à nous comporter de manière cohérente avec l’environnement, nous aiderons la situation à aller mieux.

Attention toutefois, ces efforts doivent être globaux, équitables et consentis par l’ensemble de la société. Il n’est pas question de faire porter l’effort uniquement aux citoyens ou aux gouvernants.

Ce qui m’a plu dans l’initiative du MOOC réalisé par ENGAGE, c’est la dynamique et le discours percutant qui ouvrent la voie à de réels résultats. J’ai également apprécié la volonté affichée de transmettre un message scientifique. Car derrière toutes ces problématiques, se posent des questions scientifiques, autant sociologiques et politiques que biologiques et climatologiques.

VD : “Biodiversité” est un terme technique et il peut parfois être délicat de savoir ce qu’il signifie. Il est d’autant plus difficile d’établir des liens avec sa propre activité. Il y a toujours besoin d’expliquer, de sensibiliser et de former avant de commencer à mettre en place n’importe quel plan d’action.

Tous les outils à destination des salariés sont doublement bénéfiques : ils permettent d’agir dans le cadre de l’entreprise mais aussi en tant que citoyen.

L’épisode dans lequel vous intervenez dans le MOOC s’intitule “La biodiversité, c’est nous”. Quel est votre message ?

PG : Le message, c’est d’arrêter de nous positionner au-dessus du reste du vivant, avec cette vision dualiste et naïve selon laquelle il y aurait la nature d’un côté et les humains de l’autre. Cette vision, héritée de cultures occidentales classiques depuis 2 ou 3 siècles, est intenable.

Nous ne sommes rien d’autres qu’une espèce de primates ayant eu un succès évolutif foudroyant. Sur le plan de l’évolution, nous ne sommes pas déconnectés du reste du vivant. Nous sommes partie du vivant, nous dépendons du vivant et historiquement nous sommes issus du vivant.

L’un des objectifs du MOOC est de mettre en lumière les enjeux de biodiversité et leurs interrelations avec le monde de l’entreprise et de l’économie. Quelles sont les étapes fondamentales pour accélérer la transformation des entreprises sur ce sujet ?

VD : Les entreprises doivent réaliser un travail d’introspection et de diagnostic pour mettre le doigt sur leurs interactions et leurs dépendances en matière de biodiversité. Alors que nous savons que l’ensemble des secteurs économiques ont un impact, certaines entreprises ne se mobilisent pas car elles pensent à tort que leur secteur d’activité n’est pas concerné

Enfin, pouvez-vous nous dire à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

PG : Le futur désirable est un futur dans lequel les humains se réconcilient avec le reste du vivant, dans lequel ils le perçoivent et le considèrent. C’est aussi un futur dans lequel s’organise un partage équitable entre les humains. Dans mon monde désirable nous arrêtons de mettre en place des actions manichéennes telles que la suppression ou la multiplication d’espèces et nous conservons une dynamique qui a des effets positifs et durables sur les écosystèmes et sur nous.

VD : Je suis très optimiste de nature. Alors qu’il sera difficile d’inverser la courbe du changement climatique, nous pouvons y parvenir pour la biodiversité. Nous pouvons stopper l’érosion et être revenus à une situation relativement satisfaisante d’ici 2050.

Même si certaines espèces ont disparu et ne reviendront pas, peut-être que certaines se seront développées et que d’autres seront apparues.

J’imagine aussi un futur où l’environnement est beaucoup plus agréable, ou la nature est davantage intégrée à nos villes. J’imagine aussi des campagnes semblables à celles d’il y a 50 ans : des paysages avec des arbres, avec des mares et avec tout le cortège d’espèces que nous avions l’habitude de rencontrer dans ces écosystèmes.

Franck Galland est chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique et directeur du cabinet d’ingénierie-conseil (ES²), spécialisé en résilience urbaine.

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique et directeur du cabinet de conseil (ES)², spécialisé en résilience urbaine. Nous accompagnons les opérateurs de réseaux d’eau, d’assainissement, d’électricité ou de transports urbains à mieux gérer leurs situations de ruptures de continuité d’activité (dues à des évènements tels que les catastrophes naturelles, les incidents techniques ou les actes de malveillance). J’ai également été Directeur de la sûreté de SUEZ pendant 10 ans.

Récemment, j’ai publié « Guerre et eau : L’Eau, enjeu stratégique des conflits modernes », chez Robert Laffont.

Quels sont aujourd’hui les problèmes hydrologiques majeurs ?

Nous sommes confrontés à des modifications climatiques profondes qui nous font basculer dans un climat semi-aride : saisons sèches de plus en plus longues, saisons pluvieuses par intermittence, multiplication des épisodes de pluies très intenses, pouvant atteindre l’équivalent d’une année de précipitations sur 3 jours. L’été 2022 a été révélateur de ce qui nous attend dans l’avenir.

Par exemple, au mois de juillet 2022, il n’a plu que 9,7 mm en moyenne, ce qui a engendré un déficit pluviométrique de 88%. C’est ainsi la pire sécheresse en France depuis 1959. En parallèle, nous allons aussi connaître davantage d’évènements climatiques intenses, en témoignent les habitants de Corse, victimes de tempêtes ravageuses et mortelles cet été.

Les modèles climatiques annoncent d’ici 20 ans une baisse du débit des fleuves de 10 à 20% ainsi qu’une baisse du niveau des nappes de 20 à 30%.

À l’international, il existe une diagonale de la soif allant d’Afrique du Nord à l’Asie avec par exemple, l’Inde qui est confrontée à l’épuisement de ses eaux souterraines après les avoir utilisées de façon intensive pendant des années. La conséquence : 21 villes indiennes vont manquer d’eau à horizon 2030.

« Quand au siècle précédent nous avions un usage de l’eau principalement domestique, aujourd’hui, seul 1% de l’eau du robinet est bue »

 

Les images peu rassurantes se sont enchaînées tout l’été : Gorges du Verdon presque à sec, niveau de la Loire extrêmement bas, pour autant, ce n’est pas la première fois que notre civilisation connaît de telles sécheresses. Quelles sont les différences majeures avec les sécheresses précédentes ?

Les grandes différences sont essentiellement liées à l’accélération des conséquences du changement climatique et à l’usage que nous faisons de l’eau.

Dans notre domaine de l’hydraulique, le changement climatique a pour marqueur le manque d’eau. Oui, nous avions de grosses sécheresses auparavant (1976, 2003), mais nous étions sur des schémas classiques. Même chose pour les inondations aves des cinétiques de crues lentes, grâce aux sols qui respiraient. Nous n’étions pas confrontés à une telle artificialisation des surfaces, ni aux phénomènes accrus de stress hydrique dus à ce changement climatique.

S’il pleut en moyenne 960 millimètres d’eau par an, seulement 36% viennent augmenter le débit des fleuves et recharger les nappes. C’est ce qu’on appelle la « pluviométrie utile ». Moins nous aurons d’eau, moins nous bénéficierons de cette pluviométrie utile.

L’autre différence majeure, c’est l’eau de confort. Quand au siècle précédent nous avions un usage de l’eau principalement domestique, aujourd’hui, seulement 1% de l’eau du robinet est bue.

En quoi les activités humaines sont-elles tout ou partie responsables des sécheresses que nous vivons et allons vivre dans les prochaines années ?

En France, l’agriculture consomme beaucoup d’eau (44% des eaux consommées), lorsque l’usage domestique ne représente que 26% de la consommation totale.

Nous faisons également face à une surconsommation de l’eau pour des besoins très divers : nettoyage des voitures, remplissage des piscines ou encore réfrigération de centres de serveurs informatiques…

Concrètement, un centre serveur informatique moyen consomme 1250m3/an pour refroidir ses salles serveurs sur les 1700 m3/an qui lui sont livrés par le réseau d’eau municipal. C’est beaucoup trop.

Quelles sont pour vous les principales mesures à prendre pour gérer ces situations amenées à s’intensifier dans les prochaines années ?

Bien évidemment, il faut réformer nos usages, il n’est absolument pas normal d’utiliser de l’eau potable pour arroser des golfs ou des espaces verts. Pour cela, nous devons ouvrir le champ des possibles en matière d’offres alternatives. Parmi les plus efficaces, la réutilisation des eaux usées et le dessalement d’eau de mer. Aujourd’hui en France, nous réutilisons seulement 0,2% des eaux usées en circuit fermé, quand l’Israël parvient à en valoriser 87%.

Nous allons également devoir réformer nos pratiques agricoles grâce à l’irrigation intelligente ou au stockage d’eau l’hiver (pratique controversée s’il en est). Sur ce même sujet, se pose également le problème de certains élevages qui sont très consommateurs en eau. Plus généralement, il est urgent que les industries gourmandes en eau (industrie chimique, industrie papetière, data centers) mettent en place une vraie politique de réduction de consommation d’eau, tout en ayant une logique de transparence sur leur utilisation.

Il faut également investir à hauteur de 2 milliards d’euros par an sur l’efficience des réseaux urbains et ruraux. Alors que le Grenelle II prévoyait un taux de fuite à 15%, ce dernier ne descend pas en dessous de 20%. 900 000 kilomètres de réseau d’eau à entretenir en France coûte très cher mais est un passage obligé.

Il ne faut pas non plus négliger les actes citoyens : contrôler l’efficience de son électroménager, prendre une douche plutôt qu’un bain…

L’usage de méga-bassines et de forages est souvent défendu même si certains alertent sur des impacts négatifs sur la biodiversité, qu’en pensez-vous ?

Aujourd’hui, il nous faut passer au soutien d’étiage pour le refroidissement des centrales thermiques et nucléaires, comme pour d’autres usages, et notamment l’agriculture. Cela passera par des aménagements obligés destinés à stocker les pluies d’hiver*.
Il faut aussi être intelligents sur notre façon de rendre possible l’avenir des territoires. S’il faut continuer à investir massivement dans la fibre et la 5G, il faut aussi rendre prioritaire la digitalisation des réseaux d’eau et la réparation de leurs fuites.

* ajouter au débit naturel trop faible de la rivière un débit supplémentaire obtenu en déstockant l’eau de la retenue du barrage

Aujourd’hui, en plus d’un travail sur les innovations technologiques, une forme de sobriété ne doit-elle pas être promue en priorité ?

Oui bien sûr, tout un chacun doit faire preuve de sobriété. Mais si nous faisons des efforts à titre individuel, les grands consommateurs d’eau, cités précédemment, doivent être encore plus vertueux. D’autant plus qu’ils détiennent les moyens économiques et financiers pour s’offrir des solutions technologiques.

Enfin, à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Une France résiliente qui anticipe ses risques urbains et ruraux de meilleure manière et qui sait surtout y répondre.

Sophie Portier est exploratrice ENGAGE et responsable du Fonds Tourisme Durable au sein de l’ADEME. 

 

Pouvez-vous vous présenter ?  

Il y a 5 ans j’ai entamé une démarche de transition professionnelle. Cela a d’ailleurs commencé par le programme transformation d’Engage University : 10 jours pour questionner et comprendre les grands enjeux du XXIème siècle. Cela a été un vrai catalyseur de ma démarche et une rampe de lancement pour ce que je suis aujourd’hui. Je suis passée de marketeuse dans la cosmétique à responsable du Fonds Tourisme Durable à l’ADEME, l’agence de la transition écologique.
Sinon fan de sports d’eaux vives, je suis une coureuse de rivières. Vous me retrouverez pendant mes vacances la plupart du temps, une pagaie à la main… Ce contact avec les éléments me donne encore plus conscience de faire partie de ce grand tout !

 

Quels sont selon vous les 5 grands principes du tourisme durable ?

L’Organisme Mondial du Tourisme le définit comme « un tourisme qui tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil ». Les principes du tourisme durable ont été définis en 1995 par le Comité 21 et actualisés en 2004 par le Comité de développement durable du tourisme de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) : ils sont applicables à toute forme et tout créneau touristique, jusqu’au tourisme de masse, dans tous types de destinations.

Le tourisme durable doit alors :

  • Sur le volet environnement : exploiter de façon optimale les ressources de l’environnement qui constituent un élément clé de la mise en valeur touristique, en préservant les processus écologiques essentiels et en aidant à sauvegarder les ressources naturelles et la biodiversité
  • Sur le volet social : respecter l’authenticité socioculturelle des communautés d’accueil, conserver leurs atouts culturels bâtis, ainsi que leurs valeurs traditionnelles et contribuer à l’entente et à la tolérance interculturelles
  • Sur le volet économique : assurer une activité économique viable sur le long terme offrant à toutes les parties prenantes des avantages socioéconomiques équitablement répartis, notamment des emplois stables, des possibilités de bénéfices, des services sociaux pour les communautés d’accueil, et contribuant ainsi à la réduction de la pauvreté

 

Quelles seraient les actions prioritaires pour freiner l’impact du tourisme sur le vivant ?

Le premier levier d’action est de miser sur la sobriété. Pourquoi nécessairement consommer plus pendant les vacances que durant toute l’année à la maison ? D’ailleurs, le tourisme peut être vecteur de sensibilisation et de changement de comportement. Ilse De Klijn mène une recherche sur le lien entre changement de comportement et expérience de la frugalité et sobriété pendant des vacances en randonnée itinérante. Elle démontre comment un comportement pendant les vacances peut être vecteur de changement dans sa vie de tous les jours.

En parallèle, il existe un réel enjeu de gestion des flux, aussi bien géographiques que temporels. Eviter que l’afflux de touristes ne se fasse au même endroit au même moment. Il y a une très forte concentration des touristes dans le monde. 95% des touristes se concentrent sur 5% des territoires du globe. La pression est donc très forte sur certains écosystèmes. Le tourisme est souvent le moteur de sa propre perte en détruisant ce qui fait les attraits d’un territoire tant par son patrimoine naturel que culturel. On tombe dans un cliché instagrammable de la planète où le touriste consomme des lieux et publie la photo clichée sans s’aventurer hors des sentiers battus. 2/3 des 18-34 ans choisissent une destination en fonction de son potentiel instagrammable. Le « #travel », c’est 637 millions de publication sur Instagram. Effrayant, n’est-ce pas ?

N’oublions pas également de replacer le tourisme international dans son contexte global. C’est l’apanage d’une minorité. 89% de la population mondiale n’a jamais pris l’avion !

« La régulation permet également une meilleure expérience touristique mais pose une question démocratique de l’accès à la nature »

 

Cet été, pour la première fois, trois sites Corses mais aussi les calanques de Cassis, mettront en place des quotas d’accès pour préserver la biodiversité. Cette initiative doit-elle et peut-elle devenir un modèle pour d’autres sites très visités ?

Cela reste à débattre : faut-il tout réguler pour mener à bien la transition écologique et la protection de la biodiversité ? On constate que l’auto-régulation ne marche pas ou très relativement. Il est possible de prendre l’exemple de la plage de Maya Bay en Thaïlande (le fameux lieu du film « La plage ») qui a été fermée aux touristes pendant plus de 3 ans pour restaurer l’écosystème marin ravagé par les touristes. Cela a permis une régénération de l’écosystème local et le retour d’espèces disparues du site. Depuis la réouverture, l’accès est régulé (division du nombre de touristes par 3) et la baignade interdite. En plus de la régulation, se pose la question de la gratuité de l’accès…

 

Sur le site vie-publique.fr, on lit que le secteur du tourisme est en grande croissance et que d’ici 2050 cette croissance aura pour effet d’accroître la consommation d’énergie de 154% et les émissions de GES de 131%. Comment inciter les professionnels du tourisme à promouvoir une forme de sobriété ?

Le secteur est en croissance continue. De 25 millions de touristes dans les années 50, nous étions avant la crise de la Covid-19 à 1,4 milliards de touristes. La Covid a ébranlé le tourisme pendant deux ans mais on fait face à un revenge tourisme. Le monde d’après ne semble pas se matérialiser quand on voit les aéroports bondés ou les taux de réservation qui reviennent au niveau de 2019. Certains acteurs du tourisme prennent cependant conscience que pour leur propre salut, le changement et l’adaptation sont nécessaires et incitent, par exemple, leurs clients à choisir le train. Des expérimentations sont réalisées en région par les comités régionaux du tourisme pour promouvoir leur destination différemment : la Bretagne ou la Nouvelle Aquitaine « sans ma voiture », l’arrêt des campagnes de promotions des territoires auprès des touristes étrangers qui prendraient nécessairement l’avion pour venir, l’arrêt de la promotion en haute saison des territoires déjà saturés…

 

A ce propos, vous êtes à la tête du Fonds Tourisme Durable de l’ADEME. Votre mission est d’accompagner les acteurs de la restauration et de l’hébergement à mettre en place des actions réduisant l’impact de leurs activités sur l’environnement. En quoi consiste cet accompagnement ?

Le fonds tourisme durable a été lancé en avril 2021 dans le cadre de France Relance, le plan de relance du gouvernement. Nous ciblons les TPE-PME ayant une activité de restauration ou d’hébergements touristiques en zone rurale. Grâce aux partenaires du Fonds (CCI, Parcs Naturels régionaux, Comités départementaux du tourisme, fédérations professionnelles régionales etc…), nous proposons un accompagnement qui passe par un diagnostic gratuit et la proposition d’un plan d’actions. Au sein de ce plan d’actions, certains investissements peuvent recevoir une subvention du Fonds tourisme durable. A date nos partenaires ont accompagné plus de 2400 structures dans la phase de diagnostic. Plus de 1400 structures ont déposé un dossier de demande d’aide.

Certains bénéficiaires ont mis le pied à l’étrier grâce à l’accompagnement réalisé par le Fonds, d’autres témoignent même de l’accélération de leurs projets de transition écologique grâce aux subventions. Par ailleurs, le Fonds est également un écosystème d’acteurs qui se mettent au service de la transition écologique. Aujourd’hui, il évolue de l’urgence de la relance vers la transformation en profondeur des acteurs et est prolongé dans le cadre du plan Destination France, plan de transformation et reconquête du tourisme présenté en novembre 2021 par Jean Castex.

 

A terme, le Fonds Tourisme Durable a-t-il pour projet d’accompagner d’autres types de structures ?

Au 1er juillet, nous avons eu l’opportunité d’élargir le périmètre géographique pour plus de cohérence territoriale. 97,5% des communes sont éligibles.

Il existe un autre volet du fonds qui a pour but d’aider au développement des formes émergentes du tourisme : projet slow tourisme, agritourisme ou écotourisme. L’objectif est d’accompagner les acteurs dans les territoires pour proposer une nouvelle offre qui réponde aux attentes des consommateurs et à la nécessité de relocaliser le tourisme.

 

Bien évidemment, lorsque l’on parle de tourisme, vient également la problématique du transport, comment rendre plus désirable les voyages plus simples, plus locaux peut-être et moins énergivores ? Nous avons par exemple trouvé la campagne de publicité pour promouvoir le tourisme local en Allemagne particulièrement inspirante.

L’empreinte carbone du secteur est importante. En France, cela représente 11% des émissions de Gaz à Effet de Serre en comptabilisant le tourisme des Français en France et des étrangers qui viennent en France. Le transport représente effectivement 77% de cette empreinte dont 41% pour l’avion.

La covid a clairement posé l’enjeu du transport et d’un tourisme mondialisé. La dépendance aux touristes étrangers est apparue à l’ensemble des acteurs du tourisme. Les plus résilients étaient ceux qui avaient déjà une forte clientèle de proximité.

La question de la désirabilité et d’un nouveau récit est clé comme vecteur du changement. L’infographie « Des vacances au kilomètre », fruit du partenariat entre QQF (qu’est-ce qu’on fait), Réseau Action Climat et ADEME, sensibilise sur l’impact du tourisme sur le changement climatique et participe à déconstruire l’imaginaire de vacances réussies en partant dans des destinations lointaines. L’objectif est de montrer que notre beau pays regorge de lieux tout aussi beaux que des destinations très prisées à l’étranger.
Autre exemple sur la question de l’écriture d’un nouveau récit, l’espace de la Fondation EDF propose une exposition jusqu’au 29 janvier 2023 : « Faut-il voyager pour être heureux ? ». Des artistes nous invitent à réfléchir à notre conception du voyage et au lien que nous cultivons avec ce moment d’évasion !

 

Et enfin, Sophie, vos futurs désirables, à quoi ressemblent-ils ?

J’avoue qu’en ce moment je suis traversée par une grande vague d’éco anxiété. Par mes pratiques sportives en pleine nature pendant les vacances, je fais encore plus face aux impacts de l’activité humaine sur le vivant et l’environnement. La sécheresse de cet été est dramatique pour certaines rivières où je navigue. Donc là tout de suite mon futur désirable, c’est un monde où l’eau est préservée comme une ressource vitale pour l’ensemble du vivant et pas comme une ressource infinie…

Bernard Leca est professeur à l’ESSEC Business School, et le directeur académique de la Chaire Talents de la Transition Ecologique. 

 

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis professeur à l’ESSEC, initialement de contrôle de gestion et directeur académique de la Chaire Talents de la Transition Ecologique depuis bientôt sept ans. J’ai suivi une formation de juriste en droit de l’environnement. A la fin de mes études, j’ai cherché du travail en tant qu’avocat en droit de l’environnement mais ce qui m’a été proposé ne me convenait pas. A l’époque, on traitait essentiellement de la pollution. Je me suis alors tourné vers la magistrature. Je suis devenu juge, j’ai écrit une thèse en parallèle puis je me suis intéressé de près à la responsabilité sociale des entreprises. Insatisfait de ce qui se fait en la matière, j’ai pris le virage de la transition, pour m’intéresser aux questions environnementales.

 

Pensez-vous que les acteurs de l’économie ont pris conscience de l’ampleur des bouleversements qu’implique la crise écologique?

Bien évidemment que non.

 

Quelles seraient justement, selon vous, les mesures ou les postures à la hauteur des enjeux ?

Que ce soit du côté du gouvernement ou des entreprises, la question à se poser est simple. A quoi ressemble une économie ou, dans le cas d’une entreprise, un business model dans un monde où le réchauffement climatique doit se limiter à 2 degrés ? Croyez moi, elle serait bien différente. Seule 3 entreprises du CAC40 rentreraient aujourd’hui dans un ‘crash test’ 2 degrés.

N’oublions pas non plus l’enjeu de la biodiversité. Je pense cependant que le sujet prioritaire reste celui du climat parce que, finalement, tout le reste disparait si la situation continue de s’aggraver.

‘A un moment donné, nous aurons à choisir entre l’OMC et le climat, et il faudra choisir le climat !’

 

Si vous deviez identifier des actions prioritaires, quelles seraient-elles ? 

Elément, je le sais controversé, il faut créer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, à savoir la possibilité d’interdire certaines exportations pour des raisons climatiques. Il n’y a que l’Etat qui peut le faire. Aujourd’hui il y a un marché du carbone au niveau de l’Union Européenne qui attribue des quotas d’émissions de CO2 aux entreprises. Il faut taxer tous les produits en fonction d’une estimation carbone. Cela permettrait de rééquilibrer la concurrence avec les industriels européens. Bien évidemment cela s’oppose à la notion libre-échange défendue par l’OMC. A un moment donné nous aurons à choisir entre l’OMC et le climat, il faudra choisir le climat.

Mais bien d’autres mesures, à mes yeux, de bon sens, doivent être prises rapidement. Dans un premier temps il faut être beaucoup plus dur sur l’interdiction de l’avion. Selon moi il faudrait interdire les trajets aériens, dès lors que des solutions existent à moins de 4 heures de route, et les vols touristiques longs courriers. J’ai du mal à considérer des vacances en Thaïlande comme un besoin vital…C’est une activité que l’on doit maintenir pour des raisons professionnelles, à la limite.

Il faut limiter la vitesse sur les routes. Ainsi que la consommation de viande. Mais tout cela passe par des politiques publiques. Il faut aussi une politique très volontaire, surtout en France, sur l’isolation des bâtiments. Et mener une action publique sous forme de réglementation et de contraintes, par exemple, sur le poids des véhicules. On va observer une électrification des véhicules mais a-t-on réellement besoin d’électrifier des tanks ? Les batteries sont assez lourdes comme ça, et l’énergie trop précieuse. Pour moi c’est l’Etat qui doit intervenir en interdisant un certain nombre de choses et ne pas compter sur les particuliers. C’est toute la problématique que pose l’urgence. Arrêtons de déléguer. Les Etats n’ont pas le courage de prendre des décisions contraignantes aujourd’hui nécessaire. Il faut une vraie volonté politique relayée par les entreprises. Ce n’est pas encore le cas en France.

 

Sommes-nous en retard ?

Cela dépend, par rapport à qui et à quoi. Prenons l’exemple de l’Allemagne. Ils ont fait beaucoup d’erreurs et notamment en terme de consommation de charbon mais sur l’énergie solaire, ils sont en avance sur nous. Le solaire représente leur première source d’énergie en été. On peut toujours se comparer au global avec les Etats-Unis ou la Chine mais sur d’autres dimensions, on peut aussi trouver des exemples européens très inspirants qui peuvent nous conduire à évoluer.

‘La sobriété va à l’encontre de tout ce que l’on a développé depuis des siècles à savoir une logique d’accumulation et de surconsommation.’

 

Nous parlons plus et même enfin, pourrions-nous même dire, de sobriété. Le Giec en fait mention dans son dernier rapport. Que signifie-t-il pour vous ? 

Je ne suis pas certain que la notion de « sufficiency » qu’évoque le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) couvre la notion de sobriété.  Pour moi la sobriété c’est le fait de se poser la question de ce dont on a réellement besoin pour vivre plutôt que de se divertir. C’est un retour sur soi, une manière d’être dans le moment et de pouvoir être heureux en dehors des besoins matériels. La sobriété va à l’encontre de tout ce que l’on a développé depuis des siècles à savoir une logique d’accumulation et de surconsommation. La sobriété ce n’est pas de simplement se contenter de ce que l’on a, c’est apprendre à se débarrasser. C’est aussi apprendre à se détacher de notre dépendance numérique. J’aime par exemple le fait que cette interview m’ait été proposée par téléphone. On n’a pas besoin de se voir pour s’entendre, pour reprendre le slogan de l’ADEME. La sobriété doit être le premier des mouvements. L’innovation, la compensation ou l’efficacité sont importantes mais la sobriété est la clé.

 

Et vos futurs désirables, quels sont-ils ?

Je vais peut-être manquer d’originalité en citant le rapport de Brundtland*, mais je ne vois pas ce que je pourrais demander de plus. A savoir, arriver à assurer un modèle économique permettant aux générations futures de vivre et de s’épanouir. Ça me suffirait très largement mais c’est ambitieux…

 

Pour en savoir plus :

*Le Rapport Brundtland de Gro Harlem Brundtland

*Les limites de la croissance de Donella et Denis Meadows

 

Interview réalisée par Justine Villain

Maylis Portmann est facilitatrice en intelligence collective. Elle dirige les programmes au sein d’ENGAGE. 

 

Bonjour Maylis, peux-tu te présenter ?

Depuis une dizaine d’années j’accompagne des entrepreneurs à impact et je suis facilitatrice en intelligence collective. Je suis aujourd’hui directrice des programmes au sein d’ENGAGE, c’est-à-dire que je conçois et je mets en œuvre nos différents parcours d’accompagnement selon l’audience (organisation, citoyen, école, entreprise…). Je suis garante du contenu pédagogique pour permettre à tous les participants de monter en compétences sur les défis du 21eme siècle et de passer à l’action, à leur échelle.

 

Quels sont les principaux enjeux des conversations citoyennes à une époque comme la nôtre ?

Je ne vais volontairement pas parler de fond car dans le contexte actuel, il y a aussi et surtout des enjeux de forme. Nous sommes de plus en plus connectés et donc forcément de moins en moins disponibles pour des temps de rencontres dans la vie réelle. La COVID n’a fait qu’accélérer cette tendance. Une fracture s’est créée. Certaines personnes n’ont eu aucune interaction sociale pendant près de deux ans en dehors de leur réseau existant. L’autre problématique que pose les réseaux sociaux, c’est la réduction de nos sources d’information. Nous sommes connectés à des personnes que l’on connait qui connaissent des personnes que l’on connait et de fait, finalement assez peu confrontés à d’autres expériences et à d’autres points de vue…

‘La transition de la société ne se fera que si l’on garde et nourrit une curiosité vis-à-vis de l’autre, que si l’on continue à penser en démocratie avec les autres.’

 

En quoi les dialogues citoyens participent-ils à la transition de la société ?

La transition de la société ne se fera que si l’on garde et nourrit une curiosité vis-à-vis de l’autre, que si l’on continue à penser en démocratie avec les autres. C’est en agissant collectivement que l’on pourra réellement faire évoluer la société. La compréhension et la connaissance de l’autre, et en particulier celui dont on est éloigné de par nos activités et notre réseau, en sont les clés. J’ai lu une phrase qui m’a particulièrement marquée l’autre jour : « Liberté, Egalité, Fraternité : pas de liberté sans respect des limites planétaires, pas d’égalité sans communs désirables et partagés et pas de fraternité sans prise en compte du vivant. » Ce sont trois notions très fortes sur lesquelles je m’engage à titre personnel et au sein d’ENGAGE.

 

Justement comment tout cela se met-il en place à ENGAGE ? 

Parmi les missions d’ENGAGE, il y a une volonté forte de réconcilier notre dimension citoyenne et professionnelle, que l’on soit salarié, indépendant, entrepreneur, dirigeant. C’est aussi pendant les heures travaillées que l’on peut et que l’on se doit d’agir ! Nous travaillons sur les défis environnementaux et sociaux avec des citoyens donc, pour contribuer à la transition de la société, mais aussi avec des organisations, des entreprises, des pôles d’enseignement ou des collectivités. Et dans ces organisations, c’est aussi avec des citoyens que nous travaillons…

 

Comment se déroulent les défis citoyens ?

Ils sont choisis par la communauté. Ils permettent à tous de s’impliquer concrètement dans un enjeu social ou environnemental que nous estimons collectivement fondamental. Le défi citoyen en cours, « Replacer l’économie au service du vivant » met la biodiversité à l’honneur, pour en comprendre ses enjeux et ses interrelations avec l’économie et l’entreprise. Et la replacer au cœur de nos actions.

Notre démarche est participative et citoyenne. Un défi citoyen commence toujours par une consultation massive de citoyens en amont, se poursuit par de l’expérimentation en intelligence collective pour permettre l’émergence de projets concrets et leur mise en action. Les citoyens sont sollicités pendant les différentes phases du processus. Ils peuvent aussi venir travailler avec nous en tant qu’Explorateurs, proposer leurs compétences et apporter leurs connaissances pour s’engager plus fortement encore.

‘Place du dialogue permet à des gens qui se croisent sans se voir, de se parler. Le mouvement contribue à diffuser dans notre société une culture du dialogue respectueuse de chacun.’

 

A titre personnel, tu participes au projet Place du dialogue. En quoi consiste-t-il ?

L’ambition est de proposer un espace de dialogue facilité, dans l’espace public, pour permettre à des citoyens de venir échanger pendant 30 minutes sur une thématique prédéfinie et qui les concerne tous. Nous souhaitons permettre à des gens qui se croisent sans se voir, de se parler. Et ainsi contribuer à diffuser dans notre société une culture du dialogue respectueuse de chacun. Le mouvement a pris forme pendant l’entre-deux-tours des présidentielles. Quelques facilitateurs professionnels, dont je fais partie, ont décidé de donner de leur temps pour animer des conversations dépassionnées, puisque l’objectif ici n’est pas de débattre ni de tomber d’accord, mais de mieux se comprendre, d’être écouté et d’écouter pour apprendre de l’autre. Pour notre première, nous nous sommes installés sur La Place de la République à Paris :  l’endroit rêvé car c’est un lieu de brassage de classe sociale, d’âges différents, qui se croisent sans rarement se parler. Nous avons matériellement créé un espace entre des arbres où des tabourets en carton invitent des gens à venir s’assoir autour d’un sujet. Lors de la première date le thème choisi était : comment je vis cette période particulière des élections présidentielles ? L’initiative s’est rapidement étendue dans sept villes de France, portées par bénévoles qui lancent des nouvelles places du dialogue dans leur ville. Elles ont lieu les 3eme jeudi du mois, de 19h à 21h.

 

Qu’en retires-tu ? Une rencontre qui t’a particulièrement marquée… ?

C’est assez puissant de simplement s’assoir avec une personne inconnue. Le format est intéressant puisqu’il s’agit de s’autoriser 30 minutes de pleine présence, sans téléphone ni distractions. Comme nous ne connaissons pas les uns les autres, il n’y a ni enjeux, ni jeu de rôles. C’est à la fois simple et touchant. On fait toujours de belles rencontres.

Plusieurs d’entre elles m’ont marquée comme cette rencontre avec un Français originaire d’Afrique de l’Ouest qui a partagé, avec un très grand respect, son ressenti face à la montée de l’extrême droite et la façon dont il s’est senti mis à la porte de son propre pays. Ou encore cette personne qui revient voir le facilitateur en fin de séance avec un café que la soupe populaire venait de lui servir, pour le remercier. C’est à ce moment-là que nous avons compris qu’il avait participé à un cercle d’échange alors qu’il attendait de pouvoir prendre son repas. Si l’on parvient pendant ces temps à réunir et faire échanger une personne qui attend la soupe populaire, une mère de famille, un professionnel et une ado, alors nous aurons réussi.

 

Il semblerait que ces démarches fleurissent dans les villes. Quels sont tes conseils en tant que facilitatrice pour mener à bien ces actions ?

Il y a déjà l’importance du cadre et des règles du jeu, elles sont simples et essentielles.  Ce sont des règles issues des cercles de dialogue, un outil très utilisé en facilitation. Il faut y aller en confiance et oser la rencontre.

 

Et tes futurs désirables, quels sont-ils ?

De pouvoir replacer le lien à l’autre et au vivant au cœur de nos vies et de nos sociétés pour que demain nous puissions réapprendre à nous nourrir de ces relations, et ainsi à limiter notre consommation pulsionnelle et compensatoire.

 

Interview réalisée par Justine Villain

Bien plus qu’une ferme urbaine ouverte au public, Zone Sensible se définit comme un lieu de production d’art et de nourriture. Il se passe toujours quelque chose  d’engagé, voire de politique sur ce territoire nourricier. Rencontre avec son fondateur, le plasticien apiculteur Olivier Darné.  

 

Olivier, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis plasticien de mon état depuis 35 ans et apiculteur depuis 25 ans. Je cumule les mandats. Les abeilles ont agi comme un révélateur y compris dans mes pratiques artistiques. Le point de vue des abeilles questionne les différentes façons que j’ai d’intervenir dans l’espace urbain.

 

Vous avez fondé le Parti Poétique qui développe des projets artistiques autour des thèmes NATURE + CULTURE + NOURRITURE. Quelle en est la genèse  ?

Le Parti Poétique est né en 2003 d’une volonté de partager toutes mes découvertes en tant que plasticien avec mes abeilles, à un cercle plus étendu. C’est un collectif artistique sous le format associatif qui s’apprête à fêter ses 20 ans. Nous axons nos travaux sur l’art et l’environnement. En 2011, j’ai décidé de prendre exemple sur les abeilles : elles sont mobiles car elles partent d’un point. J’ai alors fait le pari d’un lieu, nous nous sommes installés dans une maison d’un quartier ouvrier de Saint-Denis. Zone Sensible fut notre premier quartier général, une zone de sensibilité et de sens.

‘A cette volonté de nourrir les ventres s’ajoute la volonté de nourrir les esprits par des questionnements, à travers des évènements qui regroupent des chercheurs, des cuisiniers et des artistes.’

 

Que représente Zone Sensible aujourd’hui ?

Dans le cadre de la création d’une académie de cuisine à Saint-Denis en 2016, on a découvert qu’une ferme maraîchère d’un hectare, propriété de la ville depuis 1983 cherchait un repreneur. Il s’agit de la dernière ferme du 19eme siècle encore en activité aux portes de Paris. Je voulais participer à la sauvegarde de ce patrimoine et le réinventer. A l’époque, la ferme produisait 1,5 millions de salades chaque année, loin de notre modèle agricole souhaité. Nous avons opté pour des cultures plurielles en créant un jardin en permaculture : sans intrants, ni pesticides, ni herbicides. Le lieu est aujourd’hui une terre nourricière, c’était l’engagement pris auprès de la municipalité.

A cette volonté de nourrir les ventres, nous avons la volonté de nourrir les esprits par des questionnements, à travers des évènements qui regroupent des chercheurs, des cuisiniers et des artistes. Petit à petit Zone Sensible est donc devenu un centre de production d’art et de nourriture, accessible et gratuit.

‘La ferme est devenue l’espace politique des temps futurs.’

 

Peut-on parler d’un lieu de résistance ? Quelle est son empreinte sur le tissu économique local ?

 Zone Sensible ne doit pas être catalogué comme un simple tiers-lieu, je dirais qu’il est un démonstrateur de passage à l’acte. Un lieu qui sert de démonstration sur les nouvelles façons de penser les espaces, la nourriture, la participation citoyenne et d’autres enjeux liés aux préoccupations environnementales et climatiques. Nous sommes aussi en train d’amorcer un virage pour faire de Zone Sensible un démonstrateur zéro carbone en supprimant le pétrole de tous nos usages.

De plus, on connait les difficultés d’un territoire comme Saint-Denis. Lorsque la pandémie a éclaté, beaucoup d’habitants se sont retrouvés en grande difficulté. Un projet agricole comme le nôtre sur un territoire comme celui-là, est forcément politique. La ferme est devenue l’espace politique des temps futurs. On a construit le programme « solidarité pandémique » afin de créer une boucle de solidarité alimentaire. Avec une quinzaine d’associations et de relais du territoire en capacité de distribuer la production agricole, nous avons offert 90% de notre production aux habitants les plus fragiles. Et nous continuons aujourd’hui nos actions.

 

Parlez-nous de vos prochaines actions.

On vient de lancer notre championnat du monde des cuisines du monde avec le département du 93. Il a pour ambition de valoriser les savoir-faire culinaires des habitants du quartier. Et pour ne pas enfermer Zone Sensible dans une logique d’agriculture exclusivement urbaine, nous avons créé son pendant dans le sud de la France, en Camargue : Regain ! On aura donc une programmation croisée entre la ferme urbaine à Saint Denis et cette ferme située dans la plaine de Crau à proximité d’Arles. Toutes deux développeront leur programmation autour de la culture, de l’art et de la nourriture.

 

La biodiversité est un thème central à ENGAGE. Quelles actions menez-vous en faveur du vivant chez Zone Sensible ?

La biodiversité est dans une souffrance extrême. Zone Sensible agit comme une poche sur un hectare. Nos méthodes naturelles accompagnent la biodiversité qui est encore en capacité de renouveau. On observe des hérissons et des insectes que je ne pensais pas retrouver au bout de seulement quatre ans de reconversion d’un sol qui n’était pas du tout biologique.

 

Et vos futurs désirables, quels sont t-ils ?

Je souhaite que toutes ces actions perdurent et que les initiatives se multiplient. On a beaucoup d’espoir mais il faut multiplier les expériences comme les nôtres.

 

Interview réalisée par Justine Villain

Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (l’ENSAD), l’artiste Yann Bagot dessine en immersion complète dans la nature.  Il participe à l’exposition « Près des yeux, près du coeur  » à la Caring Gallery, à Paris, du 9 au 20 mai 2022.

 

Yann, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs (l’ENSAD) à Paris en section Image-Imprimée, gravure et livre d’artiste. Le travail à l’encre de Chine sur papier constitue aujourd’hui la colonne vertébrale de mes recherches, je dessine principalement en plein air, dans la nature.

 

Parlez-nous de votre pratique artistique. Votre démarche se rapproche-t-elle du land art ?

Ce qui m’anime, c’est de dessiner en plein air, par tous les temps et sur tous types de terrains, lors de résidences dans la nature, dans des lieux marqués par l’histoire humaine, comme un sémaphore, un abri de la Première Guerre mondiale… J’aime explorer les liens entre l’Histoire et la nature, observer la façon dont la mémoire et le présent se croisent. Mon travail peut se rapprocher du land art, mais je ne laisse pas de trace après mon passage lorsque je dessine dans la nature. Le land art reste visible en l’absence de l’artiste, parfois de façon éphémère.

 

Quels sont les endroits dans lesquels vous rêveriez de vous immerger ?

Il y a beaucoup d’endroits magnifiques où j’aimerais aller, je pense en premier lieu au désert, à l’Islande, aux pays nordiques. Mais simplement en France il y a déjà une grande diversité de paysages extraordinaires et de terrains à vivre, que je ne connais pas.

 

Des territoires qui vous inspirent plus que d’autres ?

C’est un peu comme lorsque l’on prend le train, il y a des paysages qui nous réveillent et d’autres qui nous endorment. J’ai passé mon enfance près de la mer car ma famille est bretonne. Le littoral me relie aux choses qui me précèdent et me constituent. J’ai l’impression que ceux qui me précédaient il y a cinquante ou cent ans voyaient exactement la même chose que moi, cela me touche. Je recherche des paysages bruts, je suis marqué par les terrains où l’on sent que l’homme n’a pas trop agi, je préfère voir un arbre qui a vécu plutôt qu’un bosquet taillé à la serpe.

‘L’Homme a agi de façon inconsidérée jusqu’à croire que l’exploitation des ressources naturelles pouvait être infinie, il faut se remettre dans un nouveau niveau d’écoute.’

 

Quelle est selon vous la place de l’artiste dans la nature ?

Je ne pense pas avoir une fonction très déterminée. Cela étant dit, je suis aussi persuadé que l’on ne peut préserver que ce que l’on respecte profondément. J’agis de la sorte, je m’imprègne et je cherche à garder la trace de la beauté de ce qui m’entoure. L’Homme a agi de façon inconsidérée jusqu’à croire que l’exploitation des ressources naturelles pouvait être infinie, il faut se remettre dans un nouveau niveau d’écoute. Je cherche à me fondre dans la nature, à faire réapparaitre la part animale et instinctive en moi. Le dessin prend une forme de méditation active qui me permet de m’ancrer au présent, aux lieux.

 

Quels sont les enseignements que vous avez pu tirer de la nature ?

Se rendre perméable, utiliser les forces en présence, apprendre à s’immobiliser et utiliser ce qui se trouve juste autour de nous.  Je relis l’admirable texte « Penser comme un arbre » de Jacques Tassin, j’aime son idée que l’arbre nous guide pour faire corps avec ce qui n’est pas nous même.

‘L’engagement peut aussi être poétique. Les textes de François Cheng n’ont pas de vocation purement écologique mais le poète éveille en nous un tel amour pour la nature qu’en le lisant, on peut agir autrement. ‘

 

Considérez-vous votre art comme engagé ?

Je dirais que oui mais je suis trop admiratif des vrais militants qui déplacent des montagnes comme la militante écologiste Claire Nouvian pour me présenter tel quel. A ma petite mesure j’essaie de me relier à ces pensées, de mettre mes images au service de ces idées, de ces combats. L’engagement peut aussi être poétique. Les textes de François Cheng par exemple, n’ont pas de vocation purement écologique mais le poète éveille en nous un tel amour pour la nature qu’en le lisant, on peut agir autrement.

 

Qu’allez-vous présenter à la Caring Gallery ?

Pour l’exposition « Près des yeux, près du cœur » à la Caring Gallery, je présente du 9 au 20 mai deux dessins en grand format extraits de la série Promontoiresréalisés lors d’une résidence au Sémaphore de la Pointe du Grouin, en 2019. Réalisées au retour d’expériences de dessin en plein air, parmi les roches et les végétaux, ces compositions cherchent à restituer l’immersion et l’ampleur minérale.

 

Et vos futurs désirables, quels sont-ils ?

Malgré mon quotidien joyeux, j’ai un peu de mal à être très optimiste pour la suite… Je souhaiterais que l’on arrête de consommer des choses inutiles et qui nous emprisonnent. Il faut que l’on parvienne à sortir du déni qui nous enferme dans notre comportement.

Interview réalisée par Justine Villain

 

Pour aller plus loin :

Quentin Thomas travaille sur les sujets d’économie, d’entreprise et de biodiversité chez ENGAGE. Il coordonne depuis deux ans le défi citoyen ‘replacer l’économie au service du vivant’

 

Peuxtu te présenter

J’ai rejoint ENGAGE il y a deux ans en tant que chargé de projet sur le défi biodiversité après une formation en entrepreneuriat. Ce défi venait d’être lancé. Il s’adressait à la société civile pour mobiliser ses différents acteurs sur les relations entre biodiversité et économie. Désormais, je suis en charge des questions de biodiversité dans toutes nos activités et du développement des défis citoyens que nous portons.

‘La biodiversité est mise ponctuellement en avant lors des grands sommets,
mais nous sommes loin du compte.’

 

Pourquoi ENGAGE atelle choisi cette thématique de la biodiversité ?

Nous interrogeons notre communauté sur les thématiques qu’elle juge prioritaires. La biodiversité est encore insuffisamment traitée par les médias et les entreprises, il nous est apparu important de nous en emparer. Elle est mise en avant ponctuellement au moment des grands sommets comme les COP – la COP15, en Chine reportée 2 fois – et le congrès mondial de la nature de l’UICN qui s’est tenu à Marseille en 2022. Mais nous sommes loin du compte.

 

Comment traitezvous concrètement cet enjeu

Avec notre ONG au travers du défi Biodiversité. Nous avons initié un parcours citoyen fait de conférences, d’ateliers d’intelligence collective qui a fait émerger deux projets principaux. Nous avons créé un parcours expérimental d’accompagnement pour transformer quatre PME en pionnière de la biodiversité. Celles-ci n’ont pas les moyens de se former ou d’avoir en leur sein un écologue ou des consultants dédiés. Elles constituaient donc, à nos yeux, une audience prioritaire.

Nous avons ensuite décidé de créer un MOOC – Massive Online Open Classes – gratuit donc et ouvert à tous, pour permettre aux citoyens et aux salariés de bien comprendre et de s’approprier les enjeux de biodiversité, leur interaction avec le monde économique, puis de se mettre en action, dans leur sphère privée ou professionnelle. Il sortira en septembre.

Nous avons également lancé plus récemment deux programmes. Le premier s’adresse à tous les salariés pour les ouvrir à cet enjeu, les sensibiliser et leur donner les premières clefs de compréhension. Le deuxième, plus dense, vise en priorité les acteurs de l’entreprise qui veulent acquérir une compréhension plus en profondeur et réfléchir concrètement aux transformations qu’ils souhaitent initier ou mener au sein de leur entreprise.

 

‘Le MOOC a notamment pour vocation de contextualiser les enjeux de l’anthropocène, d’expliquer les causes de son érosion mais surtout de donner des clefs pour agir.’

 

Un petit focus sur le Mooc Biodiversité, quels en sont les grands axes ?  

Il se compose de quatre parties. La première a pour vocation de vulgariser les concepts liés à la biodiversité, de contextualiser ces enjeux dans l’anthropocène, d’expliquer les causes de son érosion.  La seconde est dédiée aux citoyens pour leur permettre de repenser leur rapport au vivant et de passer à l’action, collectivement ou individuellement, à leur échelle pour préserver le vivant. La troisième porte sur les liens entre l’économie, l’entreprise et la biodiversité autour de la question « comment replacer l’économie au service du vivant ? ».
La dernière enfin, est dédiée aux leviers que les salariés peuvent activer dans leur entreprise en fonction de leur métier et de leur position, pour amener ces enjeux de biodiversité au cœur des préoccupations de l’entreprise.

 

Et les mardis de la biodiversité by ENGAGE, comment ces événements sarticulenttils ? 

C’est tout un cycle que nous ouvrons. Le 31 mai prochain nous lancerons les mardis de la biodiversité. Ils prendront la forme d’ateliers de 3 heures, à ENGAGE city. Ouverts au grand public, ils permettront d’initier les participants aux enjeux de la biodiversité dans l’économie et l’entreprise. Une conférence sera aussi donnée fin juin, l’occasion de découvrir plus en détail le MOOC, ses intervenants et de mettre le vivant à l’honneur ! Nous tiendrons aussi des conférences dans une galerie d’art, partenaire, qui justement fait le lien entre ces sujets environnementaux et sociaux et la création artistique. Nous tenons à cette dimension sensible chez ENGAGE et plus particulièrement peut-être sur cette thématique du vivant.

 

Et enfin, question rituelle, cher Quentin, tes futurs désirables ?

Mon futur désirable est un futur émancipé de l’instantanéité, dans lequel nous sommes maître de notre attention et avons le temps de l’accorder à ce qui nous importe. Cela me semble indispensable pour relever nos défis environnementaux et sociaux, qui relèvent d’enjeux complexes et de long-terme.

Pour en savoir plus sur le défi biodiversité : https://www.engage-defi-biodiversite.com/

Interview réalisée par Justine Villain

Valérie Brisac est directrice exécutive du Grand Défi des entreprises pour la planète. Après des expériences dans le marketing et le conseil, elle a choisi de se consacrer pleinement à la transition écologique. 

 

Bonjour Valérie, peux-tu te présenter ?

Je suis Valérie Brisac, directrice exécutive du Grand Défi. J’ai accédé à ce poste en décembre 2021 après avoir été bénévole pour le projet dès son lancement. Il y a deux ans, j’ai décidé de réorienter ma carrière pour me dédier à 100 % aux questions de transition et accompagner les entreprises à faire évoluer leur stratégie.

Dans ce cadre, je me suis inspirée, formée et renseignée sur tous les acteurs dans cette mouvance. J’ai découvert ENGAGE grâce aux différentes conférences et lives dont j’aimais l’approche originale et intellectuellement exigeante. Puis naturellement, j’ai vu l’appel lancé a de potentiels bénévoles pour le Grand Défi. Cela correspondait à 100 % à ce que je voulais faire, à mon « why ». Je suis intimement persuadée que l’entreprise peut être au service d’un projet sociétal qui dépasse purement le cadre des affaires classiques. Le projet du Grand Défi correspond à la vision que j’ai de l’entreprise et de ce qu’elle doit être demain.

 

Qu’est-ce que le Grand Défi ?

C’est une initiative innovante et originale qui a pour objectif de donner la parole aux entreprises pour qu’elles s’expriment elles-mêmes sur leur destin écologique. Le but étant qu’elles puissent identifier leurs besoins et tous les éléments endogènes et exogènes pour accélérer leur transition écologique. Par définition l’entreprise est le fruit d’une initiative privée, elle échappe donc souvent au débat démocratique organisé. Le Grand Défi leur donne la parole et se veut représentatif : nous veillons à avoir des entreprises de toutes tailles, de tous secteurs et dans toutes régions et à ne pas avoir de prismes quels qu’ils soient.

L’initiative vise aussi à catalyser les énergies qui existent déjà sur ces sujets. Nous souhaitons aussi mettre autour de la table les forces vives qui ont déjà une idée sur la question, je pense notamment à l’ADEME, WWF, C3D ou au mouvement Impact France, par exemple. Ils ont une vision et des actions et recommandations fortes sur ce sujet. Nous souhaitons donner de la puissance à leurs voix.

 

‘Le Grand Défi mobilise les entreprises et leur écosystème afin de créer un nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative.’

 

Quelle est sa mission ?

Le Grand Défi mobilise les entreprises et leur écosystème afin de créer un nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative. L’idée est de faire émerger un nouvel équilibre dans lequel l’entreprise garde une ambition économique tout en conciliant les impératifs environnementaux et sociaux.

 

Le processus s’appuie sur une démarche d’intelligence collective et écosystémique. En quoi cela consiste-t-il ?

L’intelligence collective est utilisée à plusieurs niveaux. Au cours de la Grande Consultation, qui est la première étape du Grand Défi, nous interrogeons tous nos partenaires sur les freins, besoins et propositions pour accélérer la transition. Le résultat de cette consultation qui rassemble des milliers de participation fera ressortir une première analyse approfondie, un état de l’art sur le sujet.

L’intelligence collective est également au cœur de la Grande Délibération, la seconde phase opérationnelle du processus. 150 représentants d’entreprises tirées au sort vont travailler en intelligence collective pour construire et faire émerger un socle de propositions, une trajectoire de transformation pour l’économie et l’entreprise.

Le Grand Défi est donc un processus démocratique appliqué à la sphère économique et à l’entreprise.

La dernière phase est, elle aussi, participative, puisque nous réunirons l’ensemble des partenaires et marraines pour choisir ensemble les mesures, les propositions que nous porterons aux décideurs économiques et politiques, un plaidoyer concret d’intérêt général, en quelque sorte. L’idée, comme vous l’aurez compris n’est pas de publier un livre blanc, mais de faire bouger massivement les lignes avec notre écosystème de partenaires.

 

‘Le collectif est plus fort qu’une somme d’intérêts, telle est notre conviction ! Nous croyons aussi à la vertu du débat.’

 

Pourquoi avoir choisi cette approche ?

On sort d’une époque très « top down » et l’on voit que ce modèle est en fin de course. On sent aussi qu’il y a une aspiration à ce que chacun contribue à un tout. La quête de sens est omniprésente. D’un point de vue politique, on sent un désengagement généralisé liée à une vraie perte de confiance dans les institutions. Donc le choix de l‘intelligence collective est, je trouve, une profonde marque de respect envers chacun. Chacun a sa vision, son expertise et sa voix compte. Le collectif est plus fort qu’une somme d’intérêts, telle est notre conviction ! Nous croyons aussi à la vertu du débat. Les acteurs que nous avons rassemblés sont tous différents, mais il y a une conviction, une ambition supérieure qui nous rapproche.

Il est, à nos yeux, fondamental de travailler ensemble pour faire levier face à l’urgence écologique.

Sans tomber dans la naïveté, je suis intimement convaincue que nous sommes dans une dynamique positive qui peut même apporter de la joie, celle de construire ensemble.

 

Pour toi le Grand Défi sera réussi si… ?

S’il arrive à créer une dynamique positive qui continue de vivre à la fin du processus. S’il arrive à créer des creusets de réflexion et d’actions au niveau des territoires, que chaque entreprise reprenne le flambeau, qu’elle ait les clés pour se transformer et se transformer. Le Grand Défi sera réussi s’il y a un avant et un après. J’aimerais constater des changements substantiels qui émergent à la suite de l’initiative. Et que cela accélère la transition.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Je suis très attachée à l’harmonie à la fois dans les communautés, la famille, le beau, la musique et les arts. C’est ce qui m’émeut au quotidien.

Dans mes futurs désirables, nous vivons dans une société post-consommation plus harmonieuse. Nous comprenons collectivement à dépasser l’ère de la consommation et de la possession. Nous vivons dans une société plus mature, moins adolescente et soumise à des diktats.  Et nous ralentissons pour revenir à une vie plus équilibrée.

Pour en savoir plus sur le Grand Défi : https://www.legranddefi.org/

Interview réalisée par Justine Villain

De formation naturaliste, Marc-André Selosse est professeur au Muséum national d’Histoire naturelle et enseigne dans plusieurs universités à l’étranger. L’auteur de l’« Origine du Monde » (ed. Actes Sud) est spécialiste des interactions entre les racines des plantes et les champignons au sol et plus particulièrement des symbioses mycorhiziennes. 

 

Qui êtes-vous ? 

Je suis professeur au Muséum national d’histoire naturelle mais aussi à l’université de Gdansk en Pologne et dans une université du sud de la Chine à Kunming. Dans toutes ces universités, je mène des travaux de recherches sur les interactions entre les racines des plantes et les champignons au sol, plus particulièrement la mycorhize (résultat d’une symbiose entre les champignons et les racines des plantes) qui est un besoin vital pour 90% des plantes.

 

Que faites-vous concrètement ? Parlez-nous de votre vie sur le terrain.  

Mon quotidien, c’est de mettre les doigts dans le sol pour essayer de comprendre ce qu’il s’y passe ! Je mène ces recherches dans des circonstances dites « spontanées », ni en laboratoire, ni sous serre. Cela nous mène dans des forêts truffières jusqu’aux forêts tropicales voire en altitude dans différents endroits du globe. Les études de terrain me permettent de prélever des échantillons de racines, de feuilles ou de sols afin d’identifier les microbes (bactérie ou champignons) qui sont présents, d’analyser par l’ADN, l’expression de la plante, pour permettre de savoir comment elle fonctionne. Et d’analyser les métabolismes. On récolte des échantillons, on les sèche, on les conserve parfois dans l’azote liquide. Ensuite viennent les analyses en laboratoire et les résultats informatiques. Si je fais aujourd’hui beaucoup de conférences, j’ai toujours sur moi ma loupe et un bouquin pour identifier les espèces. Je suis un naturaliste à la base : j’aime donner des noms et observer des choses dans la nature.

 

Comment est née cette passion pour les sols ? 

Le sol n’est ni transparent, ni très visible car ses constituants sont microscopiques. Culturellement on le pense sale, on y met les déchets et les cadavres…Je suis un passionné de champignons avant tout. Cela remonte à mon enfance quand je passais les mercredis au bois de Vincennes avec mon grand-père à identifier les champignons et lors de balades avec mes parents. J’ai réalisé plus tard que ce que l’on ramasse ce n’est que l’organe reproducteur. Puis je me suis intéressé au réseau de filaments qu’il y a dans le sol (le mycélium). Dès lors en m’y intéressant j’étais entré dans le sol et plus particulièrement dans le monde des microbes.

« En ce qui concerne les sols, à l’inverse du climat, il n’y a pas de catastrophe certaine. Nos sols ne sont pas morts… »

 

Pourriez-vous nous faire un condensé de vos recherches sur les sols ? Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Le sol est plein de vie : il y a pour un hectare de sol standard : 5 tonnes de microbes, 5 tonnes de racines et 1,5 tonnes d’animaux. C’est la vie qui fait le devenir de ses composants qui se dégradent progressivement en créant de la fertilité. On a géré nos sols pour qu’ils soient rentables à court terme. Le labour favorise l’érosion des sols, l’apport en engrais minéraux élimine les champignons et fragilise les racines des plantes bref, il y a beaucoup de pratiques à réviser !

En ce qui concerne les sols, à l’inverse du climat, il n’y a pas de catastrophe certaine. Nos sols ne sont pas morts et s’il y a moins de microbes dedans nous n’avons pas à ce jour de preuve d’une extinction massive des espèces. Ils ne sont pas irrémédiablement abimés. Et de plus en plus de personnes développent des pratiques qui les restaurent (agriculture bio, plus de labour, etc…)

On dit qu’un écosystème terrestre peut se régénérer en 3/ 5 ans, est-ce vrai ? 

La question serait plutôt : combien de temps faut-il pour restaurer un écosystème qui n’opère plus les fonctions que nous souhaitons qu’il remplisse ? Et la réponse est : ça dépend. Il existe des méthodes pour dépolluer les sols. Soit par des microbes qui détruisent les hydrocarbures ou des plantes qui arrivent à extraire les métaux lourds. Mais cela nécessite d’attendre des dizaine d’années et coûte des dizaines de milliers d’euros à l’hectare. C’est l’artificialisation qui tue les sols. Par exemple, les sols qui sont en train d’être enterrés sur le campus de Saclay et qui comptent parmi les plus beaux de la région parisienne sont bel et bien morts. On ne fabrique pas un sol en moins de 1000 ans. Les sols qui nous entourent sont un patrimoine : quelque chose que l’on transmet mais que l’on ne refait pas.

 

« Roosevelt disait qu’un peuple qui ne s’occupait pas de ces sols ne s’occupait pas de son testament. C’est très vrai mais ô combien ignoré par nos politiques. »

 

Pour vous, quels sont les actions prioritaires pour les protéger voire les régénérer ?

Il faut arrêter l’artificialisation des terres. Tous les 7 à 10 ans c’est l’équivalent d’un département français de taille moyenne de sol qui disparait !  On dit de la France qu’elle un grand pays agricole mais c’est un mythe. Enfin elle l’est car en euros en balance commerciale est positive due à la vente de spiritueux à forte valeur ajoutée mais en calories la France est déficitaire. Nous sommes en dépendance alimentaire. Cela montre bien notre ignorance du patrimoine quantitatif des surfaces de sols cultivés ! C’est paradoxal d’être un grand pays agricole qui n’est pas autosuffisant.

Le rapport du GIEC en 2019 sur le sol rappelait ses effets sur le climat et annonçait que d’ici 30 ans, 143 millions (réévalué à 216 millions en 2021) de personnes pourraient être contraintes de migrer à travers le monde à cause de l’état de leur sol. Il faut donc arriver à gérer les sols de façon à ce que les gens puissent continuer à vivre chez eux. Roosevelt disait qu’un peuple qui ne s’occupait pas de ces sols ne s’occupait pas de son testament. C’est très vrai mais ô combien ignoré par nos politiques.

 

Pouvez-vous nous parler de l’exposition « l’Odyssée sensorielle » ?  

C’est une exposition immersive du muséum qui se tient jusqu’en juillet pour découvrir 8 milieux naturels dans les airs, en mer, dans les profondeurs du sol. Je suis le commissaire de l’une d’entre elles, celle sur le sol. C’est une plongée dans des écosystèmes complètement dépaysants : vous pouvez vivre quelques minutes au sommet d’un arbre d’une forêt tropicale, passer un superbe moment sur la banquise, vous enterrez sous le sol pour voir grouiller les microbes. Il n’y a pas d’explications, juste des images, du son et des odeurs. C’est dans la salle finale, pensée comme un retour d’expédition, que vous pourrez trouver des éléments de compréhension.

 

Quelles recherches menez vous actuellement ? 

Une partie de mon équipe s’intéresse à regarder les microbes à l’intérieur des feuilles et des tiges des plantes que l’on a dans des herbiers à Paris. On parle de centaines de milliers d’espèces de bactéries et champignons dans une seule feuille. On essaie de regarder comment l’invention de l’agriculture moderne à changer l’écosystème, en favorisant ou défavorisant les espèces. C’est un voyage immobile à travers d’autres siècles. Toutes ces feuilles ont conversé les microbes des siècles précédents. Les herbiers sont des outils de recherches et les mémoires du passé.

Je pars en Arabie Saoudite, à Al-Ula pour aller étudier la diversité des microbes dans les sols d’une oasis au milieu d’un désert. Cela n’a pas été encore été très étudié car ce n’est ni très riche ni attrayant. Je me sens un peu comme les premiers botaniques européens qui mettent les pieds en Amérique.

 

Et si vous nous parliez de vos futurs désirables ? Quels sont-ils ?

Dans mon futur désirable les gens ont retrouvé la capacité de faire des choix en toute connaissance. Ils ont retrouvé un lien élémentaire à la nature en générale, cela passe par de la physique, un peu de chimie, beaucoup de biologie et de géologie. Ils sont en capacité d’analyser et de douter, sans forcément douter de tout mais en arrivant à tirer des conclusions positives. Par conséquent ils ont une capacité de choix : ils peuvent choisir les médicaments qu’ils prennent ou non, choisir leurs aliments en suivant les labels auxquels ils sont sensibilisés.

Dans un futur désirable on retrouve un lien à la nature, une autonomie alimentaire un approvisionnement local et l’on pense à la durabilité des systèmes que l’on exploite. Je serais pour un retour à une frugalité plus grande. Je ne suis pas pour une forme de décroissance mais il faudrait apprendre à ne plus jeter 30% de notre production agricole. Et à jouir plus de la nature, en la réintroduisant en ville notamment comme un auxiliaire d’aménagement et de bien-être.

Interview réalisée par Justine Villain

Céline Puff Ardichvili est communicante et entrepreneuse. Elle est partenaire dirigeante au sein de Look Sharp, une agence engagée de conseil en communication et relations média. Elle a co-écrit avec Fabrice Bonnifet le livre « Entreprises contributives : concilier modèles d’affaires et limites planétaires » sorti chez Dunod en avril 2021. Elle est également engagée dans la Convention21 et au sein du Défi Biodiversité que nous portons. 

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis experte en communication, notamment dans les relations presse et relations publiques, un domaine dans lequel je suis tombée un peu par hasard. Quand j’ai commencé, je travaillais notamment sur des sujets tech. Sensibilisée à l’environnement depuis toute petite, j’ai voulu amener les sujets environnementaux et sociétaux dans mon métier pour éviter de participer au greenwashing et essayer d’apporter une valeur ajoutée à mes clients. J’ai repris un master 2 à Dauphine pour monter en compétences sur ces sujets-là et légitimer les conseils que je pourrais apporter.

Je me suis ensuite associée à mon amie Béatrice Lévêque qui fondait l’agence Look Sharp. Aujourd’hui nous faisons des relations presse et publiques pour des sujets que nous estimons, des sujets de transition qui font pour nous partie des réponses sociétales et environnementales pertinentes

 

Quel rôle la communication a à jouer dans la transformation des entreprises  ?

La communication a mauvaise presse, nous sommes perçus un peu comme les publicitaires qui ont fait acheter n’importe quoi et toujours plus aux gens, et surtout ce dont ils n’avaient pas besoin. Les relations publiques en général et presse en particulier, en plus, sont peu visibles pour le grand public, et l’action est généralement peu transparente… jamais un journaliste ne dira : « ce sujet m’a été proposé par un attaché de presse, et j’ai choisi de le traiter ».

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. Récemment, il y a eu un mouvement d’ingénieurs qui ont démissionné, faute de pouvoir changer les choses de l’intérieur. Rien que cela est une action et un acte militant contribuant à montrer aux entreprises que leurs propres collaborateurs ne sont pas en phase, et que si elles ne se transforment pas, les meilleurs vont partir. L’une des parties prenantes la plus critique mais aussi potentiellement la plus capable de transformer l’entreprise de l’intérieur, c’est justement le collaborateur. C’est un postulat que je défends, que je vis, que je raconte. L’entreprise doit aborder le changement, car elle est cernée, de l’extérieur par la réglementation et par les attentes des consommateurs mais aussi de l’intérieur par une attente profonde des collaborateurs. C’est le rôle de l’entreprise contributive d’y répondre, quitte à faire des renoncements et à transformer sa manière de faire des affaires : c’est ce dont on parle avec Fabrice Bonnifet dans notre livre.

 

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. ” 

 

On peut parler de communication responsable ?

Tout à fait. La communication responsable c’est être conscient de l’impact du message que tu vas relayer. Il faut pour cela renoncer à la facilité – la fameuse phrase courte, les mot-valise, les raccourcis… Cela nécessite formation, réflexion et mise en contexte pour retrouver la communication sur le bon sujet à la bonne échelle d’enjeux. La communication responsable inclut également la façon de travailler avec ses clients, les relations humaines que tu vas tisser – sont-elles intègres, honnêtes ? On ne peut plus laisser son rôle de citoyen lorsqu’on arrive le matin dans son entreprise. C’est ce qui nourrit la perte de sens. Nous avons justement besoin de cette intelligence citoyenne en entreprise.

 

Nous observons une tendance de plus en plus forte au greenwashing. Quid de la tolérance vis-à-vis de ces publicités ?

Je remarque que les consommateurs, notamment les jeunes générations, forment un public de plus en plus averti et attentif face à la communication des entreprises – sur les sujets environnementaux mais aussi sur des problématiques sexistes ou discriminatoires.

Les tactiques pour contourner le greenwashing se veulent peut-être plus fines, et donc sournoises, mais en même temps, auprès d’un public sensibilisé, elles sont de plus en plus visibles. Tu peux continuer à montrer une voiture, mais pas sur du gazon, mais tu peux la montrer sur une route qui traverse du gazon. Te laisses-tu encore berner par le gazon ? À mon sens, aujourd’hui, beaucoup de greenwashing est le résultat de maladresses de communicants peu formés aux enjeux, au-delà de réelles intentions de tromper qui ont longtemps caractérisé ce ripolinage vert.

Les communicants peuvent se remettre en question et challenger les briefs de leurs clients : il faut critiquer de manière constructive, conseiller, apporter de la valeur ajoutée. C’est ce qui rend le métier intéressant pour le consultant, et indispensable pour son client : une approche gagnant-gagnant des deux côtés.

 

Des débats ont émergé autour de la fin de la publicité, notamment dans l’espace public. Arriverons-nous un jour à une ville sans publicité ?

Je ne pense pas. C’est également une caricature de laisser penser que beaucoup de gens veulent « la mort de la pub ». Ce n’est évidemment pas le cas. Mais songez que, dans une journée, nous sommes exposés à plusieurs centaines de stimulis provenant de la publicité. Il faut se poser la question de quelle société nous voulons, dans quelle ville nous souhaitons évoluer, est-ce que c’est nécessaire que chaque m2 de l’espace public soit loué à la publicité ? Jusqu’où la liberté d’afficher et d’interpeler le consommateur primera sur la liberté de se promener l’esprit libre de sollicitations permanentes ? La finalité même de la publicité pourrait être réinterrogée, en même temps que le mouvement de remise en question de la finalité de l’entreprise.

 

Que penses-tu des mesures prises dans la loi climat et résilience sur la publicité ?

La règlementation en cours sur le greenwashing n’est pas dissuasive. Par exemple, une proposition dans la loi Climat et Résilience prévoit que s’il y a démonstration de greenwashing

Nous avons pu observer une telle bronca des lobbies des publicitaires classiques par rapport à la loi Climat et Résilience, de l’autorégulation au bilan carbone de ses campagnes, jusqu’à la caricature de type « la pub c’est la vie dans la ville », « sans pub, c’est la mort des médias » ou « la pub, c’est la santé de la démocratie ». Réguler la publicité est déjà compliqué. Le cadre pour certaines publicités notamment le street-marketing ou les écrans digitaux n’est pas encore bien clair. Sans compter que certaines règlementations existantes, comme l’obligation d’éteindre les vitrines, ne sont même pas respectées… Ce qui est certain en revanche, c’est que l’autorégulation ne suffira pas – elle ne sera que façade et contournement.

La loi Climat et Résilience ne prévoit pas grand-chose, mise à part l’interdiction de la promotion des énergies fossiles, la lutte contre la distribution d’échantillons et la diminution des prospectus. Encore une fois, ce n’est pas suffisant. L’agressivité des écrans publicitaires et la teneur des messages n’ont pas été remis en question – il est toujours plus facile de mettre le projecteur sur le produit ou sur le comportement du consommateur. Cette loi est déjà désuète. Il y avait des propositions extrêmement intéressantes de la part de la Convention Citoyenne, comme une loi Evin pour la publicité avec des avertissements. On l’a accepté au nom de la santé, pourquoi pas pour le climat ? Les sujets se rejoignent forcément, le nier contribue à ralentir l’action.

La réglementation, si et quand elle arrive, vient seulement acter le fait que la société a évolué. L’entreprise peut anticiper cela, et en faire un avantage. Elle peut se saisir de cette opportunité de voir la société évoluer et intégrer ces mutations en même temps que la société pour ainsi accompagner les changements de comportements – voire les impulser. Celles qui ont tendance à attendre que la règlementation vienne les contraindre seront en retard. Sur le sujet de la pub comme sur tous les autres sujets liés à l’environnement d’ailleurs.

 

“ Ce qui va fonctionner pour l’anti-greenwashing, c’est la dénonciation sur les réseaux sociaux, le name & shame. Cela va créer de mini scandales permettant d’élargir l’impact depuis un public averti vers le grand public. ” 

 

Est-ce que tu as des exemples de publicités ou campagnes de communication récentes pertinentes à tes yeux ?

Une qui me vient à l’esprit est la publicité pour la Citröen Ami, voiture de ville 100% électrique. Je ne vais pas parler du produit car je ne me suis pas penchée dessus – il y a évidemment un sujet plus profond lié à la mobilité électrique, tout n’est pas tout blanc ni tout noir. Mais on peut dire que la publicité en elle-même est réussie. Elle remet en question la finalité de la voiture en ville. « Si vous voulez vraiment 300 chevaux dans Paris, allez dans un hippodrome » : on ne nous flatte pas, on ne nous vend pas de la puissance, du désir de domination, ni même de l’esthétisme. Elle prend le contre-pied des codes publicitaires liés à l’automobile.

 

Après le greenwashing, les entreprises sont-elles de plus en plus tentées par le missionwashing ?

Le problème c’est la crise de confiance globale : envers les politiques, envers les marques et les entreprises… Pour se remettre en scène, le « coup » de la mission parait miraculeux pour ces dernières afin de regagner la confiance des consommateurs et des collaborateurs.

Mais tout le monde peut afficher sa raison d’être. Se trouver une raison d’être au service du bien commun, c’est une autre paire de manches. La mettre dans ses statuts dans l’objectif de la faire auditer et de devenir une entreprise à mission, c’est encore autre chose. Beaucoup d’entreprises formulent leur raison d’être sans aucune intention de se remettre en question, juste pour embellir ce qu’elles font déjà, et c’est là où l’on peut parler de missionwashing. Le consommateur ne va pas faire attention à la raison d’être affichée, mais aux résultats, à ce qu’il voit quand il consomme, à la cohérence entre les produits et services et leurs valeurs. Si la raison d’être ne change rien à l’offre, c’est qu’elle n’a pas transformé l’entreprise.

Le missionwashing, c’est une chance perdue si l’entreprise ne fait pas d’introspection et ne va pas jusqu’aux renoncements – de certains procédés, de certaines offres – s’il le faut. Mais c’est encore un exercice jeune, il est normal que certaines entreprises s’égarent, il faut qu’elles soient bien accompagnées. Ces sujets ne se travaillent pas seul.

 

À quoi ressemblent tes futurs désirables  ?

Je souhaite être fière du monde qu’on laisse à nos enfants. Se dire qu’en 2021 nous étions dans une mauvaise passe, mais collectivement nous avons su nous retrousser les manches, travailler ensemble et nous saisir de cet élan. J’aimerais pouvoir me dire que la France s’est servie de sa diplomatie climat pour avoir une aura et vraiment travailler à l’échelle européenne et internationale sur ces sujets-là. J’aimerais me dire que c’en est fini des doubles discours, qu’ils soient à l’échelle de l’entreprise ou des états.


Alexandre Rambaud est Maître de Conférence et co-responsable de la chaire « comptabilité écologique » à Agro-Paris Tech, et chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED). Il interviendra le 13 avril de 12h à 13h dans le cadre de notre défi Biodiversité pour une Conférence Action sur la thématique « Biodiversité et comptabilité : un langage commun ? »

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis maître de Conférences à AgroParis Tech, chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) et chercheur associé à l’université Paris-Dauphine, co-directeur de la chaire Comptabilité Écologique et du département « Économie et Société » du Collège des Bernardins. Je viens également d’être nommé Fellow à l’institut des Bacheliers et je suis membre de la commission Climat et Finance Durable de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF)..

 

Pour commencer, qu’est-ce qui vous a amené à porter la vision d’une révolution comptable ?

J’ai commencé comme chercheur en mathématiques, avant de m’orienter en économie de l’environnement. J’ai ensuite été séduit par les travaux de Jacques Richard et j’ai réalisé une thèse sur la comptabilité socio-environnementale. C’est lui qui a réussi à me montrer que la comptabilité n’était pas juste un outil technique, qu’elle cachait une vraie compréhension sociologique et politique du monde et que c’était un moyen d’action extraordinaire. Lorsqu’il a commencé à travailler sur le modèle CARE, cela m’a passionné et j’ai apporté ma touche de mathématicien.

 

“ La comptabilité n’est pas juste un outil technique, elle cache une vraie compréhension sociologique et politique du monde et c’est un moyen d’action extraordinaire. ” 

 

Justement, quel est votre rôle dans la création de la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) ?

J’ai apporté un esprit de modélisation et de connexion vraiment forte avec l’économie. Le but de ce modèle n’est pas juste de développer une énième méthode de reporting, mais d’avoir une réflexion de fond sur la connexion entre les normes comptables et l’économie, ainsi que sur les conséquences de la mise en place d’un tel modèle sur l’écologie.

J’ai donc aidé Jacques Richard sur la théorisation et la structuration de CARE, et j’ai pris le relai sur le développement opérationnel du modèle.

 

Comment définiriez-vous ce modèle CARE ? En quoi est-il adapté aux enjeux écologiques actuels et à venir ?

Le modèle CARE provient d’une analyse critique de la comptabilité financière et des connaissances actuelles des sciences écologiques.

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. De plus, le marché est considéré comme omniscient, ce qui revient à réduire tout problème à la recherche d’une valeur de marché, y compris pour ce qu’on appelle les externalités (sociales et environnementales). La comptabilité est donc utilisée uniquement pour permettre aux actionnaires de valoriser leur valeur actionnariale, notamment en intériorisant ces externalités pour corriger les différences de marché.

Ces pratiques nous mènent à gérer les problèmes environnementaux, comme le dérèglement climatique, avec des analyses coût/bénéfices (ou risques/opportunités) qui ne sont pas compatibles avec le niveau d’exigence scientifique et écologique de préservation de l’environnement. C’est notamment le cas des approches qui considèrent la nature comme une fournisseuse de services écosystémiques. Depuis les années 70, de nombreux travaux scientifiques ont démontré que la maximisation de ces analyses coût/bénéfices peuvent conduire à l’extermination de populations naturelles et ne s’alignent jamais avec le niveau de résilience des écosystèmes.

 

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. ” 

 

C’est donc ici que se révèle la spécificité de l’approche CARE ?

Tout à fait, en opposition à ces approches néo-classiques, le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. Pour cela, il faut que l’économie et la comptabilité internalisent et pilotent au mieux les coûts nécessaires pour permettre la préservation de ces entités.

Pour prendre l’exemple du dérèglement climatique, lorsqu’une entreprise émet des gaz à effet de serre, elle emprunte le climat et doit donc le rembourser en l’état. Pour gérer son endettement, elle doit réduire son impact sur le climat et mettre en place des activités de préservation qui visent à contribuer à la stabilité climatique. Cela implique une compréhension de la structuration des coûts de préservation et d’évitement, et de ce qu’est la stabilité climatique.

Le modèle CARE structure donc en interne des dettes vis-à-vis d’entités capitales, comme le climat, et des coûts liés à ces dettes. Cela permet aux décideurs d’avoir une relecture de leur modèle d’affaire et d’obtenir des informations structurelles qui peuvent les aider à assurer la préservation de tous les capitaux.

 

“ Le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. ” 

 

N’y a-t-il pas un risque de recourir systématiquement à la compensation pour recouvrir ses dettes extra-financières ?

Tout dépend de ce que l’on entend par compensation. Pour reprendre l’exemple du climat, tout doit être analysé sous l’angle suivant : est-ce que l’action que l’on mène garantit la préservation climatique ? Si l’on s’intéresse aux puits de carbone, il faut qu’ils reposent sur une base scientifique, avec une sécurisation du stockage. Pour donner un ordre d’idée, les coûts attenant pour stocker une tonne de carbone avec garantie et sécurisation de stockage s’élèvent à environ mille euros la tonne.

 

Vous prônez un alignement du capital financier avec le capital humain et le capital naturel, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsque des acteurs (actionnaires, propriétaires, fournisseurs) apportent du capital à une entreprise, ils font une avance en argent : c’est ce que l’on appelle le capital financier. Tous les apporteurs sont traités au même niveau et la comptabilité sert à savoir ce qui a été fait avec cet argent. Ce que le modèle CARE dit, c’est qu’il faut conserver ce mécanisme et l’étendre aux autres avances (en climat, en sols, en écosystèmes) afin qu’elles soient remboursées en état et sans hiérarchie. Il s’agit donc d’une continuité du système comptable qui existe déjà dans de nombreuses entreprises.

 

Si l’on prend l’exemple du capital humain, qu’est-ce que cela implique concrètement ?

Dans le modèle CARE, chaque être humain qui travaille pour une entreprise est une entité capitale. Le salaire n’existe pas comme tel car il est déconstruit. Une partie sert à garantir la préservation de l’être humain et correspond à ce qu’on appelle le salaire décent. Le reste représente des charges liées à l’obtention de certaines compétences ou à un coût d’accès à la personne, qui ne sont plus liées aux enjeux de préservation du capital humain.

Une entreprise doit donc verser un salaire au moins supérieur au salaire décent pour préserver ses capitaux humains et ne pas s’endetter auprès de ces entités. Cette approche permet également de comprendre comment est alloué l’argent dans la gestion des capitaux humains, entre salaire décent et autres charges.

 

Dans le cas d’un chef d’entreprise qui s’intéresse au modèle CARE, quelle démarche doit-il suivre pour le mettre en place ? Quels vont être les changements dans le fonctionnement de son entreprise ?

Il y a déjà de nombreuses entreprises qui mettent en place ce modèle, des TPE jusqu’aux grandes multinationales. Cela peut se structurer soit sous la forme de programmes de recherches (il faut passer par la chaire Comptabilité écologique), soit sous la forme de développement R&D (il faut passer par des cabinets spécialisés comme ComptaDurable).

Nous allons lancer en avril une association qui permettra de fédérer les professionnels (institutionnels et ONG) qui sont intéressés par le modèle. Elle contiendra le centre méthodologique de CARE et servira également de guichet d’accueil pour les entreprises qui souhaitent mettre en place le modèle, afin de leur orienter au mieux vers les bons acteurs. L’idée est de fonctionner en écosystème et en projets collaboratifs.

 

Nous travaillons beaucoup sur les imaginaires et l’écriture de nouveaux récits chez ENGAGE. À quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Si déjà il y avait la possibilité de reconnaître les dettes vis-à-vis des êtres humains et de la nature, ce serait énorme. Ce serait une clé importante pour résoudre les enjeux de durabilité.

Marine Calmet est avocate de formation, juriste en droit de l’environnement et des peuples autochtones, et présidente de l’association Wild Legal, un programme juridique pour la transition et les Droits de la Nature. Elle interviendra le 9 février lors de la Conférence-Action du Défi Biodiversité d’ENGAGE sur la thématique « Quel droit pour le vivant ? ». Pour s’inscrire, cliquez ici.

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis avocate de formation. J’exerce en tant que juriste pour des associations qui ont pour mission la préservation de la nature en leur fournissant des conseils et en les accompagnant vers un modèle de plaidoyer pour la reconnaissance du crime d’écocide.

En 2019, j’ai fondé l’association Wild Legal qui est à la fois une école et un incubateur de nouvelles actions en justice pour la reconnaissance des droits de la nature. Nous incubons des campagnes tout en formant les étudiants juristes et le grand public à ces questions-là par le biais de simulation de procès. Cette année, nous incubons une procédure pour crime d’écocide contre l’industrie Alteo, responsable de la pollution aux boues rouges au large de Marseille. Les étudiants se projettent sur ce cas dans la situation où le crime d’écocide serait reconnu dans le droit français, et réfléchissent aux actions que l’on pourrait mener vis-à-vis des gros pollueurs face à la destruction de la nature. Nous mettons ensuite à disposition des associations que nous accompagnons les résultats de ces travaux, et organisons des conférences et des ateliers pour sensibiliser le grand public.

 

En tant que juriste, tu adoptes plutôt une posture de militante ou une posture d’accompagnatrice ?

J’adopte une double posture. Il y a des sujets sur lesquels je suis très militante, comme l’extractivisme. Je suis notamment porte-parole du collectif Or de question en Guyane qui lutte contre les mines d’or industrielles.

J’ai également la casquette ‘accompagnement et formation’ sur les droits de la nature au grand public et aux entreprises car je suis convaincue que cette transition passe par eux. Nous imaginons ensemble à quoi pourrait ressembler la reconnaissance des droits de la nature dans leur travail au quotidien. Nous nous interrogeons sur les nouveaux modèles de société qui pourraient émerger afin de combiner les droits de la nature, les droits humains et d’autres intérêts qui gravitent autour comme le droit des entreprises.

Nous soutenons également des initiatives citoyennes comme la Convention Citoyenne pour le Climat avec qui nous travaillons. Nous leur fournissons le travail produit par Wild Legal sur ces sujets et les accompagnons dans la création d’un plaidoyer citoyen notamment auprès des instances politiques en exerçant du lobbying sur ces notions juridiques.

 

Que penses-tu de l’avis rendu par le ministère sur « l’affaire du siècle » ?

J’étais à l’origine dans l’association Notre affaire à tous créée en 2015, qui a initié « L’Affaire du siècle » aux côtés de Greenpeace France, Oxfam France et la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme. En 2018, nous avons porté cette campagne juridique dans l’idée que non seulement les manquements de l’État soient reconnus mais qu’il soit également obligé à agir.

Malheureusement, l’avis rendu par le ministère début janvier nous permet d’anticiper la décision du juge qui sera bientôt rendue et qui va sans doute se limiter à la simple constatation de la carence de l’État, sans obligation d’action derrière.

Il faut cependant voir ce procès comme un message fort envoyé au gouvernement, mettre en perspective ce jugement qui résonne avec beaucoup d’initiatives comme la Convention Citoyenne pour le Climat montrant une vraie remise en question de la politique environnementale.

 

“ L’avis rendu sur ‘L’affaire du siècle’ est un message fort envoyé au gouvernement, cela montre une vraie remise en question de la politique environnementale  ” 

 

Que penses-tu de la place grandissante des mesures de compensations ?

Il y a beaucoup de domaines dans lesquels ces mesures ne sont pas suffisantes. Par exemple dans le milieu minier, on ne peut pas détruire des forêts et tenter de recréer des écosystèmes d’une richesse incroyable comme celui de la forêt Amazonienne.

Cela témoigne de notre relation ambigüe à la nature, où l’on considère que l’Homme aurait un pouvoir de création similaire à celui de la nature et qu’il pourrait se substituer aux processus naturels. Mais c’est faux, nous ne pourrons jamais compenser à l’identique ce qu’a produit la nature.

Nous devons répondre à la problématique de la destruction de la nature en amont et avec la philosophie des droits de la nature avec laquelle sont incompatibles les mesures de compensation. En effet, dans la Déclaration Universelle des droits la Terre-Mère, la nature a des droits intrinsèques : celui de ne pas être détruite, de suivre ses cycles vitaux, ne pas subir de la pollution… Ce n’est pas compatible avec l’idée que l’Homme peut se substituer aux mécanismes de la nature, il peut juste y participer.

 

L’Homme ne peut pas se substituer aux processus naturels et recréer à l’identique ce qu’il détruit dans la nature.  ” 

 

Peux-tu nous en dire plus sur la Déclaration Universelle des droits de la Terre-Mère ?

La Déclaration universelle des droits de la Terre-Mère a été formulée à la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique, en 2010, dans laquelle les droits intrinsèques de la communauté du vivant sont reconnus.

Dans cette déclaration, l’humain constate et annonce les droits des individus humains et non humains. La Terre est un être vivant composé d’autres entités intimement liées entre elles, dont fait partie l’être humain, qui a des responsabilités face aux droits inhérents de la Terre-Mère en tant que membre de cette communauté du vivant. Ce texte cherche donc à trouver un mode de cohabitation, tirée des sagesses autochtones qui vivent en symbiose avec la nature.

Cette déclaration sert de texte fondateur aux associations qui travaillent sur la reconnaissance des droits de la nature.

 

Quels conseils donnerais-tu as une entreprise pour se préparer à cette question du droit de la nature

Tout d’abord il est fondamental de se former sur ces sujets et d’acquérir assez de connaissances pour mener une réflexion. Une fois qu’on a pris conscience de ces nouvelles théories sur les droits de la nature, il faut se poser la question : à quel degré, dans mon entreprise, je prends en considération les intérêts de la nature et comment maintenant je peux les intégrer dans mes décisions ? C’est-à-dire qu’il faut réfléchir à la façon de passer d’une activité anthropocentrée à une activité qui soit bio-centrée, afin d’avoir un impact neutre ou positif sur le vivant.

Nous observons une augmentation des réglementations pour limiter l’impact environnemental qui sont vues aujourd’hui comme des contraintes et des freins pour les entreprises. Alors que si l’on se place dans un changement de paradigme, la responsabilité de l’entreprise n’est pas seulement de faire du profit et de satisfaire ses clients, mais de remplir sa mission qui est celle de préserver la nature dans laquelle nous vivons et de laquelle nous dépendons..

 

Quels seraient tes futurs désirables ?

Je souhaiterais vivre dans une société qui s’est interrogée sur ces questions, une société où les droits de la nature sont reconnus et intégrées dans nos lois. J’aimerais que l’on s’adapte aux lois naturelles et voir l’émergence d’une forme de sagesse qui se nourrit des connaissances scientifiques que l’on a sur la nature, des connaissances ancestrales et empiriques.

Je pense notamment à l’œuvre Ecotopia, d’Ernest Callenbach, où la société créée est respectueuse de la nature, moderne et libre, qui vit de ce savoir sur le vivant et qui l’enrichit. Nous devons tendre vers plus de savoirs, vers une valorisation de cette recherche, et mettre la science au cœur de nos décisions, sans tomber dans une vision religieuse ou animiste.

Sandrine Roudaut est perspectiviste, éditrice chez « La mer salée », conférencière, essayiste et autrice du roman d’anticipation Les Déliés sorti en septembre 2020.

D’où t’es venu cette passion pour l’utopie ?

Je pense que je suis utopiste depuis que je suis petite, mais j’ai fait en sorte d’oublier cette ambition. Je suis devenue vraiment utopiste en conscience par pragmatisme, quand j’ai commencé à réfléchir aux freins au changement. Pendant 10 ans j’ai travaillé dans le développement durable, notamment dans le conseil auprès de PME. J’avais choisi ce métier par conviction, presque par militantisme, avec la ferme intention de contribuer au monde. Je cherchais des solutions efficaces, j’expérimentais avec les entreprises. Mais je voyais que les chiffres au global n’étaient pas meilleurs, que la situation ne s’améliorait pas, et je constatais également beaucoup de crispation et de résistance. Et les freins n’étaient pas techniques, car les solutions existaient et les moyens financiers aussi.

J’ai donc voulu comprendre cette résistance et je me suis arrêtée quelque temps pour explorer notre cerveau, à travers la psychologie et les neurosciences. Avec une meilleure compréhension des freins, j’ai mis en face des leviers (émotionnels ou des cadres pour innover), et le terme le plus adapté que j’ai trouvé pour exprimer cette démarche était celui de l’utopie : radicale dans les objectifs, pragmatique dans les moyens.

En 2013, j’ai publié le livre Utopie Mode d’emploi. Je sentais intuitivement qu’il y avait quelque chose autour de l’utopie, et je ne cesse depuis ce jour de poursuivre et de comprendre cette intuition.

 

Pour toi, c’est quoi l’utopie  ?

L’utopie, c’est une conception inversée du progrès. Dans la logique habituelle on part d’aujourd’hui et on tire une ligne. Un utopiste part de demain, du monde qu’il veut voir advenir, de ce qui lui paraît essentiel. Cet objectif ne va pas être négociable, alors que dans la logique habituelle ce qui n’est pas négociable c’est le modèle d’origine, on a du mal à se décoller du présent et de nos différents engagements. La philosophie de l’utopiste consiste à absorber les échecs intermédiaires sans jamais douter de la victoire finale. La radicalité de ce qu’il défend est légitime et permet de ne pas négocier ce qui est essentiel, par exemple notre droit à respirer un air pur lorsqu’on sait que 70 000 personnes par an meurent prématurément de la pollution de l’air.

L’utopie c’est également renouer avec l’esprit collectif et avec une notion du temps différente : c’est l’esprit des bâtisseurs de cathédrale, commencer un édifice en sachant que tu ne le verras peut-être pas advenir de ton vivant, mais tu y auras contribué.

L’utopie c’est la page blanche, où il n’y a qu’à expérimenter. Personne ne l’a fait avant nous, alors tout est recevable et imaginable.

 

“ Un utopiste part de demain, du monde qu’il veut voir advenir. Cet objectif ne va pas être négociable, ce qui va l’être ce sont les moyens pour y parvenir. C’est une page blanche où tout est à imaginer et à expérimenter ” 

 

Quelles sont les premières caractéristiques essentielles à l’utopie ?

Étymologiquement, l’utopie c’est ce qui n’a pas de lieu, ce qui est irréalisé. Il est curieux de voir la traduction que nous en avons faite, car aujourd’hui l’utopie c’est d’abord ce qui semble irréalisable. Cela démontre notre faible confiance en l’espèce humaine, notre peur d’espérer, notre incapacité d’imaginer, notre manque de vision et d’audace. Les utopistes s’autorisent à penser par-delà le présent grâce à leur vision débridée, ils sont extra-lucides.

Ce caractère irréalisable que nous lui avons attribué signifie pour moi tout son intérêt : c’est en pensant que c’est infaisable qu’on innove radicalement et qu’on se libère de nos contraintes et de nos freins car a priori l’idée semble dingue. Il faut entrer dans ce process d’homo ludens, pour reprendre les termes du psychiatre Gottlieb Guntern, c’est-à-dire être dans le jeu, dans le ludique, la créativité fonctionnera alors. L’utopie permet de sortir de son cadre, de rentrer dans le récit et d’imaginer collectivement : on va alors créer du désir, le désir d’un monde meilleur. Or le désir est un agent de métamorphose majeur, qui permet de surmonter des freins majeurs comme la peur et le sentiment d’impuissance. Le désir et la confiance sont  plus puissants que tout.

 

Un utopiste doit-il forcément entrainer les 100% dans sa démarche ?

Tout le monde n’est pas utopiste. Cela demande de s’affranchir des croyances de son époque, de la reconnaissance de ses pairs, de ce qu’on a toujours fait, des règles de sa profession. Les utopistes sont de fait, en décalage ou en contestation avec leur époque : ils ressentent ce qui est intolérable dans le monde, ou ce qui devrait être inventé, quand la majorité de leurs contemporains est indifférente à cette indignation, ou trouve fou de rêver si grand. Les utopistes arrivent à voir ce qui des années plus tard deviendra une évidence pour tout le monde.

Les contestataires envers leur époque sont toujours moins de 5%, ils constituent des minorités actives. Les choses n’évoluent jamais sous l’impulsion des 100 %, elles sont défendues,  en quelque sorte « arrachées » par une minorité. Par exemple, les suffragettes n’étaient que 300 devant le parlement britannique à militer pour le droit de vote des femmes. Ce qui est important, c’est de soutenir ces minorités et d’essayer de leur accorder le bénéfice du doute. Il faut suivre son utopie tout en acceptant celles des autres car elles sont vertueuses les unes pour les autres. C’est en quelque sorte de l’utopie liquide, chacun prend sa part et la réalise pour l’autre, c’est une union dispersée.

 

“ Il faut suivre son utopie tout en acceptant celles des autres car elles sont vertueuses les unes pour les autres. C’est en quelque sorte de l’utopie liquide, chacun prend sa part et la réalise pour l’autre, c’est une union dispersée ” 

 

As-tu un exemple d’utopie d’aujourd’hui qui nous permette de dire que les utopies contribuent à la transformation du monde  ?

Internet est une utopie, l’avion, le droit de vote des femmes, la sécurité sociale… Tout ce qui est perçu par la majorité comme irréaliste au moment où quelques uns s’en emparent. Le problème, c’est qu’on ne parle jamais des utopies réalisées car elles ne s’appellent plus par définition, des utopies, ayant trouvé un lieu. De plus, dans notre société, nous n’avons pas le culte de l’utopie, on essaye au contraire de rationaliser ces innovations pour montrer qu’elles sont « normales ».

Les utopies d’aujourd’hui sont nombreuses, par exemple l’Eastgate Building, qui est un centre commercial à Harare, au Zimbabwe : nous avons réussi à concevoir un maul qui marche sans climatisation, grâce au biomimétisme, avec une régulation de la température intérieure inspirée de la structure des termitières.

Nous ne mettons pas suffisamment en lumière ces utopies concrétisées pour stimuler notre désir.  Les innovations existent donc, l’argent aussi, mais il nous manque une pensée libre, de la vision, de l’audace, et la confiance en l’ humain  Il y a aussi une grande part de chance et d’improbable dans l’émergence d’une utopie, il faut y être disponible car on ne sait pas exactement de quelle étincelle elle surgira.

 

Quelle est l’utopie que tu espères 

J’aimerais celle d’un monde qui ne nuirait à personne. Toutes les utopies sont vertueuses entre elles, c’est pourquoi je souhaiterais voir émerger un réel système utopique, qui nourrirait un monde plus juste et meilleur pour tous. Ce monde je l’ai imaginé dans mon roman les Déliés.

Quand on parle du futur, on nous présente en général un monde apocalyptique. C’est ce que véhicule le discours ambiant mais aussi toutes les fictions. L’utopie possède un lieu de naissance, notre imaginaire, qu’il faut continuer à cultiver et à nourrir  plutôt que de l’assécher avec des visions catastrophiques de l’avenir.

Dans ce nouveau roman d’anticipation, j’ai souhaité sortir de ces scénarios apocalyptiques et survivalistes, dans lesquels nous sommes placés en tant que victimes, résignés. On ne peut pas se battre pour un nouveau monde si on ne l’imagine pas, si on ne le lit pas avec des ouvrages porteurs. Il existe peu de fiction dans cette veine, on peut citer Ecotopia d’Ernest Callenbach, La Belle Verte ou encore L’An 01

Les Déliés, c’est l’histoire d’un monde lumineux, combatif, frugal certes, mais aussi joyeux et apaisant, un monde où des citoyennes et citoyens le font basculer. Ce roman mêle, réconcilie différentes formes d’activisme qui existent aujourd’hui. La fiction permet d’embarquer le lecteur dans nouvelle vision du monde utopique. Et ce monde utopiste, en le lisant,  beaucoup de gens se surprennent à l’imaginer possible. En fait il l’est.

 

“ L’utopie possède un lieu, notre imaginaire, qu’il faut continuer à cultiver et à nourrir plutôt que de l’assécher avec des visions catastrophiques de l’avenir. ” 

 

Peux-tu nous recommander un livre qui t’évoque cette thématique de l’utopie  ?

Je conseille le livre de François Roustang, hypnothérapeute, Jamais contre d’abord. Il part de l’idée qu’un patient possède son propre remède. Plus on pose un diagnostic sur ce dernier, plus on l’empêche d’avancer. Ce livre m’a aidé à comprendre que tu ne peux pas convaincre quelqu’un, que nous ne devons pas placer trop d’intentions sur les personnes, que le chemin de transformation doit venir d’eux.

La solution réside dans ce que nous pourrions appeler l’émerveillement par anticipation, c’est-à-dire notre capacité à nous émerveiller de ce que les gens vont devenir : il faut juste leur laisser la place de bouger, sur un terreau fertile, et avoir foi en l’humanité.

 

Pour aller plus loin :

Sandrine Roudaut
Sur les freins au changement et leurs antidotes : « l’utopie mode d’emploi »
Sur les minorités actives qui changent l’Histoire « les Suspendu(e)s »
Sur un futur réenchanté où le monde bascule , le roman « les déliés ».

François Roustand « Jamais contre d’abord »
Ernest Callenbach « Ecotopia »
Le film La Belle Verte
Le film l’An 01

 

Sébastien Bohler est docteur en neurosciences, conférencier, auteur, journaliste et rédacteur en chef de Cerveau & Psycho. Il est l’auteur du best-seller ‘Le Bug Humain’, et vient de publier ’Où est le sens’ en septembre 2020.

Votre premier livre ‘Le Bug Humain’ sorti en 2019, fait le constat d’un écart entre notre prise de conscience des risques climatiques et notre incapacité à changer et à se mettre en action. D’où vient ce gap ?

Il est lié au fait que notre cerveau n’est pas un organe homogène. Avant l’essor du cortex qui est relativement récent à l’échelle de l’évolution, d’autres zones étaient déjà très puissantes, notamment le striatum, qui est la source des motivations et nous récompense en libérant de la dopamine lorsque l’on réalise certaines actions. Et c’est bien cette dopamine qui dirige nombre de nos décisions. On a donc d’un côté le striatum, la machine à désirs, et de l’autre notre capacité à conceptualiser avec le cortex, la partie qui nous fait réfléchir, nous projeter, planifier et faire preuve d’abstraction.

Le problème tient au fait que c’est encore le striatum qui nous pousse à agir selon les mêmes motivations primitives finalement que nos ancêtres, et que l’on retrouve chez les vertébrés et les primates : se nourrir, se reproduire, acquérir du pouvoir, de l’information et faire en déployant le moins d’effort possible. Pendant des millions d’années, ces cinq grands besoins n’ont pas pu être satisfaits entièrement car nous vivions dans des milieux de rareté alimentaire, sexuelle, informationnelle… Notre cerveau n’a donc jamais été programmé pour s’autolimiter, ce qui nous a permis de nous développer et de survivre.
Depuis quelques dizaines de milliers d’années, le développement du cortex a formidablement accéléré notre capacité à innover, à développer de nouveaux moyens technologiques…et cela commence à poser problème.

Cette capacité ou surcapacité, que l’on retrouve par exemple dans le secteur de l’agro-alimentaire a engendré, dans les pays développés une explosion des phénomènes de surpoids et d’obésité, à tel point que l’OMS déclarait en 2019 que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous mourons plus de sur-alimentation que de faim.
Ce phénomène d’accélération si brillamment révélé par Hartmut Rosa se retrouve aussi dans le secteur de l’information avec l’infobésité. Nous avons accès à trop d’informations sans avoir une capacité suffisante à trier, à arbitrer.
Nous sommes en fait passés d’une situation de rareté à une situation d’excès que notre cerveau ne sait encore gérer. Le progrès, nos capacités de production ont, en quelque sorte, progressé trop vite. Nous avons toujours le réflexe de nous repaître de tout, d’informations, de vidéos, de nourriture, mais dans un contexte d’accès facilité et désormais de limite planétaire.

Nous sommes passés d’une situation de rareté à une situation d’excès. La machine du désir qu’est le striatum ne sait pas résister car notre cerveau n’a pas été programmé pour  s’autolimiter ” 

 

Cette vision de l’homme, plutôt noire, est-elle uniquement la faute de notre cerveau ?

Ce système de récompense s’est montré extrêmement efficace et indispensable pour aller de l’avant et évoluer. C’est le moteur de la survie. Sans cette machine à désir, cela ne fonctionne pas car nous nous retrouvons incapables de nous auto-motiver. Il a été notre allié pendant des millions d’années mais il est ‘récemment’ devenu notre ennemi.

Le malheur vient du fait que l’on a créé autour de l’Homme un système de récompenses alimenté par un environnement technique, industriel et financier qui intensifie nos désirs et peut les combler. Le cerveau n’est donc pas responsable de tout, notre environnement joue un rôle primordial. On retrouve ici une interaction complexe entre biologie et société.

 

Dans votre livre, vous expliquez que les femmes ont un fonctionnement différent et qu’elles pourraient jouer un rôle singulier dans la transition, pourquoi ?

On s’aperçoit dans les expériences d’imagerie cérébrale que les femmes se comportent plus naturellement de manière altruiste que les hommes et qu’elles ont une capacité à recevoir de la dopamine à travers ces comportements altruistes.
Les explications sont aujourd’hui plus de l’ordre sociologique que biologique. Lorsque l’on regarde l’éducation genrée, on peut observer qu’en effet, dès leur plus jeune âge, les petites filles sont valorisées et récompensées lorsqu’elles adoptent des comportements de coopération et d’empathie alors qu’on aura tendance à plus valoriser les garçons pour leur approche compétitive. Lorsqu’on valorise le comportement altruiste de la petite fille, on lui donne un statut, ce qui libère de la dopamine. Il est fondamental de réfléchir à la façon dont nous voulons collectivement valoriser les individus aujourd’hui : la réussite individuelle et ses marqueurs, ou la capacité à partager et à coopérer?

On peut également se demander s’il n’y a pas une explication biologique, due au fait que la femme enfante et protège son/sa petit.e et, de ce fait, se projette naturellement dans l’avenir. On sait en miroir que la motivation liée à la recherche statutaire est plus forte chez les hommes car cela leur a permis ‘historiquement’ d’accéder à plus de partenaires sexuelles et donc à disséminer plus facilement leurs gènes.

 

Alors, quelles sont les pistes pour nous sortir de ce cercle vicieux ?

La première piste réside dans la connaissance de ces mécanismes. Cela peut nous permettre de retrouver une certaine liberté en ne nous laissant pas dominer par notre striatum et nos désirs. Il faut aussi avoir conscience que ces systèmes de libération de la dopamine obéissent à un principe de croissance :  lorsqu’on obtient de manière régulière et prolongée dans le temps un niveau de stimulation constante, ce système s’habitue et se lasse. Pour obtenir davantage de dopamine il faut alors augmenter les doses. On peut alors s’interroger sur les mécanismes de lassitude : comment se satisfaire de ce qu’on a ? Comme disait Saint Augustin, « le bonheur c’est de continuer à désirer ce que l’on possède ».
C’est exactement le contraire de ce que nous pousse à faire notre striatum. On trouve aussi un problème de dévaluation temporelle, c’est-à-dire la tendance à être attiré par des récompenses instantanées. Le striatum ne voit pas la profondeur du temps, ce qui constitue évidemment un problème majeur pour la lutte contre le dérèglement climatique, risque encore considéré comme lointain, non immédiat. Il nous faudrait donc être plus avertis de tous ces mécanismes, et cela passe notamment par l’éducation.

 

La seconde piste est d’utiliser notre capacité de conscience. Sachant que le carburant de l’action est la dopamine, comment faire pour en obtenir sans détruire le monde de demain ?

Le cortex cérébral recèle cette capacité de conscience, c’est-à-dire à être présent à ce que l’on fait, à davantage ressentir les choses, et former une caisse de résonance à nos sensations.  L’exemple le plus parlant est peut-être la façon dont nous nous alimentons : lorsque l’on mange devant notre télévision ou notre smartphone, nous ne sommes pas pleinement conscients de ce que nous ingérons et les études montrent qu’à ce moment-là, nous ingurgitons 40% à 60% de calories en trop.
Il faudrait apprendre à manger des plus petites quantités, en ralentissant et en détaillant toutes les saveurs. S’ouvre alors la porte du véritable hédonisme qui ne réside pas dans la recherche de la quantité, mais de la qualité.

Comme évoqué plus haut, l’altruisme constitue aussi un ressort puissant. Des expériences montrent qu’il peut engendrer la libération de doses importantes de dopamines, sans que le mécanisme ne s’atténue.

 

La connaissance, la pleine conscience et l’altruisme sont des façons de duper notre striatum. Cela permet de libérer de la dopamine tout en contrant l’augmentation incessante des doses. Nous tendons alors vers une décroissance matérielle et une croissance qualitative. ” 

 

Dans votre nouveau livre ‘Où est le sens’, vous parlez de la nécessité de remettre le sens au cœur de nos décisions. Est-ce une stratégie imparable ? 

Les premières pistes évoquées qui sont la connaissance, la conscience et l’altruisme sont des façons de duper notre striatum. L’autre stratégie, plus fondamentale, est de considérer une autre partie de notre cerveau, le cortex cingulaire, qui lui, cherche du signifiant et du sens à trois niveaux : dans la cohérence entre nos valeurs et nos actions, dans les rapports humains intelligibles qui reposent sur des codes déchiffrables de la sphère sociale, et dans une vision du monde partagée.

Il est important de créer cette vision du monde partagée, à travers par exemple un récit commun ou des rituels qui vont nous permettre de faire groupe. Si cette partie du cerveau a été sélectionnée par notre évolution, c’est que le sens n’est pas un luxe, qu’il remplit une fonction de survie. L’histoire de la coopération dans les premiers groupes humains s’est toujours articulée autour de visions du monde partagées, de valeurs morales communes et de rituels. Ce sont de puissants apaisants de cette partie du cerveau, ils permettent à chaque individu d’afficher son adhésion à un groupe, de faire confiance et de coordonner l’action.

Perdre ce sens provoque la sécrétion d’hormones de stress qui placent l’individu dans un état de souffrance qui va pousser à toutes formes d’addiction, de surconsommation pour combler le vide de sens, vers les complotismes qui restaurent un sens fictif au sein d’un univers qu’on ne comprend plus, voire vers des visions du monde caricaturales, comme le sont les nationalismes, pour satisfaire ce besoin de récit collectif.
Il faut donc créer des visions fécondes qui permettent de faire émerger des visions partagées du monde et finalement de faire groupe.
Nous avons créé une société industrielle très performante tournée vers l’assouvissement du plaisir et qui a totalement laissé de côté le circuit du sens. Il faut rechercher un meilleur rééquilibre.

 

Le sens n’est pas un luxe, il remplit une fonction de survie. C’est pourquoi il faut créer une vision du monde partagée, retrouver des valeurs communes et réinstaurer des rituels pour faire groupe

 

Pour finir, quels seraient vos futurs désirables ?

Mon futur désirable serait un monde dans lequel nous pourrions nous reconnecter à soi et aux autres. Un monde dans lequel nous pourrions retrouver du silence, du calme et la possibilité de faire la distinction entre ce qui est essentiel et ce qui est urgent. Il faut enrayer ce cercle vicieux d’accélération et d’augmentation des doses pour se sentir exister, et réussir à faire les choses plus posément, ralentir.

On reviendrait également à un avenir plus lisible, dans lequel l’on puisse se projeter sans peur incessante du basculement, apaisé. Nous devons réussir à voir le long terme, à sortir de l’instantanéité, ce qui suppose de faire évoluer nos valeurs cardinales.

Une dimension indispensable de ces futur désirables réside bien sûr dans l’éducation. La connaissance est une ressource inépuisable et exponentielle. Il faut apprendre à augmenter notre capacité de conscience et d’auto-régulation du cerveau pour atteindre notre pleine humanité…mais, en aurons-nous le temps ?

 

Pour aller plus loin :
Harmut Rosa, Aliénation Et Accélération – Vers une théorie critique de la modernité tardive et Résonance – une sociologie de la relation au monde

 

Virginie Raisson-Victor  et Jérôme Cohen sont co-fondateurs et porte-paroles du Grand Défi des entreprises pour la Planète.

Records de chaleurs, sécheresse chronique, épuisement des minerais, dépassement des limites planétaires mais aussi crise énergétique européenne, ruptures des chaînes de valeur, flambée des prix céréaliers, retour de l’inflation : il n’est désormais plus de doute possible sur le lien qui associe dans une même crise systémique notre modèle de développement, la dégradation de la planète et l’épuisement des ressources naturelles. Plus de doute non plus sur la nécessité et l’urgence de réconcilier l’économie avec les écosystèmes planétaires, l’intérêt général, le temps long et nos territoires.

Pour y parvenir, la planification écologique constitue certainement un levier utile et nécessaire si, toutefois, elle peut s’appuyer sur une détermination gouvernementale à la mesure de l’urgence de la situation et disposer de moyens ajustés à la complexité du défi à relever. Car face à la sécheresse, à la dégradation de la qualité de l’eau, au recul des sols naturels, au risque épidémique accru, à l’érosion côtière, à la vulnérabilité des infrastructures ou à la morbidité environnementale, il n’est plus de demi-mesure qui puisse suffire. Au contraire, la gravité de la crise écologique et ses premiers impacts invitent le gouvernement à porter très haut l’ambition nationale, au risque sinon que les coûts économiques, sanitaires et sociaux de l’inaction deviennent bien supérieurs à ceux du changement.

Puisse donc aussi la planification permettre aux acteurs économiques, aux dirigeants d’entreprises et aux responsables des collectivités, de ne plus avoir à opérer seuls des arbitrages qui, en opposant le bien commun à la performance économique ou électorale, ralentissent la transition. Comment espérer sinon que les entreprises engagent les investissements et changements nécessaires à leur transition écologique tout en préservant leur compétitivité économique ? Comment penser qu’un élu puisse politiquement survivre aux contraintes que la crise environnementale l’engage à mettre en œuvre s’il est seul à les porter sur son territoire ?

Ainsi, le constat s’impose aussi que la planification écologique ne pourra permettre de relever le défi du climat et de la biodiversité qu’à la condition de faire émerger, au même moment, un nouveau modèle de prospérité économique qui permette de concilier le développement humain et celui des entreprises sans préempter l’environnement et ses ressources. À défaut, le problème persistera de ne pas pouvoir soustraire les enjeux écologiques aux intérêts particuliers en compromettant, ce faisant, l’avenir des jeunes générations. Pour leur part d’ailleurs, celles-ci ne transigent plus. Par leur « désertion », leur rébellion, ou tout simplement leurs conditions à l’embauche, elles sont de plus en plus nombreuses à exiger que les valeurs sociales et environnementales soient replacées au cœur des modèles d’affaire et entrepreneuriaux. Elles sont loin d’être les seules…

Voilà déjà quelques années en effet que les initiatives se multiplient, qui traduisent ensemble la prise de conscience, la demande accrue d’amorcer la transition ainsi que l’offre d’intelligence et d’engagement pour l’organiser et la déployer… Réseaux d’entreprises, mouvements étudiants, associations, organismes professionnels, institutions dédiées, territoires, syndicats, collectifs : de toutes parts, les idées jaillissent, les solutions s’inventent et les plans s’élaborent. Ensemble, ils signent la force et l’ampleur du mouvement sur lequel le gouvernement peut compter pour porter son ambition écologique, à condition toutefois qu’il concède à en partager l’élaboration. Car le passage d’un modèle de développement à un autre ne peut pas seulement procéder de l’injonction descendante des politiques publiques et autres contraintes réglementaires. Pour réussir, il suppose que l’ensemble des parties prenantes concernées s’accordent sur l’ambition commune dont ils doivent être les co-entrepreneurs.

La question devient alors celle du processus à mettre en place pour capitaliser l’effervescence participative et la convertir en consensus démocratique. Sans doute était-ce l’intention du Grand Débat National, puis de la Convention citoyenne qui, de fait, ont montré qu’en offrant à chacun de contribuer et en s’appuyant sur l’intelligence collective, il est possible de fédérer la diversité autour d’un objectif commun, de libérer l’inventivité, de faciliter l’inclusion et même de gérer la complexité. Cependant, les deux initiatives présidentielles ont aussi enseigné qu’en dissociant les citoyens des forces vives de l’économie, il n’était pas possible d’emporter l’adhésion de ces dernières ni d’échapper aux intérêts sectoriels. Autrement dit, pour être politiquement légitime et socialement acceptable, la planification écologique doit permettre à tous les acteurs qu’elle concerne d’inventer ensemble le modèle qu’elle sert pour mieux le mettre en œuvre.

Dans un contexte où le niveau global d’incertitude est à la mesure des efforts de transition et d’adaptation à consentir, il ne sera donc possible d’entreprendre de transition écologique efficace qu’à la condition d’un consensus préalable des acteurs économiques. Or si la voie est étroite et délicate, des propositions existent, qui étendent le processus démocratique aux entreprises et à leurs écosystèmes pour les faire converger vers une ambition commune. Le Grand Défi des entreprises pour la planète est de celles-là. Puisse donc le chef de l’État et le gouvernement se saisir de ces initiatives et de l’énergie qu’elles portent pour faire de la planification écologique une démarche systémique, ambitieuse, ajustée, inclusive et consentie. Car là se trouve certainement la clé de sa réussite, et nous n’avons désormais plus le temps d’un échec.

Pour en savoir plus sur le Grand Défi : www.legranddefi.org
Ce texte est une tribune parue dans le journal Les Echos en septembre 2022