Sandrine Roudaut est perspectiviste, éditrice chez « La mer salée », conférencière, essayiste et autrice du roman d’anticipation Les Déliés sorti en septembre 2020.
D’où t’es venu cette passion pour l’utopie ?
Je pense que je suis utopiste depuis que je suis petite, mais j’ai fait en sorte d’oublier cette ambition. Je suis devenue vraiment utopiste en conscience par pragmatisme, quand j’ai commencé à réfléchir aux freins au changement. Pendant 10 ans j’ai travaillé dans le développement durable, notamment dans le conseil auprès de PME. J’avais choisi ce métier par conviction, presque par militantisme, avec la ferme intention de contribuer au monde. Je cherchais des solutions efficaces, j’expérimentais avec les entreprises. Mais je voyais que les chiffres au global n’étaient pas meilleurs, que la situation ne s’améliorait pas, et je constatais également beaucoup de crispation et de résistance. Et les freins n’étaient pas techniques, car les solutions existaient et les moyens financiers aussi.
J’ai donc voulu comprendre cette résistance et je me suis arrêtée quelque temps pour explorer notre cerveau, à travers la psychologie et les neurosciences. Avec une meilleure compréhension des freins, j’ai mis en face des leviers (émotionnels ou des cadres pour innover), et le terme le plus adapté que j’ai trouvé pour exprimer cette démarche était celui de l’utopie : radicale dans les objectifs, pragmatique dans les moyens.
En 2013, j’ai publié le livre Utopie Mode d’emploi. Je sentais intuitivement qu’il y avait quelque chose autour de l’utopie, et je ne cesse depuis ce jour de poursuivre et de comprendre cette intuition.
Pour toi, c’est quoi l’utopie ?
L’utopie, c’est une conception inversée du progrès. Dans la logique habituelle on part d’aujourd’hui et on tire une ligne. Un utopiste part de demain, du monde qu’il veut voir advenir, de ce qui lui paraît essentiel. Cet objectif ne va pas être négociable, alors que dans la logique habituelle ce qui n’est pas négociable c’est le modèle d’origine, on a du mal à se décoller du présent et de nos différents engagements. La philosophie de l’utopiste consiste à absorber les échecs intermédiaires sans jamais douter de la victoire finale. La radicalité de ce qu’il défend est légitime et permet de ne pas négocier ce qui est essentiel, par exemple notre droit à respirer un air pur lorsqu’on sait que 70 000 personnes par an meurent prématurément de la pollution de l’air.
L’utopie c’est également renouer avec l’esprit collectif et avec une notion du temps différente : c’est l’esprit des bâtisseurs de cathédrale, commencer un édifice en sachant que tu ne le verras peut-être pas advenir de ton vivant, mais tu y auras contribué.
L’utopie c’est la page blanche, où il n’y a qu’à expérimenter. Personne ne l’a fait avant nous, alors tout est recevable et imaginable.
“ Un utopiste part de demain, du monde qu’il veut voir advenir. Cet objectif ne va pas être négociable, ce qui va l’être ce sont les moyens pour y parvenir. C’est une page blanche où tout est à imaginer et à expérimenter ”
Quelles sont les premières caractéristiques essentielles à l’utopie ?
Étymologiquement, l’utopie c’est ce qui n’a pas de lieu, ce qui est irréalisé. Il est curieux de voir la traduction que nous en avons faite, car aujourd’hui l’utopie c’est d’abord ce qui semble irréalisable. Cela démontre notre faible confiance en l’espèce humaine, notre peur d’espérer, notre incapacité d’imaginer, notre manque de vision et d’audace. Les utopistes s’autorisent à penser par-delà le présent grâce à leur vision débridée, ils sont extra-lucides.
Ce caractère irréalisable que nous lui avons attribué signifie pour moi tout son intérêt : c’est en pensant que c’est infaisable qu’on innove radicalement et qu’on se libère de nos contraintes et de nos freins car a priori l’idée semble dingue. Il faut entrer dans ce process d’homo ludens, pour reprendre les termes du psychiatre Gottlieb Guntern, c’est-à-dire être dans le jeu, dans le ludique, la créativité fonctionnera alors. L’utopie permet de sortir de son cadre, de rentrer dans le récit et d’imaginer collectivement : on va alors créer du désir, le désir d’un monde meilleur. Or le désir est un agent de métamorphose majeur, qui permet de surmonter des freins majeurs comme la peur et le sentiment d’impuissance. Le désir et la confiance sont plus puissants que tout.
Un utopiste doit-il forcément entrainer les 100% dans sa démarche ?
Tout le monde n’est pas utopiste. Cela demande de s’affranchir des croyances de son époque, de la reconnaissance de ses pairs, de ce qu’on a toujours fait, des règles de sa profession. Les utopistes sont de fait, en décalage ou en contestation avec leur époque : ils ressentent ce qui est intolérable dans le monde, ou ce qui devrait être inventé, quand la majorité de leurs contemporains est indifférente à cette indignation, ou trouve fou de rêver si grand. Les utopistes arrivent à voir ce qui des années plus tard deviendra une évidence pour tout le monde.
Les contestataires envers leur époque sont toujours moins de 5%, ils constituent des minorités actives. Les choses n’évoluent jamais sous l’impulsion des 100 %, elles sont défendues, en quelque sorte « arrachées » par une minorité. Par exemple, les suffragettes n’étaient que 300 devant le parlement britannique à militer pour le droit de vote des femmes. Ce qui est important, c’est de soutenir ces minorités et d’essayer de leur accorder le bénéfice du doute. Il faut suivre son utopie tout en acceptant celles des autres car elles sont vertueuses les unes pour les autres. C’est en quelque sorte de l’utopie liquide, chacun prend sa part et la réalise pour l’autre, c’est une union dispersée.
“ Il faut suivre son utopie tout en acceptant celles des autres car elles sont vertueuses les unes pour les autres. C’est en quelque sorte de l’utopie liquide, chacun prend sa part et la réalise pour l’autre, c’est une union dispersée ”
As-tu un exemple d’utopie d’aujourd’hui qui nous permette de dire que les utopies contribuent à la transformation du monde ?
Internet est une utopie, l’avion, le droit de vote des femmes, la sécurité sociale… Tout ce qui est perçu par la majorité comme irréaliste au moment où quelques uns s’en emparent. Le problème, c’est qu’on ne parle jamais des utopies réalisées car elles ne s’appellent plus par définition, des utopies, ayant trouvé un lieu. De plus, dans notre société, nous n’avons pas le culte de l’utopie, on essaye au contraire de rationaliser ces innovations pour montrer qu’elles sont « normales ».
Les utopies d’aujourd’hui sont nombreuses, par exemple l’Eastgate Building, qui est un centre commercial à Harare, au Zimbabwe : nous avons réussi à concevoir un maul qui marche sans climatisation, grâce au biomimétisme, avec une régulation de la température intérieure inspirée de la structure des termitières.
Nous ne mettons pas suffisamment en lumière ces utopies concrétisées pour stimuler notre désir. Les innovations existent donc, l’argent aussi, mais il nous manque une pensée libre, de la vision, de l’audace, et la confiance en l’ humain Il y a aussi une grande part de chance et d’improbable dans l’émergence d’une utopie, il faut y être disponible car on ne sait pas exactement de quelle étincelle elle surgira.
Quelle est l’utopie que tu espères ?
J’aimerais celle d’un monde qui ne nuirait à personne. Toutes les utopies sont vertueuses entre elles, c’est pourquoi je souhaiterais voir émerger un réel système utopique, qui nourrirait un monde plus juste et meilleur pour tous. Ce monde je l’ai imaginé dans mon roman les Déliés.
Quand on parle du futur, on nous présente en général un monde apocalyptique. C’est ce que véhicule le discours ambiant mais aussi toutes les fictions. L’utopie possède un lieu de naissance, notre imaginaire, qu’il faut continuer à cultiver et à nourrir plutôt que de l’assécher avec des visions catastrophiques de l’avenir.
Dans ce nouveau roman d’anticipation, j’ai souhaité sortir de ces scénarios apocalyptiques et survivalistes, dans lesquels nous sommes placés en tant que victimes, résignés. On ne peut pas se battre pour un nouveau monde si on ne l’imagine pas, si on ne le lit pas avec des ouvrages porteurs. Il existe peu de fiction dans cette veine, on peut citer Ecotopia d’Ernest Callenbach, La Belle Verte ou encore L’An 01…
Les Déliés, c’est l’histoire d’un monde lumineux, combatif, frugal certes, mais aussi joyeux et apaisant, un monde où des citoyennes et citoyens le font basculer. Ce roman mêle, réconcilie différentes formes d’activisme qui existent aujourd’hui. La fiction permet d’embarquer le lecteur dans nouvelle vision du monde utopique. Et ce monde utopiste, en le lisant, beaucoup de gens se surprennent à l’imaginer possible. En fait il l’est.
“ L’utopie possède un lieu, notre imaginaire, qu’il faut continuer à cultiver et à nourrir plutôt que de l’assécher avec des visions catastrophiques de l’avenir. ”
Peux-tu nous recommander un livre qui t’évoque cette thématique de l’utopie ?
Je conseille le livre de François Roustang, hypnothérapeute, Jamais contre d’abord. Il part de l’idée qu’un patient possède son propre remède. Plus on pose un diagnostic sur ce dernier, plus on l’empêche d’avancer. Ce livre m’a aidé à comprendre que tu ne peux pas convaincre quelqu’un, que nous ne devons pas placer trop d’intentions sur les personnes, que le chemin de transformation doit venir d’eux.
La solution réside dans ce que nous pourrions appeler l’émerveillement par anticipation, c’est-à-dire notre capacité à nous émerveiller de ce que les gens vont devenir : il faut juste leur laisser la place de bouger, sur un terreau fertile, et avoir foi en l’humanité.
Pour aller plus loin :
Sandrine Roudaut
Sur les freins au changement et leurs antidotes : « l’utopie mode d’emploi »
Sur les minorités actives qui changent l’Histoire « les Suspendu(e)s »
Sur un futur réenchanté où le monde bascule , le roman « les déliés ».
François Roustand « Jamais contre d’abord »
Ernest Callenbach « Ecotopia »
Le film La Belle Verte
Le film l’An 01
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