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Nathalie Bardin est Directrice Executive Marketing stratégique, RSE et Innovation d’Altarea. Elle est également alumni du Programme Transformation de l’ENGAGE University. Retour sur son expérience avec ENGAGE.

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis directrice exécutive marketing stratégique de la RSE et de l’innovation dans le groupe Altaréa qui intervient sur la transformation urbaine et toutes les problématiques liées à la ville (logements, bureaux, commerce…).

 

Tu as participé au Programme Transformation, qu’est-ce que cela t’a apporté d’un point de vue professionnel et personnel ?

Sur le plan professionnel cela m’a apporté trois choses :

  • De l’inspiration : on a tendance à s’assécher, parfois, dans le cadre professionnel. Le Programme Transformation m’a apporté l’inspiration dont j’avais besoin en me confrontant à des problématiques que je n’avais pas encore suffisamment approfondies, à des personnalités incroyables, d’universitaires, d’intellectuels, d’entrepreneurs… Cela ouvre un champ des possibles et des solutions pour changer les choses.
  • Une logique de stimulation et partage : les profils des participants du programme sont variés et cela est très enrichissant d’interagir avec des personnes d’univers différents, de réfléchir ensemble en bonne intelligence, de confronter nos visions, nos expériences, de s’appuyer aussi dans nos parcours et nos objectifs.
  • Un passage à l’acte : c’est une formation tournée vers l’action. Concrètement, j’ai par exemple découvert la Fresque du Climat grâce à ce programme et je suis devenue fresqueuse. J’ai également découvert de nouvelles approches, comme la permaéconomie et de nouveaux outils. J’ai également souhaité poursuivre l’expérience avec ENGAGE dans mon entreprise pour que nous allions plus loin dans nos engagements en proposant des cycles de conférences pour sensibiliser et former nos collaborateurs et collaboratrices.

D’un point de vue personnel, je pense qu’on ne rentre pas chez ENGAGE par hasard. J’étais déjà dans une dynamique d’action, prête à entrer et à approfondir mon engagement dans la transition. Le programme m’a conforté dans ces intentions.

 

« Le Programme Transformation m’a apporté l’inspiration dont j’avais besoin en me confrontant à des problématiques que je n’avais pas encore suffisamment approfondies »

 

Ce programme a-t-il transformé ta vision de la transformation de la société et de l’entreprise ? Et de quelle façon ?

Cela m’a donné une plus grande ouverture sur des thématiques que nous n’avions pas abordées dans mon entreprise, comme la biodiversité. Le programme m’a apporté une connaissance en profondeur des sujets, une vision systémique et globale des enjeux.

Il m’a aussi éveillé à de nouveaux savoir-faire comme l’intelligence collective. J’ai expérimenté de nouvelles approches, de nouvelles façons d’accélérer la transformation et de réfléchir collectivement à des solutions.

 

Tu as décidé de poursuivre ton expérience personnelle au travers d’un cycle de conférences dédié à l’ensemble des collaborateurs du groupe Altarea, pourquoi ?

Je souhaite mener une transformation en profondeur et densifier notre passage à l’acte au sein d’Altaréa, et c’est évidemment plus facile de s’appuyer sur un tiers, doté d’une réelle crédibilité sur ces sujets de fond.

Les échanges que nous avons avec les experts du réseau nourrissent notre réflexion collective. Cela accélère la mise en mouvement des dirigeants et des collaborateurs, sans qui rien de durable ne se fera.

 

Qu’attends-tu d’une organisation comme ENGAGE ?

Nous sommes aujourd’hui dans une phase de sensibilisation, qui ambitionne d’éclairer les collaborateurs sur ces thématiques de fond. J’aimerais poursuivre le travail avec ENGAGE avec des focus sur des sujets que l’on estime prioritaires pour notre groupe, comme la biodiversité.

ENGAGE est un vrai partenaire de notre transition. Il enrichit notre réflexion, en y associant les bons experts, puis nous accompagne dans la conception et la mise en œuvre de transformations concrètes.

 

Finalement, comment caractériserais-tu ces premières expériences ?

Profondément humain. Les personnes qui interviennent au sein d’ENGAGE sont convaincues de ce qu’elles font, le portent, c’est incarné. Je qualifierais également mon expérience de « transformation active », une sorte d’utopie concrète et éclairée. On ressent dans cette communauté l’envie de changer les choses et de s’en donner les moyens. Nous sommes dans la projection vers un futur plus désirable mais aussi dans le présent et la transformation concrète, dès aujourd’hui.

 

 

 

Participez à la prochaine édition du Programme Transformation !

Trois semaines consacrées à l’approfondissement d’une thématique incontournable du XXIe siècle et deux semaines dédiées à l’expérimentation pour se donner les moyens d’agir dans le système, pour une immersion complète au sein des enjeux de la transition.

Le Programme Transformation vous permettra de :

  • Vous saisir des défis du 21e siècle – environnement, gouvernance, numérique, complexité, leadership d’impact – pour mettre le bien commun au cœur de ses activités.
  • Acquérir savoir-être et savoir-faire indispensables dans notre monde en transition – intelligence collective, mobilisation, leadership conscient, créativité, rhétorique.
  • Ancrer votre engagement personnel et professionnel à travers des temps de réflexions individuels et des moments d’échange entre pairs.
  • Rencontrer des apprenant·e·s engagé·e·s qui partagent une envie profonde de réinvention, en promotion réduite (20 participant.e.s) et des intervenant·e·s passionné·e·s et passionnant·e·s grâce à des échanges privilégiés
  • Bénéficier d’un accès privilégié à l’écosystème ENGAGE.

En savoir plus : www.engage-programmetransformation.com

 

Philippe Zaouati est le CEO de Mirova, une entreprise dédiée à l’investissement responsable et au financement du développement durable. Il est également co-fondateur et président du collectif de citoyens l’Union fait le Climat, qui œuvre pour que le climat et la biodiversité soient au cœur des politiques publiques.

 

Peux-tu te présenter ?

Je travaille dans la finance depuis plus de 30 ans. J’ai eu une prise de conscience sur l’impact de la finance il y a 15 ans, lors de la crise financière. J’ai commencé à réfléchir à nos pratiques et à la façon nous pourrions utiliser la finance pour contribuer à l’intérêt général, au bien commun.

Je travaillais chez Natixis depuis 2007, et j’ai essayé de transformer l’entreprise mais c’est toujours difficile de faire évoluer rapidement ce genre de grosses structures. J’ai donc décidé de créer Mirova, en 2012, une spin-off dédiée à l’investissement responsable et au financement du développement durable pour démontrer que l’on était en capacité de monter une initiative ambitieuse, d’avoir un réel impact.

Aujourd’hui Mirova représente 28 milliards d’euros sous gestion (contre 3 milliards en 2012), pour le compte d’investisseurs partout dans le monde avec cette volonté de prendre en compte et de maximiser l’impact environnemental et social. Notre métier consiste à flécher le capital là où il nous semble être le plus utile : santé, mobilité, énergie durable, égalité homme/femme, éducation, efficacité énergétique… Pour évaluer ces projets et ces entreprises à impact, nous nous appuyons sur une équipe dédiée en interne et sur des agences partenaires spécialisées (ISS, Carbone 4, Iceberg…). Nous co-construisons avec elles des méthodologies que nous mettons ensuite en open-source pour qu’elles deviennent des standards de marché.

 

La lettre de Larry Fink, PDG de Blackrock, défendant un nouveau capitalisme « des parties prenantes » a été beaucoup relayée. Qu’est-ce que cela traduit de l’état de la finance et de son rôle dans la transition ?

 

La lettre de Blackrock a en effet été beaucoup relayée. De fait, c’est une bonne nouvelle car elle porte un message positif. On peut ensuite se demander si c’est en phase avec ce qu’ils font ? Personnellement, je pense qu’il y a une déconnexion assez forte car la philosophie derrière ce texte est toujours très marquée par la matérialité financière, c’est-à-dire qu’on s’intéresse à l’écologie parce que cela nous fait gagner plus d’argent. Bien sûr, en tant qu’investisseurs, nous sommes là pour maximiser le profit pour nos clients. Toute l’analyse sous-jacente ne peut pourtant pas être fondée sur cette stricte et unique recherche de rentabilité financière. Il y a de nombreux impacts qui ne sont pas financiers et qu’il faut prendre en compte : la biodiversité, le respect des droits de l’Homme…

Evidemment, là encore, changer l’orientation d’un paquebot comme Blackrock qui a plus de dix mille milliards de dollars en gestion n’est pas chose aisée. Tous les acteurs financiers n’ont pas la même capacité à agir, dans les mêmes délais. Cette lettre est déjà une première étape positive.

 

La transition du secteur financier va-t-elle assez vite ?

La grande et éternelle question est : la finance doit-elle aller plus vite que l’économie ? Les financiers traditionnels diront que non, car la finance est là pour financer l’économie avec une certaine neutralité vis-à-vis de l’évolution de cette dernière.

Chez Mirova, nous développons un message différent qui consiste à penser que la finance, de par sa capacité à réallouer du capital, a la possibilité d’être en avance de phase en préparant l’avenir, en anticipant les changements. Si les acteurs de la finance décident donc de prendre de l’avance sur les sujets de développement durable, cela peut avoir un effet très fort sur l’économie.

Je pense que la bataille culturelle est en passe d’être gagnée. Les mentalités changent. Dans les faits pourtant, nous en sommes encore loin, principalement parce que la finance est un business de stock d’actifs, que l’on ne change pas comme ça du jour au lendemain, cela prend du temps.

 

 

« Si les acteurs de la finance décident de prendre une avance sur les sujets de développement durable, cela peut avoir un effet très fort sur l’économie. »

 

 

Pour en venir à un sujet très médiatisé en ce moment, pourquoi la nouvelle taxonomie européenne est-elle aussi controversée ?

Je fait partie du groupe d’experts de la finance durable à l’origine de cette idée de taxonomie européenne en 2017. Nous avons écrit la feuille de route sur la finance durable qui est aujourd’hui en cours de mise en œuvre. L’objectif principal était de définir une grammaire commune au niveau de la finance pour orienter les investissements vers les activités « vertes ».

La commission européenne a mis en place un premier groupe de travail, appelé le TEG, chargé de préciser cette taxonomie industrie par industrie. Ce groupe de travail est composé de professionnels du secteur financier (assureurs, banquiers) et de représentants de la société civile (notamment des ONG), le tout dirigé par Nathan Fabian, directeur des investissements responsables (PRI – Principes pour l’investissement responsable).

Est alors définie une taxonomie sur 6 critères environnementaux : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au dérèglement, l’eau, l’économie circulaire, la pollution et la biodiversité. Un actif est alors éligible à la taxonomie s’il apporte une contribution positive forte à l’un de ces 6 critères environnementaux sans être très négatif pour les autres, tout en respectant les grandes conventions internationales.
Sur 70 secteurs industriels, ils définissent les limites qui leur paraissent raisonnables pour rentrer dans la catégorie verte. Sont alors exclues énergies fossiles, gaz (au-dessus d’un certain seuil d’émission), et le nucléaire du fait de la problématique des déchets.  Un vrai consensus naît alors entre les acteurs de la finance et la société civile, appuyé par la science.

Ensuite sont arrivés les politiciens, notamment le gouvernement français, qui a imposé le nucléaire dans cette taxonomie et a négocié un deal, un accord avec les pays producteurs de gaz. Tu m’autorises le nucléaire, je t’autorise le gaz…
La commission européenne, après avoir adopté un premier acte fondé sur les recommandations du TEG, réécrit un second acte incluant le nucléaire et le gaz dans la taxonomie. C’est un message extrêmement négatif, qui affaiblit le fonctionnement de cette plateforme et de tout ce plan de finance durable basé sur un consensus entre le secteur financier et la société.

C’est d’autant plus grave que ce lobbying politique est inutile car cela n’aurait rien changé au financement du nucléaire en France, extrêmement majoritairement public.

La France se sert en fait d’un outil européen pour faire de la politique intérieure. Elle se sert du tampon ‘taxonomie européenne’ pour renforcer l’argumentaire selon lequel le nucléaire est favorable à l’environnement. Cela leur permet de nourrir leur récit politique pour ouvrir de nouvelles EPR et apaiser le débat, ce qui est aujourd’hui grandement discutable.

 

Quel serait ton premier conseil à un directeur financier d’une entreprise et à un citoyen, pour diminuer leur impact sur l’environnement par la gestion de leur finance?

Pour un directeur financier, je lui conseillerais tout d’abord d’aligner sa stratégie financière sur la stratégie globale de l’entreprise. Il faut que la direction générale soit d’abord convaincue de la transition à mener, et ensuite la stratégie financière pourra accélérer ce changement.

Pour les citoyens je dirais qu’il est essentiel d’amorcer une discussion avec son conseiller financier, de l’interroger sur les possibilités d’investissement en exprimant clairement ses souhaits. Mettre en avant ses convictions environnementales, sociales. Plus les citoyens le feront, plus l’offre devra s’aligner. Exercer une forme de pression, pousser les conseillers à devenir plus professionnels, plus sachants dans ces domaines. Et ne pas hésiter à changer de banque si les réponses ne sont pas à la hauteur. L’empreinte carbone de son épargne est très important et c’est un sujet qui est rarement mis en lumière hélas.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Aujourd’hui, je suis grand-père et cela impacte forcément ma vision du futur. Dans le Vaucluse, j’ai planté des oliviers et mon futur désirable ça serait que cette parcelle devienne une superbe oliveraie dont ma petite fille pourra profiter, et que cette belle région ne soit pas dévastée par la sécheresse.

 

Une œuvre d’art pour illustrer tes propos ?

Je pense notamment à l’œuvre du photographe marseillais Philippe Echaroux qui, lors d’un séjour au sein d’une tribu amazonienne au Brésil, a photographié le visage de ses hôtes avant de les projeter sur des arbres dans des grandes villes pour sensibiliser à l’écologie et à la déforestation. C’est un message fort et puissant, qui représente la connexion essentielle entre les Hommes et la Nature.

 

Du street art au cœur de la forêt Amazonienne – Philippe Echaroux

 

 

Stéphane Hugon est sociologue de l’imaginaire et co-fondateur d’Eranos, cabinet de conseil spécialisé dans la Transformation Sociétale, en réconciliant entreprises et société.

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis sociologue de l’imaginaire. Cette sociologie a été occulté pendant plusieurs années, mais revient à la faveur des transformations sociétales. Elle montre que ce qui fait société, c’est le partage d’un récit commun fort et d’images fondatrices qui rassemblent. L’idée, c’est que l’imaginaire est plus fort que les conditions objectives de vie. Je suis également co-fondateur d’Eranos, un institut qui a pour objet de resynchroniser les entreprises avec leur époque, en les réconciliant avec la société d’aujourd’hui et en les accompagnant vers un modèle contributif.

 

On parle aujourd’hui d’une civilisation du cocon, tendance qui semble s’amplifier avec les confinements successifs, cela te semble-t-il approprié ?

La notion est intéressante, beaucoup d’observateurs l’utilisent, je pense notamment à Vincent Cocquebert, journaliste et essayiste, qui a publié en 2021 le livre La civilisation du cocon. Pour en finir avec la tentation de repli sur soi.

Si l’on replace cette notion dans le contexte de crise sanitaire, il y a un imaginaire de la ruralité qui se dessine aussi en arrière-plan, une fermeture au monde globalisé, mais une ouverture vers l’environnement, le territoire à proximité de nous : famille, voisinage, habitants du quartiers – c’est-à-dire des personnes soumises à la même gravité que nous. La crise sanitaire nous a obligé, par contrainte, à revisiter et à transformer notre environnement immédiat, à trouver une logique d’échange et de co-attention, qui font partie de l’économie invisible et qui font territoires.

Ce phénomène conjoncturel vient selon moi révéler un cycle plus long, antérieur à la crise sanitaire, qui est l’invention d’un espace entre l’individu et la masse. Un ‘plus que soi’, mais plus restreint que l’universalisme. C’est dans cet interstice que se situe, par exemple, le communautarisme, qui peut être caractérisé comme un effet pervers de cette tendance.

 

 

Métavers et monde virtuel… Tendons-nous également à entrer dans une ère du cocon numérique ?

Nous avons récemment mené une étude qui démontre que l’aboutissement de cette logique de fragmentation de la société, alimentée par celle du désir pour ce qui nous plait, ce qui nous ressemble, engendre dans un premier temps un sentiment d’aboutissement mais conduit ensuite à un enferment dans sa bulle. Ce phénomène est bien-sûr amplifié par le digital et les nouvelles technologies.

Sans sacraliser le passé, on peut affirmer que les premiers médias de masse, comme la télévision et la radio, engendraient un effet de ‘transversalité’. Les citoyens auditeurs, synchrones les uns avec les autres, regardaient les mêmes programmes au même moment. La création d’un commun était, de fait, beaucoup plus simple.

Aujourd’hui, chacun crée son cocon, avec ses médias préférés, ses plateformes favorites, mais ce cocon digital isole, et risque de maintenir et d’alimenter certaines croyances et ignorances. Il peut mener, in fine, à une forme d’exclusion et d’enfermement, et par la même réduire son regard critique et la considération que l’on a pour autrui. Le dialogue devient alors plus compliqué, voire violent. On produit du même, qui fait disparaitre le commun.

 

« Nous nous enfermons dans un cocon digital, qui isole, maintient et alimente certaines croyances et ignorances. On produit du même qui fait disparaitre le commun. »

 

 

Sur le long terme, comment la crise sanitaire impacte-t-elle notre façon de consommer ?

Historiquement, avant le XIXe siècle, la vie sociale était organisée autour de la religion. Il y a eu ensuite une transposition du religieux dans le politique. Qu’on soit pour ou contre, chacun avait sa place dans un récit global. Ensuite, l’après-guerre apporte une sorte de fascination consommatoire. C’est un troisième temps plus pauvre, privé de transcendance, mais qui organise tout de même la vie. Très rapidement, au bout de 50 ans, ce temps s’épuise, une fois dépassé le contexte de rareté vécu après la guerre. Depuis les années 90, notre rapport à la consommation est en quête d’une dimension transcendantale, en recherche du sens, d’un commun perdu.

Une voie s’ouvre aujourd’hui, très clivante. Elle consiste à transformer nos actes de consommation en actes de contribution. L’individu tente de trouver du sens en s’engageant à travers sa consommation, à travers un acte qui dépasse son besoin individuel et devient un acte contributif à la société et au collectif. Le citoyen laïcisé, qui vote moins, ressent un manque, une perte de sens. Il va surinvestir dans son acte consommatoire pour satisfaire ce besoin de solidarité, d’engagement, de lien, voire de spiritualité.

Cette tendance ne fait que souligner le désir de transcendance de notre société. Faute de mieux, cette dernière déplace son engagement dans la consommation, ce qui constitue à minima un acte politique. Nous observons donc un détournement de la consommation, une pseudomorphose, pour répondre à un besoin qui, pour l’instant, n’a pas d’outil ni de canal pour s’exprimer. Cette tendance, organisée aujourd’hui autour de la consommation pourrait retomber pour laisser émerger une autre forme d’organisation sociale.

 

« Le citoyen va survinvestir dans son acte consommatoire pour satisfaire son besoin de sens, qui va devenir un acte contributif à la société et au collectif. »

 

Cette tendance s’exprime-t-elle sur tout le territoire et pour tous les citoyens ?

Cette tendance existe dans les petites et moyennes villes ainsi qu’en zone rurale mais se matérialise différemment. Dans les circuit courts et l’artisanat, par exemple, qui continuent d’exister alors qu’ils auraient dû disparaitre sous l’effet du développement de la grande distribution. Nous avons donc une vraie résistance passive, à la faveur de ce besoin de sens et d’engagement.

La crise des gilets jaunes révèle une certaine saturation de la promesse de progrès de l’après-guerre, et témoigne d’une véritable perte de sens. La partie la plus aisée de la population a repris les codes et les rites de la culture populaire, ceux de la paysannerie, l’imaginaire de l’artisan, et les a reconstruits autour, par exemple, du bio (produits et modèles alternatifs de distribution), des chambres d’hôtes (valeurs d’accueil, de proximité). Les classes populaires sont restées bloquées dans un modèle aujourd’hui caduc dont la grande distribution est le symbole, qui isole, détruit le lien.

 

Quelles peuvent être les implications pour les entreprises ?

Il risque d’y avoir une vraie redistribution de l’influence et de la légitimité des marques. Des mastodontes peuvent disparaitre extrêmement rapidement, chose impensable il y a quelques années. Aucune entreprise ne peut faire aujourd’hui l’économie de la question : quel est le besoin dont je suis la réponse ? Il est vital pour les entreprises de s’interroger fondamentalement sur leur raison d’être et de se transformer en cette période de désenchantement.

 

Isabelle Lefort est une ancienne journaliste et rédactrice en chef dans la mode. Elle co-fonde en 2019 avec Laure du Pavillon l’association Paris Good Fashion qui vise à faire de Paris la capitale d’une mode plus responsable d’ici 2024.

 

Peux-tu te présenter ?

J’ai été, en première partie de carrière, journaliste rédactrice en chef de différents magazines d’art de vivre, de mode ou de luxe comme Jalouse, Biba, Elle ou encore La Tribune. En 2009, lors de la crise des subprimes, j’ai ressenti un réel besoin de donner plus de sens à ma carrière. J’ai alors rejoint le secteur du développement durable avec notamment Jacques Attali au sein de Positive Planet où je suis devenue directrice éditoriale de toutes les activités autour du Positive Economy Forum.

En 2018, la ville de Paris m’a sollicitée de par ma double casquette – mode et développement durable – car elle souhaitait accélérer la transition du secteur de la mode. Avec Laure du Pavillon, nous avons cofondé l’association Paris Good Fashion pour répondre à cet objectif.

 

La naissance de cette association est partie de quel constat de l’industrie de la mode et du textile ?

Lorsque j’ai quitté le secteur de la mode en 2009, le sujet du sens et de la préservation ne portait pas dans ce milieu, il y avait un réel manque de prise de conscience des impacts négatifs de cette industrie. Le scandale du Rana Plaza en 2013 a permis de prendre conscience d’une petite partie de l’impact social désastreux de l’industrie du textile. À tout cela il faut ajouter l’exploitation des femmes et des enfants, les émissions carbone, la consommation astronomique d’eau, la surproduction de plastique…  En quelques chiffres, le secteur de la mode serait responsable de la pollution de 25% des eaux mondiales, le coton capterait 93% de l’eau utilisée par l’industrie textile avec 84,5 milliards de mètres cubes d’eau par an, ou encore 87% des matériaux utilisés dans la fabrication des vêtements finissent à la poubelle (source : Climate Chance).

L’industrie du textile et de la mode est donc l’une des industries les plus polluantes et la fast fashion a augmenté ce phénomène. Nous étions dans l’urgence absolue de changer les méthodes de cette industrie.

 

Constatez-vous une réelle prise de conscience, à la fois de la part des consommateurs mais aussi des marques ?

En 2020, nous avons lancé une consultation citoyenne pour une mode plus responsable : 107 000 personnes ont participé, nous avons recueilli plus de 3 000 propositions et près d’un demi-million de votes. Dans le rapport de la consultation citoyenne, nous rappelons l’étude de l’Institut Français de la mode, commanditée par Première Vision, qui énonce que 64 % des consommateurs ont confirmé leur intention d’acheter des produits de mode éco-responsable au second semestre 2020.

 

Cela démontre l’intérêt et la prise de conscience du grand public pour le sujet. La volonté de mieux consommer est présente, mais tout le monde n’a pas les moyens c’est pourquoi il est essentiel de développer et démocratiser cette mode durable. On observe également du côté des marques une réelle prise de conscience et des engagements réels. Si certaines sont tentées par le greenwashing, je ne donne pas chère de cette stratégie à haut risque réputationnel, qui n’est pas viable car nous assistons à une transformation profonde des habitudes de consommation et a véritable changement de paradigme. Il y a donc une convergence des prises de conscience, poussée par une législation de plus en plus sévère en France, notamment avec la loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire) qui interdit la destruction des invendus non alimentaires dont le textile.

 

Pour retrouver toutes les propositions et engagements de la consultation citoyenne de Paris Good Fashion : https://drive.google.com/file/d/1P3zDZpRWuHzov5AAt7e81-tE7uHLMlfR/view

 

 

« Nous assistons à une transformation profonde des habitudes de consommation et à une convergence des prises de conscience : il est urgent que l’industrie de la mode change ses méthodes. »

 

 

Concrètement, comment Paris Good Fashion agit ?

Paris Good Fashion c’est une association indépendante loi 1901, créée à l’initiative de la ville de Paris. Au départ nous étions 10 membres, aujourd’hui nous allons terminer l’année à 100 membres.  Parmi eux, des grands groupes, des marques indépendantes, des distributeurs, des institutions, des écoles, des ONG : de Chanel à la Fondation Ellen Mac Arthur en passant par 1083, Les Galeries Lafayette, Vestiaire Collective…

D’abord nous sommes un écosystème où les acteurs du secteur se parlent, échangent des bonnes pratiques et travaillent ensemble à des solutions concrètes. Ce genre de coalition n’existait pas il y a deux ans, car le secteur est très compétitif et donc chacun restait dans son coin. Ensuite, nous sommes une vitrine pour les acteurs de la mode durable : nous n’avons pas forcement les mêmes méthodologies que nos voisins anglo-saxons de par notre historicité et notre connaissance de la mode et de par le point de vue du législateur qui est très poussé en France.

Pour finir, nous sommes avant tout un laboratoire de solutions concrètes. Nous mettons en place des workshops dans lesquels nous travaillons un problème à la source, dans lesquels nous essayons de trouver des solutions. Par exemple nous avons lancé une étude sur le bien-être animal pour savoir s’il y avait une corrélation entre la bientraitance animale et la qualité des peaux, ce qui est le cas. Cela nous a permis de démontrer aux plus réfractaires qu’il y avait tout intérêt à bien traiter les animaux. Notre objectif est donc de raisonner le marché, de le pousser vers des pratiques plus durables et de veiller à sa progression.

 

 

« À la fois un écosystème, une vitrine et un laboratoire de solutions concrètes, Paris Good Fashion a pour mission de raisonner le marché, de la pousser vers des pratiques plus durables et de veiller à sa progression. »

 

 

L’association vise à faire de Paris la capitale de la mode durable d’ici 2024. Un objectif réalisable ?

Historiquement, Paris est la capitale de la mode et a donc tout intérêt d’être précurseuse en matière de mode durable. Elle a toutes ses chances d’arriver à cet objectif d’ici 2024 : si vous regardez la cartographie de la mode durable à Paris intra-muros et Paris Ile de France, on recense plus de 400 adresses de marques de jeunes designers, d’ateliers où l’on peut faire réparer, entretenir ses vêtements, de boutiques de seconde main, des think tank… Il existe un réseau incroyable sur le territoire. À Paris, nous avons également des acteurs leaders très fort, comme LVMH, Kering, Chanel ou encore Eram et Etam. Ces groupes sont parmi les plus dynamiques dans la transition vers une mode durable aujourd’hui.

Pendant longtemps nous avons été en retard, par rapport à des capitales comme Copenhague ou Milan qui avait lancé son prix de la mode Green. Mais depuis 2019, il y a un élan et un nombre d’initiatives très important, comme Paris Good Fashion ou encore le Fashion Pact qui sont nées à Paris. Si l’on prend la Fashion Week qui vient de se terminer à Paris, il y a eu de réels efforts de fait : la Fédération de la Haute Couture a mis en place un outil pour mesurer l’ACV (analyse du cycle de vie) des collections et défilés, nous avons également mis en open-source des outils pour éco-concevoir des évènements, réaliser des shootings plus durables… Nous sommes sur le bon chemin et allons tout faire pour réaliser cet objectif.

 

On parle de plus en plus de sobriété et de décroissance, quel est le rôle de l’industrie de la mode dans cette évolution ?

Je pense qu’il faut cesser la surproduction et la surconsommation. Est-ce que ça fait sens de jeter des millions de produits sur le marché sans réfléchir à la problématique du stock ? Non. Ce modèle-là est obsolète et terminé, il faut donc redéfinir le système. Nous avons besoin de mieux anticiper les besoins des consommateurs, avec des technologies qui permettent de produire à la demande et à la commande. C’est le modèle de la Haute Couture qui va se démocratiser car l’enjeu est d’ajuster la production afin de ne plus stocker et envoyer nos déchets à l’autre bout de la planète, ce qui est une abomination sociale et environnementale.

 

Quels seraient tes futurs désirables ?

Je souhaiterai que l’on accepte la complexité c’est-à-dire que l’on fasse preuve d’intelligence dans nos échanges, dans nos discussions, qu’on (re)débatte, qu’on analyse et qu’on travaille ensemble. Il faut sortir de la radicalité des échanges, des fakes news (comme selon laquelle l’industrie de la mode serait la deuxième industrie la plus polluante, ce qui est complètement faux), qui ne permettent pas de construire intelligemment et collectivement des solutions.

 

 

Photo : © Géraldine Aresteanu

 

Après plusieurs années passées à repérer et accompagner des Entrepreneurs Sociaux innovants, Florence Rizzo a choisi de se concentrer sur l’innovation et le changement social dans le domaine éducatif. Elle a fondé SynLab, qui accompagne les enseignants, les cadres et les formateurs du monde éducatif à développer leur potentiel d’acteurs du changement au cœur du système public.

 

Pourquoi as-tu lancé Synlab  ?

Synlab a pour mission d’accompagner la transformation du système éducatif par l’empowerement des enseignants et des chefs d’établissement dans la transformation de l’éducation. Issue d’une famille immigrée italienne, aucun de mes deux parents n’a le baccalauréat et a fait des études supérieures. Tous les deux convaincus que l’éducation était la seule voie de mobilité sociale, j’ai eu la chance de faire mes études dans des « grandes écoles ». Mais j’ai ressenti beaucoup de colère et de révolte contre la reproduction des élites, considérant que je faisais partie de la minorité des 5 à 10% qui ne venaient pas des élites intellectuelles ou économiques.

J’avais profondément envie de m’engager au service de l’intérêt général, au départ en travaillant de façon transversale sur des questions de santé, de pauvreté et d’éducation. En 2010 j’ai voulu investir mes compétences dans un seul domaine pour avoir plus d’utilité sociale et de capacité de transformation et l’éducation s’est imposée comme une évidence car c’était pour moi la cause racine de la transformation des sociétés. Pour contribuer à l’élévation de la conscience et à la réduction des inégalités, il faut travailler dès le plus jeune âge sur l’évolution des modes de représentation. Ça a été le point de départ de l’aventure Synlab.

 

 

Aujourd’hui, il existe un déficit de connaissance des enjeux, d’une part, et des croyances très ancrées, d’autres part. Comment faire évoluer cela ?

Il y a tout d’abord je crois la question du conditionnement et de la prise de conscience des individus de ce conditionnement. Cela constitue la première étape pour évoluer et implique d’apprendre à désapprendre pour déconstruire ce que l’on croit savoir.

Avec Synlab, nous avons élaboré des outils et des ressources qui permettent au corps enseignant de déconstruire les croyances erronées, par exemple celles sur l’intelligence. Soit tu penses que l’intelligence est fixe et tu vas plus avoir une vision déterministe et formatée, soit tu penses que l’intelligence est flexible c’est-à-dire que tu vas apprendre tout au long de ta vie, construire et déconstruire, évoluer toi-même et faire évoluer la société en même temps.  Pour transformer le domaine éducatif et la société, il est donc essentiel que les enseignants aient conscience des déterministes sociaux et des croyances structurantes pour se déconditionner.

Nous avons ainsi mené une enquête auprès de mille enseignants pour mesurer l’impact de la méritocratie sur la réalité des pratiques pédagogiques. Ce que l’on observe, c’est que les enseignants qui croient en la méritocratie vont mettre en place des pratiques pédagogiques très compétitives qui vont stigmatiser l’erreur, valoriser les quelques têtes de classe mais vont desservir la majorité dans leur progression. Ce type d’approche est en grande partie responsable de notre rang dans le classement PISA, avec une école qui accroît les inégalités puisqu’un enfant qui vient de milieu défavorisé a quatre fois moins de chance de faire partie des bons élèves. On peut très clairement agir sur les pratiques pédagogiques que les enseignants mettent en place pour tenter de réduire ces inégalités. Nous avons notamment lancé le programme Enjeu (R)Accrochage qui permet aux enseignants de poser un diagnostic sur leur classe pour anticiper les risques de décrochage de leurs élèves et ainsi adapter leur stratégie pédagogique pour réduire les écarts de niveau.

 

« Pour transformer le domaine éducatif et la société, il est essentiel que les enseignants aient conscience des déterministes sociaux et des croyances structurantes pour se déconditionner. »

 

 

Cette transformation du système éducatif ne risque-t-elle pas d’arriver trop tard au regard de l’urgence écologique que nous connaissons ?

L’école doit préparer à la société qui vient. Elle doit donner à la fois la confiance, les compétences et le cadre de sécurité qui permet de prototyper et de tester des solutions pour demain. L’école doit être en avance sur la société mais pour cela il faut lui donner les moyens. Est-ce que cela arrivera trop tard ? Je pense que chaque génération a connu des crises qu’elles ont su surmonter. Je fais confiance en l’être humain pour transformer positivement la société.

 

As-tu un exemple concret de pays, de ville ou de territoire, ayant développé des expériences concluantes de transformation du système éducatif ?

La Finlande est un exemple avec notamment la mise en place d’un moratoire sur les réformes. C’est-à-dire que les finlandais se sont mis d’accord, à l’échelle de la nation, sur les priorités à tenir pour améliorer le système éducatif. Ils ont réussi cette transformation car pendant 20/30 ans ils ont eu une stabilité de leur vision et de leur mode de pilotage, liée à une union nationale. C’est un processus très sain qui a engendré un débat public, la stabilisation des réformes, leur mise en place et puis leur évaluation.

Je suis persuadée que l’évolution des systèmes est soit liée à la capacité à construire une vision commune à l’échelle nationale et à la piloter, soit à la délégation du pouvoir et de l’autonomie à des échelons infranationaux comme au Canada où des provinces comme l’Ontario peuvent mettre en place les bonnes stratégies politiques en étant au plus près des besoins des citoyens.

La Finlande a aussi apporté une immense attention à la formation des enseignants. C’est un métier là-bas très valorisé et bien rémunéré. C’est pour moi déterminant car la qualité d’un système éducatif ne peut pas dépasser celle de ses enseignants. Un autre élément culturel clé est leur capacité à dépasser une vision unique de la réussite, ce qui permet à chaque enfant de trouver sa propre trajectoire d’audace et sa place. Il y a quand même des points de vigilance sur la transposition, notamment la différence d’homogénéité culturelle et de culture d’égalité entre la France et la Finlande.

 

« L’évolution des systèmes peut-être liée à la capacité à construire une vision commune à l’échelle nationale et à s’y tenir ou à la délégation du pouvoir et de l’autonomie à des échelons infranationaux. »

 

Quels seraient tes futurs désirables ?

A court terme, il y a un vrai sujet démocratique avec les élections de 2022. Je souhaiterais l’introduction du tirage au sort de celles et ceux qui ont la responsabilité temporaire d’œuvrer au service du bien commun afin de neutraliser les égos et la conquête du pouvoir.

D’un point de vue de l’éducation, j’aimerais que les dirigeantes et dirigeants prennent conscience de la nécessité d’investir dans la formation des enseignants en France pour faire évoluer le système éducatif, au service d’un pacte républicain c’est à dire que l’école soit intégrée dans la société, que les parents et enseignants travaillent ensemble afin que les jeunes générations soient éduquées et capable de relever les défis auxquels elles feront face.

Sinon, plus largement, je rêve que l’être humain ait la conscience nécessaire pour fonctionner dans le respect de lui-même, des autres et de l’environnement…

 

Jérôme Cohen est fondateur et président d’ENGAGE dont la mission est d’aider les citoyens et les entreprises à se saisir des grands défis du XXIème siècle. Il est également co-fondateur du Grand Défi dont l’ambition est de fédérer le monde de l’entreprise face aux défis environnementaux.

 

Le facteur humain est-il fondamental dans la transition ?

Le facteur humain est au cœur de la transition car cette dernière nécessite de se remettre en question individuellement, de déconstruire certaines de nos croyances, certains de nos réflexes en termes de comportements et de connaissances, devenus aujourd’hui incompatibles avec un monde durable. Il nous faut revoir le logiciel qui a accompagné notre société depuis l’après-guerre, notre rapport à l’autre, au monde, qui a imprégné à la fois notre vie personnelle mais également notre vie dans les organisations et les entreprises.

Cette transition passe d’abord par une prise de conscience. Elle passe aussi par l’acquisition de connaissances profondes liées aux enjeux de la transition – environnement, gouvernance, technologie, leardership – et par le développement de compétences qui n’étaient pas celles jugées comme prioritaires il y a encore quelques années. Cette transition individuelle résonne donc avec une transition à plus grande échelle, une transition collective, organisationnelle et sociétale.

C’est tout cela, le facteur humain, qui peut constituer un réel frein comme un puissant levier de transformation.

 

Quelles compétences devons-nous développer pour contribuer à cette transition ?

Ces compétences sont d’ordre individuel mais aussi collectif. Une des premières compétences est la créativité. En effet nous observons la claire nécessitée de réinventer ce qui est aujourd’hui défini comme un modèle solidement accepté. Pour cela, il nous faut penser hors des cadres, hors des cases et ne plus s’appuyer sur certains réflexes conditionnés. Il nous faut adopter une posture créative profonde afin de pouvoir remettre en question, en permanence, nos habitudes.

Je parlerais également de la notion d’apprentissage profond, comme l’explique François Taddei dans son livre Apprendre au XXIème siècle, nous devons  apprendre à apprendre. Dans un monde en mutation, il est essentiel d’adopter une posture permanente d’apprentissage.

Cette transition touche également la question du rapport à l’autre et nos façons d’interagir : qu’attendons-nous de l’autre ? Il faut développer nos compétences en termes de communication, d’écoute active, d’ouverture à l’autre, d’empathie.

Enfin et surtout peut-être, j’appuierais sur les notions d’intelligence et de prise de décision collectives. Les enjeux sont complexes, les solutions le seront aussi, et nécessitent de combiner des intelligences, des expertises, des expériences, des sensibilités variées. Cela nécessite d’inclure et de respecter les idées d’autrui, différent de moi. Ce recours à l’intelligence collective est nécessaire à l’échelle des organisations comme à celle des sociétés.  C’est en nous appuyant sur la collaboration que nous trouverons des réponses à des défis, par essence, globaux.

J’ajouterais que nous devons surtout, presque prioritairement, repenser notre rapport au vivant, dans une approche philosophique voire spirituelle. Quelle est notre juste place ?

 

« Nous devons surtout repenser notre rapport au vivant :
quelle est notre juste place ?
»

 

 

Comme cela s’incarne-t-il en entreprise ?

L’entreprise est en soi un écosystème et fait partie d’un écosystème. Son rôle sera crucial dans la transition. C’est un système complexe composé d’humains.

Le facteur humain est donc nécessairement au cœur de la transition des organisations. Il est à la fois source des blocages de l’entreprise (en développant des freins par manque de connaissance, de conscience ou d’audace) et à la fois moteur de la transformation. Le niveau managérial n’est d’ailleurs en rien un indicateur de la capacité d’un collaborateur à constituer un frein ou un moteur pour la transformation de l’entreprise.

Pour évoluer, l’entreprise doit devenir un lieu de connaissance, un lieu de créativité et de remise en cause, d’intelligence collective à la fois verticale et horizontale. Elle doit permettre de relier tous les échelons managériaux pour que l’émergence d’idées et la prise de décision soient partagées. La stratégie doit nourrir l’opérationnel et vice-versa.

L’entreprise doit également endosser un rôle politique dans la cité. C’est un organisme vivant qui interagit avec son écosystème, ses parties prenantes – ONG, territoires, citoyens, élus… C’est par cette rencontre et cette porosité que l’entreprise pourra participer efficacement à sa propre transformation et à celle de la société. C’est notamment ce que nous promouvons avec le Grand Défi des entreprises pour la planète, en faisant converger les points de vue, en renforçant le dialogue entre les acteurs de l’économie et de la société civile.

 

 

« Pour évoluer, l’entreprise doit devenir un lieu de connaissance, un lieu de créativité et de remise en cause, d’intelligence collective à la fois verticale et horizontale. »

 

 

Concrètement, comment ENGAGE intègre-t-elle le facteur humain dans son approche ?

ENGAGE intègre le facteur humain dans son accompagnement des individus que les collectifs.

L’ENGAGE University, avec ses différents programmes et notamment le Programme Transformation, travaille sur l’acquisition des connaissances et compétences nécessaire à un monde en transition. Elle permet aux participants d’expérimenter de nouvelles façons de faire, d’agir. Nous mêlons beaucoup les profils afin que chacun interagisse avec d’autres différents de soi, s’enrichisse, apprenne. Cela permet ensuite aux participants d’intégrer ces pratiques dans leurs entreprises et organisations.

C’est aussi ce que l’on promeut au travers des défis comme le Défi Biodiversité. Nous cherchons à relier des écosystèmes -citoyens, ONG, entreprises, médias- pour mêler les perspectives, les contributions.

Dans ENGAGE Corporate, le facteur humain s’incarne à toutes les phases de l’accompagnement des entreprises. Nous mêlons toujours les sessions d’apprentissage et les ateliers de créativité ou d’intelligence collective. Apprendre sur les enjeux, bien sûr, mais aussi se les approprier collectivement, accélérer le dialogue, faciliter l’émergence de projets partagés.

Nous invitons également les collaborateurs à penser l’entreprise comme un organisme inter-relié à son écosystème, vivant d’échanges permanent, en interne comme en externe.

 

Comment relier ces futurs désirables auxquels nous inspirons et cette notion de facteur humain ?

Un futur désirable, c’est un futur où chacun a pris conscience de la fragilité de l’autre et de son environnement et a fait de cette conscience son moteur pour mener à bien la transition à travers sa pensée et ses actes.

 

 

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Participez à la prochaine édition du Programme Transformation qui se tiendra de novembre 2021 à février 2022, et développez les connaissances et compétences nécessaires à un monde en transition !

Le Programme Transformation, c’est 75 heures de découverte, d’approfondissement et de mise en pratique avec nos Intervenant.e.s-Éclaireur.se.s pour se saisir des enjeux contemporains, à travers une approche systémique et acquérir les compétences et outils de la transition.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur www.engage-programmetransformation.com

 

 

 

 

 

 

Céline Puff Ardichvili est communicante et entrepreneuse. Elle est partenaire dirigeante au sein de Look Sharp, une agence engagée de conseil en communication et relations média. Elle a co-écrit avec Fabrice Bonnifet le livre « Entreprises contributives : concilier modèles d’affaires et limites planétaires » sorti chez Dunod en avril 2021. Elle est également engagée dans la Convention21 et au sein du Défi Biodiversité que nous portons. 

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis experte en communication, notamment dans les relations presse et relations publiques, un domaine dans lequel je suis tombée un peu par hasard. Quand j’ai commencé, je travaillais notamment sur des sujets tech. Sensibilisée à l’environnement depuis toute petite, j’ai voulu amener les sujets environnementaux et sociétaux dans mon métier pour éviter de participer au greenwashing et essayer d’apporter une valeur ajoutée à mes clients. J’ai repris un master 2 à Dauphine pour monter en compétences sur ces sujets-là et légitimer les conseils que je pourrais apporter.

Je me suis ensuite associée à mon amie Béatrice Lévêque qui fondait l’agence Look Sharp. Aujourd’hui nous faisons des relations presse et publiques pour des sujets que nous estimons, des sujets de transition qui font pour nous partie des réponses sociétales et environnementales pertinentes

 

Quel rôle la communication a à jouer dans la transformation des entreprises  ?

La communication a mauvaise presse, nous sommes perçus un peu comme les publicitaires qui ont fait acheter n’importe quoi et toujours plus aux gens, et surtout ce dont ils n’avaient pas besoin. Les relations publiques en général et presse en particulier, en plus, sont peu visibles pour le grand public, et l’action est généralement peu transparente… jamais un journaliste ne dira : « ce sujet m’a été proposé par un attaché de presse, et j’ai choisi de le traiter ».

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. Récemment, il y a eu un mouvement d’ingénieurs qui ont démissionné, faute de pouvoir changer les choses de l’intérieur. Rien que cela est une action et un acte militant contribuant à montrer aux entreprises que leurs propres collaborateurs ne sont pas en phase, et que si elles ne se transforment pas, les meilleurs vont partir. L’une des parties prenantes la plus critique mais aussi potentiellement la plus capable de transformer l’entreprise de l’intérieur, c’est justement le collaborateur. C’est un postulat que je défends, que je vis, que je raconte. L’entreprise doit aborder le changement, car elle est cernée, de l’extérieur par la réglementation et par les attentes des consommateurs mais aussi de l’intérieur par une attente profonde des collaborateurs. C’est le rôle de l’entreprise contributive d’y répondre, quitte à faire des renoncements et à transformer sa manière de faire des affaires : c’est ce dont on parle avec Fabrice Bonnifet dans notre livre.

 

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. ” 

 

On peut parler de communication responsable ?

Tout à fait. La communication responsable c’est être conscient de l’impact du message que tu vas relayer. Il faut pour cela renoncer à la facilité – la fameuse phrase courte, les mot-valise, les raccourcis… Cela nécessite formation, réflexion et mise en contexte pour retrouver la communication sur le bon sujet à la bonne échelle d’enjeux. La communication responsable inclut également la façon de travailler avec ses clients, les relations humaines que tu vas tisser – sont-elles intègres, honnêtes ? On ne peut plus laisser son rôle de citoyen lorsqu’on arrive le matin dans son entreprise. C’est ce qui nourrit la perte de sens. Nous avons justement besoin de cette intelligence citoyenne en entreprise.

 

Nous observons une tendance de plus en plus forte au greenwashing. Quid de la tolérance vis-à-vis de ces publicités ?

Je remarque que les consommateurs, notamment les jeunes générations, forment un public de plus en plus averti et attentif face à la communication des entreprises – sur les sujets environnementaux mais aussi sur des problématiques sexistes ou discriminatoires.

Les tactiques pour contourner le greenwashing se veulent peut-être plus fines, et donc sournoises, mais en même temps, auprès d’un public sensibilisé, elles sont de plus en plus visibles. Tu peux continuer à montrer une voiture, mais pas sur du gazon, mais tu peux la montrer sur une route qui traverse du gazon. Te laisses-tu encore berner par le gazon ? À mon sens, aujourd’hui, beaucoup de greenwashing est le résultat de maladresses de communicants peu formés aux enjeux, au-delà de réelles intentions de tromper qui ont longtemps caractérisé ce ripolinage vert.

Les communicants peuvent se remettre en question et challenger les briefs de leurs clients : il faut critiquer de manière constructive, conseiller, apporter de la valeur ajoutée. C’est ce qui rend le métier intéressant pour le consultant, et indispensable pour son client : une approche gagnant-gagnant des deux côtés.

 

Des débats ont émergé autour de la fin de la publicité, notamment dans l’espace public. Arriverons-nous un jour à une ville sans publicité ?

Je ne pense pas. C’est également une caricature de laisser penser que beaucoup de gens veulent « la mort de la pub ». Ce n’est évidemment pas le cas. Mais songez que, dans une journée, nous sommes exposés à plusieurs centaines de stimulis provenant de la publicité. Il faut se poser la question de quelle société nous voulons, dans quelle ville nous souhaitons évoluer, est-ce que c’est nécessaire que chaque m2 de l’espace public soit loué à la publicité ? Jusqu’où la liberté d’afficher et d’interpeler le consommateur primera sur la liberté de se promener l’esprit libre de sollicitations permanentes ? La finalité même de la publicité pourrait être réinterrogée, en même temps que le mouvement de remise en question de la finalité de l’entreprise.

 

Que penses-tu des mesures prises dans la loi climat et résilience sur la publicité ?

La règlementation en cours sur le greenwashing n’est pas dissuasive. Par exemple, une proposition dans la loi Climat et Résilience prévoit que s’il y a démonstration de greenwashing

Nous avons pu observer une telle bronca des lobbies des publicitaires classiques par rapport à la loi Climat et Résilience, de l’autorégulation au bilan carbone de ses campagnes, jusqu’à la caricature de type « la pub c’est la vie dans la ville », « sans pub, c’est la mort des médias » ou « la pub, c’est la santé de la démocratie ». Réguler la publicité est déjà compliqué. Le cadre pour certaines publicités notamment le street-marketing ou les écrans digitaux n’est pas encore bien clair. Sans compter que certaines règlementations existantes, comme l’obligation d’éteindre les vitrines, ne sont même pas respectées… Ce qui est certain en revanche, c’est que l’autorégulation ne suffira pas – elle ne sera que façade et contournement.

La loi Climat et Résilience ne prévoit pas grand-chose, mise à part l’interdiction de la promotion des énergies fossiles, la lutte contre la distribution d’échantillons et la diminution des prospectus. Encore une fois, ce n’est pas suffisant. L’agressivité des écrans publicitaires et la teneur des messages n’ont pas été remis en question – il est toujours plus facile de mettre le projecteur sur le produit ou sur le comportement du consommateur. Cette loi est déjà désuète. Il y avait des propositions extrêmement intéressantes de la part de la Convention Citoyenne, comme une loi Evin pour la publicité avec des avertissements. On l’a accepté au nom de la santé, pourquoi pas pour le climat ? Les sujets se rejoignent forcément, le nier contribue à ralentir l’action.

La réglementation, si et quand elle arrive, vient seulement acter le fait que la société a évolué. L’entreprise peut anticiper cela, et en faire un avantage. Elle peut se saisir de cette opportunité de voir la société évoluer et intégrer ces mutations en même temps que la société pour ainsi accompagner les changements de comportements – voire les impulser. Celles qui ont tendance à attendre que la règlementation vienne les contraindre seront en retard. Sur le sujet de la pub comme sur tous les autres sujets liés à l’environnement d’ailleurs.

 

“ Ce qui va fonctionner pour l’anti-greenwashing, c’est la dénonciation sur les réseaux sociaux, le name & shame. Cela va créer de mini scandales permettant d’élargir l’impact depuis un public averti vers le grand public. ” 

 

Est-ce que tu as des exemples de publicités ou campagnes de communication récentes pertinentes à tes yeux ?

Une qui me vient à l’esprit est la publicité pour la Citröen Ami, voiture de ville 100% électrique. Je ne vais pas parler du produit car je ne me suis pas penchée dessus – il y a évidemment un sujet plus profond lié à la mobilité électrique, tout n’est pas tout blanc ni tout noir. Mais on peut dire que la publicité en elle-même est réussie. Elle remet en question la finalité de la voiture en ville. « Si vous voulez vraiment 300 chevaux dans Paris, allez dans un hippodrome » : on ne nous flatte pas, on ne nous vend pas de la puissance, du désir de domination, ni même de l’esthétisme. Elle prend le contre-pied des codes publicitaires liés à l’automobile.

 

Après le greenwashing, les entreprises sont-elles de plus en plus tentées par le missionwashing ?

Le problème c’est la crise de confiance globale : envers les politiques, envers les marques et les entreprises… Pour se remettre en scène, le « coup » de la mission parait miraculeux pour ces dernières afin de regagner la confiance des consommateurs et des collaborateurs.

Mais tout le monde peut afficher sa raison d’être. Se trouver une raison d’être au service du bien commun, c’est une autre paire de manches. La mettre dans ses statuts dans l’objectif de la faire auditer et de devenir une entreprise à mission, c’est encore autre chose. Beaucoup d’entreprises formulent leur raison d’être sans aucune intention de se remettre en question, juste pour embellir ce qu’elles font déjà, et c’est là où l’on peut parler de missionwashing. Le consommateur ne va pas faire attention à la raison d’être affichée, mais aux résultats, à ce qu’il voit quand il consomme, à la cohérence entre les produits et services et leurs valeurs. Si la raison d’être ne change rien à l’offre, c’est qu’elle n’a pas transformé l’entreprise.

Le missionwashing, c’est une chance perdue si l’entreprise ne fait pas d’introspection et ne va pas jusqu’aux renoncements – de certains procédés, de certaines offres – s’il le faut. Mais c’est encore un exercice jeune, il est normal que certaines entreprises s’égarent, il faut qu’elles soient bien accompagnées. Ces sujets ne se travaillent pas seul.

 

À quoi ressemblent tes futurs désirables  ?

Je souhaite être fière du monde qu’on laisse à nos enfants. Se dire qu’en 2021 nous étions dans une mauvaise passe, mais collectivement nous avons su nous retrousser les manches, travailler ensemble et nous saisir de cet élan. J’aimerais pouvoir me dire que la France s’est servie de sa diplomatie climat pour avoir une aura et vraiment travailler à l’échelle européenne et internationale sur ces sujets-là. J’aimerais me dire que c’en est fini des doubles discours, qu’ils soient à l’échelle de l’entreprise ou des états.


Alexandre Rambaud est Maître de Conférence et co-responsable de la chaire « comptabilité écologique » à Agro-Paris Tech, et chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED). Il interviendra le 13 avril de 12h à 13h dans le cadre de notre défi Biodiversité pour une Conférence Action sur la thématique « Biodiversité et comptabilité : un langage commun ? »

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis maître de Conférences à AgroParis Tech, chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) et chercheur associé à l’université Paris-Dauphine, co-directeur de la chaire Comptabilité Écologique et du département « Économie et Société » du Collège des Bernardins. Je viens également d’être nommé Fellow à l’institut des Bacheliers et je suis membre de la commission Climat et Finance Durable de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF)..

 

Pour commencer, qu’est-ce qui vous a amené à porter la vision d’une révolution comptable ?

J’ai commencé comme chercheur en mathématiques, avant de m’orienter en économie de l’environnement. J’ai ensuite été séduit par les travaux de Jacques Richard et j’ai réalisé une thèse sur la comptabilité socio-environnementale. C’est lui qui a réussi à me montrer que la comptabilité n’était pas juste un outil technique, qu’elle cachait une vraie compréhension sociologique et politique du monde et que c’était un moyen d’action extraordinaire. Lorsqu’il a commencé à travailler sur le modèle CARE, cela m’a passionné et j’ai apporté ma touche de mathématicien.

 

“ La comptabilité n’est pas juste un outil technique, elle cache une vraie compréhension sociologique et politique du monde et c’est un moyen d’action extraordinaire. ” 

 

Justement, quel est votre rôle dans la création de la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) ?

J’ai apporté un esprit de modélisation et de connexion vraiment forte avec l’économie. Le but de ce modèle n’est pas juste de développer une énième méthode de reporting, mais d’avoir une réflexion de fond sur la connexion entre les normes comptables et l’économie, ainsi que sur les conséquences de la mise en place d’un tel modèle sur l’écologie.

J’ai donc aidé Jacques Richard sur la théorisation et la structuration de CARE, et j’ai pris le relai sur le développement opérationnel du modèle.

 

Comment définiriez-vous ce modèle CARE ? En quoi est-il adapté aux enjeux écologiques actuels et à venir ?

Le modèle CARE provient d’une analyse critique de la comptabilité financière et des connaissances actuelles des sciences écologiques.

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. De plus, le marché est considéré comme omniscient, ce qui revient à réduire tout problème à la recherche d’une valeur de marché, y compris pour ce qu’on appelle les externalités (sociales et environnementales). La comptabilité est donc utilisée uniquement pour permettre aux actionnaires de valoriser leur valeur actionnariale, notamment en intériorisant ces externalités pour corriger les différences de marché.

Ces pratiques nous mènent à gérer les problèmes environnementaux, comme le dérèglement climatique, avec des analyses coût/bénéfices (ou risques/opportunités) qui ne sont pas compatibles avec le niveau d’exigence scientifique et écologique de préservation de l’environnement. C’est notamment le cas des approches qui considèrent la nature comme une fournisseuse de services écosystémiques. Depuis les années 70, de nombreux travaux scientifiques ont démontré que la maximisation de ces analyses coût/bénéfices peuvent conduire à l’extermination de populations naturelles et ne s’alignent jamais avec le niveau de résilience des écosystèmes.

 

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. ” 

 

C’est donc ici que se révèle la spécificité de l’approche CARE ?

Tout à fait, en opposition à ces approches néo-classiques, le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. Pour cela, il faut que l’économie et la comptabilité internalisent et pilotent au mieux les coûts nécessaires pour permettre la préservation de ces entités.

Pour prendre l’exemple du dérèglement climatique, lorsqu’une entreprise émet des gaz à effet de serre, elle emprunte le climat et doit donc le rembourser en l’état. Pour gérer son endettement, elle doit réduire son impact sur le climat et mettre en place des activités de préservation qui visent à contribuer à la stabilité climatique. Cela implique une compréhension de la structuration des coûts de préservation et d’évitement, et de ce qu’est la stabilité climatique.

Le modèle CARE structure donc en interne des dettes vis-à-vis d’entités capitales, comme le climat, et des coûts liés à ces dettes. Cela permet aux décideurs d’avoir une relecture de leur modèle d’affaire et d’obtenir des informations structurelles qui peuvent les aider à assurer la préservation de tous les capitaux.

 

“ Le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. ” 

 

N’y a-t-il pas un risque de recourir systématiquement à la compensation pour recouvrir ses dettes extra-financières ?

Tout dépend de ce que l’on entend par compensation. Pour reprendre l’exemple du climat, tout doit être analysé sous l’angle suivant : est-ce que l’action que l’on mène garantit la préservation climatique ? Si l’on s’intéresse aux puits de carbone, il faut qu’ils reposent sur une base scientifique, avec une sécurisation du stockage. Pour donner un ordre d’idée, les coûts attenant pour stocker une tonne de carbone avec garantie et sécurisation de stockage s’élèvent à environ mille euros la tonne.

 

Vous prônez un alignement du capital financier avec le capital humain et le capital naturel, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsque des acteurs (actionnaires, propriétaires, fournisseurs) apportent du capital à une entreprise, ils font une avance en argent : c’est ce que l’on appelle le capital financier. Tous les apporteurs sont traités au même niveau et la comptabilité sert à savoir ce qui a été fait avec cet argent. Ce que le modèle CARE dit, c’est qu’il faut conserver ce mécanisme et l’étendre aux autres avances (en climat, en sols, en écosystèmes) afin qu’elles soient remboursées en état et sans hiérarchie. Il s’agit donc d’une continuité du système comptable qui existe déjà dans de nombreuses entreprises.

 

Si l’on prend l’exemple du capital humain, qu’est-ce que cela implique concrètement ?

Dans le modèle CARE, chaque être humain qui travaille pour une entreprise est une entité capitale. Le salaire n’existe pas comme tel car il est déconstruit. Une partie sert à garantir la préservation de l’être humain et correspond à ce qu’on appelle le salaire décent. Le reste représente des charges liées à l’obtention de certaines compétences ou à un coût d’accès à la personne, qui ne sont plus liées aux enjeux de préservation du capital humain.

Une entreprise doit donc verser un salaire au moins supérieur au salaire décent pour préserver ses capitaux humains et ne pas s’endetter auprès de ces entités. Cette approche permet également de comprendre comment est alloué l’argent dans la gestion des capitaux humains, entre salaire décent et autres charges.

 

Dans le cas d’un chef d’entreprise qui s’intéresse au modèle CARE, quelle démarche doit-il suivre pour le mettre en place ? Quels vont être les changements dans le fonctionnement de son entreprise ?

Il y a déjà de nombreuses entreprises qui mettent en place ce modèle, des TPE jusqu’aux grandes multinationales. Cela peut se structurer soit sous la forme de programmes de recherches (il faut passer par la chaire Comptabilité écologique), soit sous la forme de développement R&D (il faut passer par des cabinets spécialisés comme ComptaDurable).

Nous allons lancer en avril une association qui permettra de fédérer les professionnels (institutionnels et ONG) qui sont intéressés par le modèle. Elle contiendra le centre méthodologique de CARE et servira également de guichet d’accueil pour les entreprises qui souhaitent mettre en place le modèle, afin de leur orienter au mieux vers les bons acteurs. L’idée est de fonctionner en écosystème et en projets collaboratifs.

 

Nous travaillons beaucoup sur les imaginaires et l’écriture de nouveaux récits chez ENGAGE. À quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Si déjà il y avait la possibilité de reconnaître les dettes vis-à-vis des êtres humains et de la nature, ce serait énorme. Ce serait une clé importante pour résoudre les enjeux de durabilité.

Emmanuel Delannoy est un spécialiste du lien entreprises-biodiversité et consultant associé de Pikaia, acteur de transformation des stratégies des organisations vers un modèle durable. Ancien consultant auprès de la Banque mondiale, du CIRAD, des CCI et de nombreuses entreprises, il crée en 2008 l’Institut INSPIRE pour animer et expérimenter une réflexion stratégique sur les modèles économiques innovants, le biomimétisme et la biodiversité.

 

L’ambition de PIkaia est d’accompagner “la métamorphose et la résilience des organisations”, pourquoi est-ce indispensable aujourd’hui ? 

Ce qui est assez intéressant c’est que cette formulation-là a été choisie il y a trois ans, et aujourd’hui tout le monde parle de résilience. Le constat que l’on fait, c’est que la stabilité, plus que jamais, sera l’exception. Nous sortons d’une période de stabilité exceptionnelle mais nous opérons une forme de retour à la norme, la norme du changement, de variations importantes, rapides. Il faut se rendre à l’évidence : nous vivons aujourd’hui dans un monde d’interdépendance radicale où tout est interconnecté, que ce soit au sein de la sphère économique, mais aussi au sein des relations entre l’économie et le vivant, et entre les différents acteurs du vivant. Cela suppose de réfléchir fondamentalement à ce que cela signifie de créer de la valeur dans ce monde-là, et inévitablement travailler sur la question de la raison d’être des entreprises : pourquoi sont-elles là ? À quoi sert leur modèle économique ? Qu’est-ce qu’elles apportent par leurs activités ?

Le deuxième enjeu qui se pose est de déterminer comment les entreprises peuvent continuer d’exercer cette raison d’être compte tenu des changements qui s’opèrent. Cela revient à se concentrer sur l’essentiel, à être capable d’identifier ce qui ne doit pas changer et surtout à accepter ce qui doit changer. Le monde se transforme, et l’entreprise doit suivre la dynamique.

Par ailleurs, dans des périodes d’incertitude ou d’instabilité, la plasticité évolutive, autrement dit la capacité à s’adapter, est primordiale. D’autres capacités s’avèrent indispensables : la capacité à identifier des ressources qui n’étaient pas assez prises en compte jusqu’ici et qui vont devenir essentielles, la capacité à coopérer au sein d’écosystèmes économiques… Il faut opérer un retour aux sources de l’évolution, au sens biologique du terme. Quand Darwin écrivait « survival of the fittest », ce n’est pas la survie du plus apte, mais la survie du plus adaptable. Aujourd’hui c’est la capacité à s’adapter au changement qui est prioritaire.

 

« La stabilité, plus que jamais, sera l’exception. Nous sortons d’une période de stabilité exceptionnelle mais nous opérons une forme de retour à la norme, la norme du changement, de variations importantes, rapides. »

 

Quels sont les principaux leviers de cette métamorphose pour les organisations ?

Le premier levier en interne est l’identification des ressources sur lesquelles l’entreprise va pouvoir s’appuyer pour s’appuyer pour effectuer cette métamorphose. Il s’agit souvent de ressources immatérielles, de compétences, de relations de confiance… Les ressources immatérielles sont vraiment la clé : l’accès à l’information, la compétence, la manière dont l’entreprise va constituer, ou non, un noeud dans un réseau d’acteurs…

Un autre levier correspond à l’identification des gisements de coopération, c’est-à-dire de se demander de qui l’entreprise dépend, qui dépend d’elle, avec qui elle coopère déjà et avec qui elle aurait intérêt à coopérer.

 

De ton point de vue, quelle serait la nouvelle définition de la valeur qu’il faudrait développer ?

Pour moi, on parlerait de valeur nette, en intégrant les externalités dans le modèle économique. L’externalité va devenir un concept de plus en plus clé : une externalité n’en est une que si on n’en a pas conscience et aujourd’hui, l’entreprise est amenée à se rendre compte de ses externalités. Si elle ne le fait pas elle-même, d’autres se chargeront de le faire ce qui veut dire que la société n’accepte plus que les entreprises fassent peser des coûts cachés sur leurs clients voire sur l’ensemble de la société. L’objectif est de réintégrer les externalités dans le modèle économique et faire en sorte de débarrasser l’écosystème client, la société au sens large, du fardeau de ses externalités. 

D’autre part, l’identification de la valeur créée par l’entreprise par le biais de ses externalités positives est essentielle car il faut également que ça soit une opportunité d’un point de vue économique pour cette dernière. Très souvent, on va chercher à corriger les externalités négatives sans identifier les externalités positives ou sans regarder comment créer des modèles économiques qui pourraient générer plus d’externalités positives entraînant une notion de partage équitable de la valeur. Il est normal qu’une entreprise bénéficie d’une part de la valeur qu’elle a créée.

 

Peux-tu nous en dire plus sur le concept de perma-économie que tu as développé ?

Il s’agit de l’application et l’extension des principes de la permaculture à l’économie au sens large. La permaculture se résume par l’idée qu’on ne nourrit pas la plante, on nourrit le sol. Autrement dit, on prépare les récoltes futures tout en travaillant sur la récolte présente. Il existe une notion constante d’enrichissement du sol en tant que facteur de production. On travaille donc avec la biodiversité, qu’on accueille et qu’on fait en sorte de développer et de régénérer sur ce sol pour qu’il soit de plus en plus riche et de plus en plus apte à supporter les récoltes futures. Le concept de sol étendu au sens large dans l’économie en général, c’est la société, les humains, la biosphère. L’idée est d’avoir une économie qui, tout en exerçant son activité normale, a pour effet de régénérer le tissu social, de développer le capital humain et de travailler main dans la main avec la biodiversité.

 

« La perma-économique, c’est l’idée d’avoir une économie qui,
tout en exerçant son activité normale, a pour effet de régénérer le tissu social,
de développer le capital humain et de travailler main dans la main avec la biodiversité. »

 

Penses-tu que les collaborateur.rice.s des organisations ont aujourd’hui la possibilité d’accélérer la transition de leur organisation ?

Les salarié.e.s sont détenteur.rice.s de compétences qui ne sont pas valorisées au sein d’une entreprise. Saisissons l’occasion d’identifier, de recenser et de valoriser ces compétences qui peuvent être des compétences techniques, des compétences-métier, des savoir-êtres, des compétences naturalistes…

Virginie Raisson-Victor est chercheuse-analyste en relations internationales, géopolitique et prospective. Elle préside également le Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac), et a été pendant neuf ans membre du Conseil d’administration de Médecins Sans Frontière. Forte de son expertise sur le terrain (crises et conflits), au sein d’organisations internationales et auprès de grandes entreprises, elle nous apporte sa vision sur l’entreprise résiliente dans une période de complexité due à la crise sanitaire.

 

Comment qualifierais-tu ton métier de prospectiviste ?

Déjà, il faut rappeler que la prospective ne consiste pas à prédire le futur, mais plutôt à redonner des clés de compréhension et des moyens d’action à un individu, une entreprise, une communauté, pour infléchir des tendances vers un futur souhaitable. L’idée, c’est donc de comprendre l’interaction entre l’Homme et son environnement au sens large et d’en décrypter les mécanismes systémiques pour ensuite établir des scénarios et permettre aux acteurs d’orienter leurs actions, décisions ou stratégies.

Depuis quelques années cependant, l’exercice devient particulièrement difficile car la complexité de notre « système monde » s’est sensiblement accrue. Les coronavirus en sont des illustrations puisqu’ils associent dans un même système notre régime alimentaire, l’urbanisation, la déforestation, l’élevage industriel, le tourisme, le transport aérien, les systèmes de santé, la transparence, etc. Par conséquent, la difficulté consiste à déterminer où et comment agir pour être efficace.

 

Pour pouvoir agir efficacement justement, quels sont pour toi les enjeux majeurs à saisir ?

Il me semble que nous sommes face aujourd’hui à un problème de calendriers et d’indicateurs. Les calendriers, ce sont ceux des crises sociales et sanitaires qui exigent d’apporter des réponses immédiates et d’être également très rapidement efficace. De la même façon, le calendrier des entreprises procède du temps court des bilans et rendus de comptes. Vient ensuite le calendrier des politiques publiques qui s’aligne sur la durée du mandat des élus exigeant d’eux d’afficher des résultats sous 3 à 5 ans. Enfin, il y a le calendrier du climat et de la biodiversité dont l’unité de mesure est à minima la décennie, plutôt davantage. Résultat : au moment des arbitrages, le court terme l’emporte toujours sur le long terme et il est donc très difficile d’intégrer la contrainte climat dans les paramètres de décision… sauf à changer d’indicateurs dans les rendus de compte.

Aujourd’hui, les indicateurs qui structurent les politiques publiques mesurent surtout l’emploi (taux de chômage) et la croissance (PIB). On ne juge pas les élus sur les émissions de CO2 évitées ou la préservation des écosystèmes mais sur l’évolution du niveau de vie. Quant au principe de précaution, il ne s’applique que si la santé est en jeu. De la même façon, la qualité d’un chef d’entreprise se mesure en compétitivité, en amortissement et en dividendes. Pas en ressources économisées ni en contribution à l’intérêt général.

Pour sortir de ces mécanismes qui opposent long terme et court terme, niveau de vie et climat, compétitivité et intérêt général, il conviendrait donc de revoir ensemble les mécanismes de gouvernance, les modes d’arbitrages et les indicateurs de performance pour les ajuster à la complexité du monde et à la contrainte environnementale. 

En même temps, il convient également de construire un récit collectif qui associe l’ensemble des parties prenantes, c’est à dire les citoyens-consommateurs, les entreprises et les pouvoirs publics. C’est le seul moyen d’amorcer une dynamique de changement systémique et positif. Les réactions hostiles aux propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat en sont une illustration qui montre que la transition n’aura pas lieu sans l’assentiment des entreprises. De la même façon, à défaut de vision et de récit collectif, l’État se limite à arbitrer entre des intérêts divergents au lieu d’être le promoteur de l’intérêt général.

 

 « La réconciliation entre le court et long terme et la construction d’un récit collectif
sont des enjeux majeurs dans notre contexte actuel »

 

Aujourd’hui on parle beaucoup de résilience, qui est aujourd’hui, à mes yeux galvaudée, car il sous-tend souvent l’idée d’un retour à la situation initiale, ce qui n’est pas souhaitable. Qu’est-ce que cela t’évoque ?

A l’origine, la résilience est une notion apparue en physique des matériaux, et qui a ensuite été reprise dans le champ de la psychologie. Et dans les deux cas, elle désigne la capacité de rebondir et de créer quelque chose de nouveau à partir d’une rupture, d’un choc ou d’une crise. La résilience renvoie donc bien à un état nouveau et non à la capacité de résister et de retrouver son état initial. Pourtant, c’est souvent ainsi qu’on l’utilise en confondant résilience et robustesse. Mais contrairement à la notion de robustesse, la résilience qu’il nous faut développer aujourd’hui pour relever le défi environnemental et la crise sociale exige de nos sociétés certains renoncements pour libérer l’imagination, l’innovation, la recherche et l’exploration.

 

« La résilience désigne la capacité de rebondir et de créer quelque chose
de nouveau à partir d’une crise. C’est une source d’innovation infinie »

 

On peut également faire une analogie avec le processus de deuil. Ici on parlerait du deuil d’un modèle économique et de croissance qui n’est plus tenable.

Dans le deuil, il y a cinq étapes. La première étape est celle du choc et du déni, que l’on a, je crois, dépassé collectivement. Le deuxième stade, c’est celui de la colère. La colère des classes moyennes ou des Gilets jaunes par exemple, face au recul (réel ou relatif) de leur niveau de vie. Une colère qui s’inscrit aussi en arrière-plan de la progression du populisme ou du complotisme. La troisième phase, c’est celle du marchandage qui tente de différer le renoncement, ou d’en négocier les termes. Là, on pense davantage au marchandage des entreprises et des lobbies qui s’efforcent de résister aux nouvelles normes et contraintes sociales et environnementales. La quatrième phase, potentiellement la plus longue est celle de la dépression. Celle, par exemple, des jeunes qui ne souhaitent pas avoir d’enfant dans un contexte environnemental dégradé. Celle de tous ceux qui renoncent à aller voter et qui s’accommodent du dépit. Pour finir, la cinquième et dernière phase est celle de l’acceptation et de la reconstruction. Celle de la résilience.

Mais le problème, c’est que les différents acteurs de la transition ne sont pas tous au même niveau du processus de deuil. Il reste à espérer que la crise de la covid facilite le renoncement de ceux qui résistent encore au changement en même temps qu’elle donne des ailes et de la place à ceux qui, en étant plus avancés dans le processus, ont les moyens d’être force de proposition. C’est le cas de certaines entreprises qui ont déjà changé de statut, de fonctionnement voire de modèle économique

 

Comment qualifierais-tu justement la responsabilité des entreprises, qui ne sont pas toutes au même stade de la résilience ?

Il me semble que leur responsabilité procède au moins de trois choses.
D’abord, de la connaissance. Une connaissance aujourd’hui largement accessible à tous. Donc il devient de plus en plus difficile de ne pas tenir compte de ce que l’on sait des interactions entre l’homme et son environnement.
Ensuite, du droit, sous la forme de normes et de règlementations. Or il est certain que le droit va continuer d’évoluer, notamment dans le sillage de la loi PACTE qui, d’ici quelques années, pourrait devenir plus contraignante sur les questions de mission et de responsabilité.
Enfin, il y a la responsabilité sociétale, que revendique et défend de plus en plus la société civile (salariés, consommateurs, citoyens, associations, watchdogs, mouvements pour la jeunesse…) jusqu’à s’emparer du permis d’exploiter (licence to operate) à la faveur de campagnes eco-citoyennes, de pétition, d’occupation de terrain, de rébellion, etc.

Maintenant, dans certains cas, il peut apparaître que certaines activités ne sont désormais plus compatibles avec l’intérêt général et la responsabilité qu’elle engage. C’est le cas des centrales à charbon dont on doit programmer la fermeture. Plus largement, on peut redouter que des secteurs d’activités soient lourdement impactés par la transition. Pour autant, il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau. À la faveur d’autres transitions dans le passé, de très nombreuses activités et métiers ont disparu. On ne trouve plus aujourd’hui d’allumeurs de réverbères, d’opératrices téléphoniques ou de poinçonneurs dans le métro. De la même manière, la transition numérique accomplie depuis 20 ans, et sans consentement préalable, a transformé certaines activités et déplacé l’emploi. Pourquoi serait-ce moins acceptable si c’est le climat et l’environnement qui l’imposent ?

Autrement dit, la véritable responsabilité de l’entreprise aujourd’hui, c’est de désinvestir sans délais des secteurs, capitaux ou activités qu’elle sait toxiques ou prédateurs, et d’investir dans d’autres, qui permettent de concilier création de valeurs et intérêt général. Ainsi, elles donneraient tout son sens à la notion de résilience.

 

« La transition numérique a fait disparaitre de nombreux métiers et activités…
Pourquoi serait-ce moins acceptable au nom du climat ? »

 

Tu vas intervenir lors des ENGAGE CALLS Corporate, quel message souhaites-tu transmettre aux dirigeant.e.s et manageur.euse.s ?

Puisque le changement de paradigme économique, écologique et sociétale est irrémédiable, pourquoi ne pas s’en saisir au plus vite pour se donner la chance de réussir, d’être robuste à l’avenir qui vient, d’être attractif auprès des talents et ajusté aux exigences des jeunes générations.

 

Quel serait le premier pas pour se lancer dans cette transition ?

La réponse n’est pas universelle, cela va dépendre des freins des dirigeant.e.s. et de la situation de l’entreprise. Mais partout il y a des leviers de mise en mouvement : il faut trouver le bon levier et accepter de se faire accompagner pour réussir cette transition.

 

Virginie Raisson-Victor  et Jérôme Cohen sont co-fondateurs et porte-paroles du Grand Défi des entreprises pour la Planète.

Records de chaleurs, sécheresse chronique, épuisement des minerais, dépassement des limites planétaires mais aussi crise énergétique européenne, ruptures des chaînes de valeur, flambée des prix céréaliers, retour de l’inflation : il n’est désormais plus de doute possible sur le lien qui associe dans une même crise systémique notre modèle de développement, la dégradation de la planète et l’épuisement des ressources naturelles. Plus de doute non plus sur la nécessité et l’urgence de réconcilier l’économie avec les écosystèmes planétaires, l’intérêt général, le temps long et nos territoires.

Pour y parvenir, la planification écologique constitue certainement un levier utile et nécessaire si, toutefois, elle peut s’appuyer sur une détermination gouvernementale à la mesure de l’urgence de la situation et disposer de moyens ajustés à la complexité du défi à relever. Car face à la sécheresse, à la dégradation de la qualité de l’eau, au recul des sols naturels, au risque épidémique accru, à l’érosion côtière, à la vulnérabilité des infrastructures ou à la morbidité environnementale, il n’est plus de demi-mesure qui puisse suffire. Au contraire, la gravité de la crise écologique et ses premiers impacts invitent le gouvernement à porter très haut l’ambition nationale, au risque sinon que les coûts économiques, sanitaires et sociaux de l’inaction deviennent bien supérieurs à ceux du changement.

Puisse donc aussi la planification permettre aux acteurs économiques, aux dirigeants d’entreprises et aux responsables des collectivités, de ne plus avoir à opérer seuls des arbitrages qui, en opposant le bien commun à la performance économique ou électorale, ralentissent la transition. Comment espérer sinon que les entreprises engagent les investissements et changements nécessaires à leur transition écologique tout en préservant leur compétitivité économique ? Comment penser qu’un élu puisse politiquement survivre aux contraintes que la crise environnementale l’engage à mettre en œuvre s’il est seul à les porter sur son territoire ?

Ainsi, le constat s’impose aussi que la planification écologique ne pourra permettre de relever le défi du climat et de la biodiversité qu’à la condition de faire émerger, au même moment, un nouveau modèle de prospérité économique qui permette de concilier le développement humain et celui des entreprises sans préempter l’environnement et ses ressources. À défaut, le problème persistera de ne pas pouvoir soustraire les enjeux écologiques aux intérêts particuliers en compromettant, ce faisant, l’avenir des jeunes générations. Pour leur part d’ailleurs, celles-ci ne transigent plus. Par leur « désertion », leur rébellion, ou tout simplement leurs conditions à l’embauche, elles sont de plus en plus nombreuses à exiger que les valeurs sociales et environnementales soient replacées au cœur des modèles d’affaire et entrepreneuriaux. Elles sont loin d’être les seules…

Voilà déjà quelques années en effet que les initiatives se multiplient, qui traduisent ensemble la prise de conscience, la demande accrue d’amorcer la transition ainsi que l’offre d’intelligence et d’engagement pour l’organiser et la déployer… Réseaux d’entreprises, mouvements étudiants, associations, organismes professionnels, institutions dédiées, territoires, syndicats, collectifs : de toutes parts, les idées jaillissent, les solutions s’inventent et les plans s’élaborent. Ensemble, ils signent la force et l’ampleur du mouvement sur lequel le gouvernement peut compter pour porter son ambition écologique, à condition toutefois qu’il concède à en partager l’élaboration. Car le passage d’un modèle de développement à un autre ne peut pas seulement procéder de l’injonction descendante des politiques publiques et autres contraintes réglementaires. Pour réussir, il suppose que l’ensemble des parties prenantes concernées s’accordent sur l’ambition commune dont ils doivent être les co-entrepreneurs.

La question devient alors celle du processus à mettre en place pour capitaliser l’effervescence participative et la convertir en consensus démocratique. Sans doute était-ce l’intention du Grand Débat National, puis de la Convention citoyenne qui, de fait, ont montré qu’en offrant à chacun de contribuer et en s’appuyant sur l’intelligence collective, il est possible de fédérer la diversité autour d’un objectif commun, de libérer l’inventivité, de faciliter l’inclusion et même de gérer la complexité. Cependant, les deux initiatives présidentielles ont aussi enseigné qu’en dissociant les citoyens des forces vives de l’économie, il n’était pas possible d’emporter l’adhésion de ces dernières ni d’échapper aux intérêts sectoriels. Autrement dit, pour être politiquement légitime et socialement acceptable, la planification écologique doit permettre à tous les acteurs qu’elle concerne d’inventer ensemble le modèle qu’elle sert pour mieux le mettre en œuvre.

Dans un contexte où le niveau global d’incertitude est à la mesure des efforts de transition et d’adaptation à consentir, il ne sera donc possible d’entreprendre de transition écologique efficace qu’à la condition d’un consensus préalable des acteurs économiques. Or si la voie est étroite et délicate, des propositions existent, qui étendent le processus démocratique aux entreprises et à leurs écosystèmes pour les faire converger vers une ambition commune. Le Grand Défi des entreprises pour la planète est de celles-là. Puisse donc le chef de l’État et le gouvernement se saisir de ces initiatives et de l’énergie qu’elles portent pour faire de la planification écologique une démarche systémique, ambitieuse, ajustée, inclusive et consentie. Car là se trouve certainement la clé de sa réussite, et nous n’avons désormais plus le temps d’un échec.

Pour en savoir plus sur le Grand Défi : www.legranddefi.org
Ce texte est une tribune parue dans le journal Les Echos en septembre 2022

Virginie Raisson-Victor, cofondatrice du Lépac, laboratoire indépendant de recherche en géopolitique et prospective dont les travaux portent sur la transition et ses enjeux. Depuis octobre 2020, elle préside le GIEC des Pays-de-la-Loire.

Jérôme Cohen, fondateur d’Engage, dont la mission est d’aider les citoyens et les entreprises à se saisir des grands défis du XXIème siècle.

Ensemble, ils lancent la Convention21, inspirée de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui offrira l’opportunité aux représentant.e.s de 150 entreprises françaises tirées au sort de formuler leurs recommandations pour décarboner l’économie, régénérer la biosphère et mettre en œuvre une économie éco-compatible.

 

Pourquoi se lancer dans cette aventure aujourd’hui  ?

V.RV : Il me semble que l’élément déclencheur, c’est l’accélération de l’Histoire à laquelle nous assistons. Manifestations des jeunes pour le climat ; déclarations d’urgence climatique par de nombreuses villes ; lancement du Pacte vert européen ; progression de l’ambition carbone de nombreux États ; Convention citoyenne pour le climat : depuis deux ans, on voit bien que toutes les parties s’engagent pour ralentir le réchauffement climatique. De la même façon, de nombreux dirigeants se sont mobilisés en ce sens. À ce jour pourtant, il n’existe pas réellement d’engagement commun ni de feuille de route partagée des entreprises pour collectivement décarboner l’économie, régénérer la biodiversité et mettre en œuvre une économie compatible avec les limites planétaires. C’est donc en faisant ce constat qu’il nous est apparu important d’imaginer un processus qui permette aux entreprises de s’aligner à leur tour sur ces ambitions.

Aussitôt, un deuxième constat s’est imposé : alors que l’entreprise est une entité multipartite, son engagement reste, le plus souvent, dépendant de la décision de ses dirigeants ou de ses actionnaires. Pour améliorer l’efficacité de ses engagements, il nous paraissait également utile de faciliter un dialogue constructif entre les parties constituantes de l’entreprise.

J.C : J’ajouterais que si les entreprises ont été contributrices au dérèglement climatique et à la dégradation de la biodiversité, elles ont aujourd’hui une formidable opportunité de contribuer à son sauvetage et à sa régénération.  En réalité d’ailleurs, ce n’est plus une option : poussées par les régulateurs, les financiers et les consommateurs, elles sont même « attendues ».

 

Pourquoi avoir lancé cette initiative tous les deux ?

V.RV : Au-delà des valeurs que nous partageons et d’une même vision humaniste, je dirais que notre association repose d’abord sur une conviction commune : la culpabilisation n’est pas le bon moteur pour engager l’action et faire changer les choses. Face à l’urgence, c’est le souci d’efficacité qui doit primer.

Ensuite, notre force est peut-être aussi de ne disposer pour agir que de nos savoirs sur les enjeux écosystémiques et de notre expérience avec les entreprises. N‘étant membres d’aucun parti, groupe ou syndicat, nous ne sommes liés à aucun intérêt spécifique et ne représentons en effet que nous-mêmes. Or pour mener ce genre d’entreprise, cette liberté est précieuse !

J.C : Les valeurs et la vision partagées bien sûr, ainsi que notre volonté commune de passer de la prise de conscience à l’action. Nous constatons, Virginie et moi, une vraie volonté de changement voire de transformation, au sein des entreprises, mais aussi des blocages, que nous essayons, à notre niveau, d’aider à lever. Cette même sensibilité et ces constats partagés nous ont beaucoup rapprochés.

 

Quelle est l’ambition de la Convention21 ?

V.RV : Globalement, c’est évidemment de permettre aux entreprises de dépasser les obstacles qui, aujourd’hui, s’opposent à la mise en œuvre d’actions efficaces face au changement climatique et au recul du vivant. Or pour relever ce défi, plusieurs conditions doivent être réunies. C’est l’ambition de la Convention21.

Faciliter les échanges en fait partie. Il nous semble en effet qu’en France, le débat reste très cloisonné puisque scientifiques, élus, dirigeants d’entreprises, associations, citoyens et investisseurs dialoguent en réalité assez peu ensemble, chacun attendant de l’autre qu’il s’engage davantage. Organiser un processus qui organise des discussions entre toutes des parties prenantes nous semblait donc être une étape nécessaire pour faire émerger de nouveaux leviers de transformation.

J.C : Je sens parfois une vraie frustration chez les dirigeants comme chez les collaborateurs, celle de ne pas pouvoir réconcilier leurs aspirations et leurs responsabilités. J’ai aussi l’espoir que la Convention21 contribue à ce rapprochement.

 

Les entreprises vont-elles accepter de travailler ensemble  ?

J.C : C’est une question fondamentale. Les entreprises ont aujourd’hui plus que jamais la nécessité de s’ouvrir, de trouver des moyens de faire alliance pour travailler sur une cause qui dépasse leurs intérêts propres.

Elles ont, je pense, tout à gagner à s’inspirer d’autres secteurs d’activité, d’autres pratiques. Nous le constatons avec le Défi biodiversité que nous avons lancé cette année : cela fonctionne !

V.RV : Je ne sais pas à quel niveau les entreprises accepteront de collaborer. Mais en attendant qu’elles le décident, le soutien apporté au projet par plusieurs associations d’entreprises me semble déjà de très bon augure qu’il s’agisse du C3D, de l’ORSE, d’Orée, d’IMPACT France, d’Entreprendre, de Germe, de DRO ou du CJD : les voir converger facilement vers le même objectif est un bon présage pour la réussite du projet.

 

Justement, pour vous la Convention21 sera une réussite si… ?

V.RV : Pour moi, la Convention21 sera une réussite si nous réussissons à instaurer un vrai dialogue entre les parties et à dépasser les idées reçues pour, enfin, réconcilier l’intérêt général et l’intérêt particulier, le long terme et le court terme.

J.C : La réussite résidera aussi dans notre capacité à augmenter la prise de conscience sur ses enjeux et, comme l’a dit Virginie, à faire naitre un véritable dialogue entre les parties prenantes du monde économique. Mais nous voulons également parvenir à des mesures et des actions concrètes qui soient véritablement appropriées par l’ensemble des protagonistes de l’entreprise et permettent de faire changer les choses, profondément.

 

Quels sont vos futurs désirables ?

J.C : Je rêve d’une société dans laquelle les personnes qui ont des savoirs, des connaissances, des expériences voire des intérêts différents réussissent de nouveau à construire ensemble.

V.RV : Un futur désirable, c’est le récit d’un futur qui donne envie aux jeunes d’y plonger et d’y être actifs. Nous traversons une période particulièrement anxiogène qui ferme plus de portes qu’elle en ouvre. Autrement dit, une période vraiment peu engageante pour les étudiants ou pour ceux qui arrivent sur le marché du travail. Pourtant, nous avons tellement besoin d’eux ! Que la Convention21 permette de produire un récit qui leur donne envie d’y croire et de se mobiliser serait donc à mon sens une grande réussite.

 

Pour en savoir plus sur la Convention21, rendez-vous sur le site internet www.convention21.fr

Emery Jacquillat est président de la Camif, une entreprise française de commerce en ligne spécialisée dans l’aménagement local et durable de la maison. Il est également président de la Communauté des entreprises à Mission.

Peux-tu tout d’abord te présenter ?

Je suis un entrepreneur à mission, engagé et optimiste. J’ai relancé en 2009 la Camif, ancienne coopérative créée en 1947 par des instituteurs, et qui est aujourd’hui un site e-commerce dédié à l’équipement durable de la maison pour lequel nous avons fait le choix de miser sur la consommation responsable et la production locale.

Je suis en effet convaincu que l’entreprise est aujourd’hui le levier le plus important dans la transformation de notre monde. Les dirigeants d’entreprise ont une grande responsabilité car nous sommes la première génération à être réellement alertée sur des liens étroits entre climat, biodiversité et entreprise, et la dernière à pouvoir changer les choses. Je pense qu’il existe une réelle réconciliation possible entre les enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Aujourd’hui les entreprises les plus performantes sont celles et seront celles qui sauront prouver leur utilité pour la société.

J’ai également co-créé la Communauté des entreprises à Mission pour accompagner les dirigeants sur ce long chemin, exigeant, qui demande du courage mais qui est passionnant.

 

Quelle est la singularité de la Camif  ?

La singularité de la Camif, c’est d’être une société à mission. Nous avons commencé ce travail presque au démarrage en misant sur un modèle d’impact positif, à Niort, au niveau local pour la création d’emploi mais aussi à travers le choix du Made In France, ce qui était assez précurseur en 2009. Nous travaillons aujourd’hui avec une centaine de fabricants français qui représentent 73% de notre chiffre d’affaires.

En 2013, nous nous sommes posé la question de la raison d’être de la Camif lorsque nous sommes allés chercher de nouveaux clients : 80% de nos clients sont de nouveaux consommateurs, plus jeunes, résolument inscrits dans cette consommation responsable. Ils souhaitent donner du sens à leur achat (provenance, mode de production) et c’est ce que nous leur offrons, en étant transparent sur toute la chaine de valeur.

Nous voulions redonner le pouvoir au consommateur de choisir son produit en fonction du lieu de production, et en fonction de critères d’impacts sociaux et environnementaux. Aujourd’hui, nous allons jusqu’à mettre en avant le fabricant, faire des vidéos-reportage sur la fabrication, montrer l’origine des principaux composants…  Cette transparence est au centre de notre proposition de valeur. L’information et la sensibilisation autour de la consommation responsable sont au cœur de notre mission car nous sommes convaincus que c’est notre rôle en tant que distributeur.

 

“ La transparence est au cœur de notre proposition de valeur : nous voulons redonner le pouvoir au consommateur de choisir son produit en fonction de critères d’impacts sociaux et environnementaux. ” 

 

Comment as-tu réussi à engager et fédérer tes collaborateurs ?

À partir du moment où la mission est claire et qu’elle fait sens pour les collaborateurs présents et ceux qui nous rejoignent, elle éclaire chacun dans les décisions à faire chaque jour. Cela libère le management. Ainsi, je n’ai pas besoin de préciser à notre responsable informatique qu’il doit trouver des prestataires locaux pour héberger nos serveurs.

Les mieux placer pour traduire notre raison d’être en acte sont nos collaborateurs. Il faut cependant que certaines conditions soient remplies pour que cela fonctionne : le management par la confiance, l’acceptation de l’expérimentation et la culture entrepreneuriale, un management participatif et une gouvernance partagée.

 

En 2017 tu as lancé le Green Friday, en réponse au Black Friday, pourquoi cette démarche ?

Lorsqu’on défend une consommation responsable, cela me semble complètement incohérent de participer au Black Friday. Le fait de s’être adonné à l’exercice de la raison d’être et des objectifs statutaires a été déterminant, car grâce à tout ce travail en amont, cette décision était cohérente.  En 2017, lorsque j’ai annoncé, notamment aux actionnaires, que nous allions fermer le site le meilleur jour pour le e-commerce, cela a été assez mal compris : on se retrouve face à une réelle injonction contradictoire entre l’économique et le sociétal.

Nous avons voulu profiter de ce jour, qui est pour moi un paroxysme de la surconsommation, pour faire passer un message : il faut changer nos modes de consommation et il est possible de concilier fin du monde et fin du mois. En 2020, plus de 1000 sites e-commerce ont boycotté le Black Friday et ont pris ce parti pris.

 

Comment faire pour que cette consommation responsable soit accessible à tous  ?

Quand nous analysons les profils de nos nouveaux clients, on constate que ce ne sont pas des CSP+, qu’ils ne font pas partie des classes les plus aisées, et pourtant ils achètent des produits plus chers, car de meilleur qualité, fabriqués localement etc. Ils peuvent se le permettre car ces consommateurs font des arbitrages dans leurs achats : en ai-je vraiment besoin ? Est-ce que je peux le concevoir moi-même ? Est-ce que je peux le réparer ? Est-ce que je peux l’acheter d’occasion ? Ils ont développé une consommation plus mature, plus réfléchie, qui libère du pouvoir d’achat en consommant moins mais mieux.

Lorsqu’ils vont vouloir s’acheter un meuble neuf, nos clients vont porter leur attention sur le lieu de fabrication, les composants, l’impact de leur achat sur la santé, la nature… Ils se tournent vers nous car ils car ils privilégient une consommation plus durable et accessible, et c’est ce que nous leur proposons.

Aujourd’hui nous sommes absents du segment premier prix équipement (Ikea, Conforama etc…), qui représente plus de 50% du marché, car il est impossible de concilier premiers prix avec qualité et durabilité. Nous nous principalement à des acheteurs de plus de 30 ans.

 

Les entreprises vont-elles s’adapter à ce nouveau mode de consommation 

L’entreprise suit son marché et les aspirations et l’exigence croissante des citoyens, des consommateurs et des collaborateurs, qui sont au final les mêmes personnes. Se transformer est de leur propre intérêt et leur impact est majeur. En effet, une étude de Carbone 4 sortie en juin 2019, montre ainsi que si tous les citoyens adoptent les meilleurs pratiques en matière d’éco-geste, nous n’aurons fait que 25% du chemin pour nous rapprocher de la trajectoire 2 degrés : 75% du reste du chemin sont à faire par les entreprises.

De plus, les jeunes talents souhaitent aujourd’hui rejoindre des entreprises qui font sens, qui sont engagées. Ces talents sont de véritables leviers de performance pour une entreprise. Les entreprises qui vont s’engager sont celles qui seront les plus performantes. En tant que président de la Communauté des entreprises à Mission, j’observe que beaucoup de dirigeants sont en chemin vers cette voie, et heureusement, car tout le monde doit être acteurs de cette transformation et nous n’avons pas beaucoup de temps pour agir et inverser la tendance.

 

“ Les entreprises qui s’engagent aujourd’hui
seront les plus performantes demain. ” 

 

Pour finir, quels seraient tes futurs désirables ?

Je souhaite transmettre à mes enfants un monde qui soit soutenable, un futur viable et vivable.
On sort de 100 ans d’une économie linéaire, qui a, il est vrai, participé au progrès de notre société, mais qui a aussi créé un déséquilibre considérable. À nous de mener cette nouvelle révolution, de l’économie circulaire, locale et inclusive.
Je crois que tout cela revient, d’une certaine façon, à faire le pari de l’amour.

 

Bastien François est directeur du développement et de la prospective chez ENGAGE. Il est convaincu que l’accélération des changements que nous vivons nous oblige à considérer et étudier l’inconnu et la complexité comme des composantes à part entière de la stratégie des organisations. Dans cet article, il nous expose l’intérêt de la prospective pour les entreprises en période d’incertitude.

Dans un contexte où le futur est pour beaucoup incertain, complexe voire maussade, il est nécessaire d’accepter de ralentir pour réintroduire l’avenir dans notre champ de réflexion. Nous sommes convaincus, au sein d’ENGAGE, que la prospective stratégique est aujourd’hui une démarche et une posture pertinente et nécessaire face aux grands enjeux du XXIe siècle, et voici pourquoi.

D’abord, il est important de constater que notre capacité à appréhender les dynamiques qui nous entourent se réduit et que cette réalité est amplifiée par une « accélération » autant technique que sociale, qui modifie notre rapport au temps. Les temporalités se resserrent et les différentes novlangues sont là pour nous rappeler l’injonction à produire efficacement et vite, en mettant souvent de côté l’importance du long terme et de la complexité.

Aussi, nous avons de plus en plus de mal à « caractériser » ce qui se cache dans les angles morts de notre observation du futur, l’incertitude et la part d’inconnu augmentent (les différentes métaphores animalières, cygnes, éléphants et même méduses noirs sont là pour nous le rappeler – voir l’article ici -).

L’incertitude et la complexité deviennent aujourd’hui des spectres d’analyses indispensables quand on veut penser le temps long et son dialogue avec le court terme.

Plus concrètement, dans un monde complexe et en accélération, il n’est plus possible de penser le futur en se basant sur le passé. Demain, les mêmes causes n’entraineront plus les mêmes effets et de nombreuses dynamiques sortent de notre champ de vision. Les outils de projection reposant sur des approches quantitatives avec pour but de prévoir et de projeter l’avenir le plus probable sont alors de moins en moins adaptés. La stratégie doit elle aussi entamer sa transition.

La prospective propose ce nécessaire pas de côté.

 

« il est homme à baser ses compétences sur son expérience ; or dans un monde en accélération, dans lequel les difficultés sont fréquemment inédites, une méthode éprouvée est généralement une méthode révolue. »

Gaston Berger

Mais alors, pourquoi questionner le futur quand il est de plus en plus incertain et complexe à appréhender ? N’est-il pas plus pertinent de se concentrer sur la résilience de nos systèmes ?

Penser l’avenir, l’observer au travers de différents filtres (expertises, intelligence collective, fiction, art, scénarios…) et adopter une posture prospective a plusieurs bénéfices. Le but ici n’est pas de faire une liste exhaustive, mais plutôt de mettre en avant ce qui nous semble aujourd’hui fondamental.

D’abord, multiplier les points de vue, les scénarios, les approches, en utilisant l’intelligence collective, l’art ou encore une approche utopique, nous permet d’aiguiser notre aptitude à penser le futur. Dans une époque où l’information, la donnée et la post-vérité se superposent, où les algorithmes servent de caisse de résonance à nos biais cognitifs, il semble encore plus indispensable de décupler les méthodes. C’est pourquoi la prospective ne peut être lisse et homogène, elle doit au contraire bousculer nos croyances, déranger, confronter…

Ensuite, l’approche participative doit permettre à l’organisation de tourner collectivement son regard vers des futurs souhaitables partagés. Il s’agit de mobiliser ainsi autour d’un récit commun qui dessine le rôle de l’organisation dans la carte du monde de demain.

« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »

Antoine de Saint-Exupéry

 

Enfin, il y a une responsabilité partagée aujourd’hui d’appréhender la complexité. Se projeter dans l’avenir fait émerger les conséquences de la simplification de nos analyses. Les externalités négatives et les intrications de nos décisions actuelles, souvent ignorées par volonté de synthétisation et obligations court-termistes, deviennent évidentes, car elles nourrissent, dans le futur, des défis communs.

C’est pourquoi, il nous paraît essentiel aujourd’hui d’utiliser les méthodes et postures de la prospective stratégique avec toujours en tête quatre fondamentaux : la nécessité du dialogue entre l’expertise et l’intelligence collective (mobilisation) ; l’acceptation de la complexité notamment au travers de la connaissance et de la transdisciplinarité ; la sollicitation de la créativité, l’art et l’imagination comme source d’inspiration et de compréhension des dynamiques actuelles et enfin le questionnement de l’« éthique de la décision » éclairée par un parcours de réflexion qui enclenche l’action.

 

Bastien François
Directeur du développement et de la prospective
ENGAGE

Benoît Raphaël est expert en innovation digitale et média, journaliste, blogueur, entrepreneur et « éleveur de robots ». En 2017, il lance « Flint » une expérience collaborative entre humains et robots ayant pour objectif de nous sortir de notre bulle d’informations dans laquelle nous enferment nos habitudes et les algorithmes et ainsi reprendre le contrôle de notre information.

 

À tes yeux, quel est l’enjeu majeur de notre rapport à l’information aujourd’hui ? 

Si nous nous basons sur ce qui s’est passé ces derniers mois, nous nous rendons compte qu’à chaque événement, nous faisons face à une tempête de surinformation et de désinformation très perturbante. Cela nous empêche de réellement appréhender la réalité et la complexité des problèmes traité et trouver des solutions.

Un des enjeux principaux  face à ce chaos d’information c’est celui du temps. Essayer de démêler le vrai du faux, décider à qui on fait confiance ou pas, ça prend énormément de temps, temps qui n’est pas consacré à la recherche de solutions. Nous sommes passés d’un monde où citoyens et décideurs avaient besoin d’être informés pour notamment appuyer des prises de décision, à un monde de “guérilla de l’information”.

Aujourd’hui, l’enjeu majeur des acteurs de l’information n’est plus seulement d’informer mais surtout de nous aider à mieux interpréter l’information que nous recevons de toutes parts, et plus seulement via les médias traditionnels. Nous sommes bombardés d’informations souvent contradictoires, et il faut donc que nous apprenions à mieux interpréter l’information et à mieux s’armer pour savoir quoi en faire. Cela passe par un travail sur notre esprit critique mais aussi par le développement d’outils technologiques qui nous aident à gagner du temps et à faire le tri.

“Nous sommes passés d’un monde où citoyens et décideurs avaient besoin d’être informés pour notamment appuyer des prises de décision, à un monde de “guérilla de l’information”.

 

Comment la technologie peut-elle nous aider à traiter l’info-obésité à laquelle nous faisons face ? 

La technologie peut faire ressortir les informations qui sont de qualité, intéressantes et utiles par rapport à des informations qui ne servent à rien, qui parfois ne sont que de la polémique qui sera oubliée le lendemain. Nous vivons un peu dans le monde de Dory (personnage du film Le monde de Némo qui à une mémoire à très court terme), dans lequel nous passons d’un sujet à l’autre sans arriver à garder en mémoire les débats qui ont précédé et donc à construire une réflexion sur la globalité et sur le long terme sur un sujet. 

La technologie peut nous aider à faire le tri dans toutes ces informations contradictoires, et c’est bien plus complexe que d’opposer “fake news” et “vraies news”. Des outils peuvent nous aider à faire ce que j’appelle un “étiquetage de l’information”, et donc à  mieux interpréter l’information que l’on reçoit et lui attribuer une forme de valeur selon sa provenance, sa valeur scientifique, la manière dont elle a été vérifiée… C’est tout un travail d’identification et de traçabilité de l’information, pour reprendre un terme utilisé en agroalimentaire.

 

“Des outils comme Flint peuvent nous aider à faire ce que j’appelle un “étiquetage de l’information”, et donc à mieux interpréter l’information que l’on reçoit et lui attribuer une forme de valeur selon sa provenance, sa valeur scientifique, la manière dont elle a été vérifiée…”

 

Peux-tu nous parler du robot Flint que tu as créé ?

Flint c’est exactement ça : Flint utilise l’intelligence artificielle incarnée par des robots, mêlée à l’intelligence humaine par le biais d’un entraînement de ces robots et d’une interaction régulière avec eux pour mieux faire face à la surinformation et à la désinformation. Flint aide à gagner du temps en faisant une sélection d’articles, de vidéos de qualité et personnalisés. L’objectif n’est pas seulement de nous protéger de la masse d’informations, car on a tendance à parler principalement de ses aspects négatifs, mais aussi d’en profiter. C’est une chance incroyable : nous avons accès à tellement de sources d’informations qu’il y a des opportunités extraordinaires qui nous permettent d’aborder ensemble la complexité du monde pour collectivement trouver des solutions.

L’objectif de Flint est de nous aider à devenir visionnaire du monde et des solutions à trouver, et visionnaire aussi de nos secteurs d’activité quand on est un acteur, décideur ou un militant. Un autre objectif est d’essayer de livrer des ressources qui permettent d’aller un peu plus loin dans l’interprétation de l’information pour mieux développer l’esprit critique et notre capacité à faire face aux informations contradictoires.

 

Comment perpétuer le débat dans un monde noyé dans des informations de qualité variable ? 

C’est une vraie problématique : on entend souvent que le débat est devenu impossible. Je ne sais pas ce qu’il en était avant, mais comme aujourd’hui le débat est plus global et plus interconnecté, ça devient assez cacophonique. La nature même des réseaux sur lesquels se passent les débats, que ce soient les plateaux-télé et les réseaux sociaux notamment, les rend encore plus inaudibles parce que ces plateformes favorisent la rapidité du traitement de l’information.

Le problème avec le débat c’est la manière dont on l’aborde. Je pense qu’il faut qu’on arrive à mettre en place des outils, des plateformes qui permettent de ne plus aborder le débat dans l’unique but d’avoir raison, mais de l’aborder pour nous permettre d’avoir une meilleure compréhension du problème et trouver les bonnes solutions. Il s’agit de trouver des accès simples à la complexité du monde. Il faudrait être très intellectuel pour comprendre la complexité du monde, ce qui la rend inaccessible à la majorité de la population, moi y compris, qui n’a pas le temps de réfléchir à tout ça. Le débat doit nous servir à aborder la complexité collectivement, chercher à mieux comprendre les problématiques tout en se respectant pour trouver des issues. Il faut qu’on ait une approche beaucoup plus tournée vers les solutions et vers des débats constructifs, sachant qu’il n’y a pas de vérité. Pour réfléchir et pour débattre, il faut savoir s’appuyer sur les données à peu près exactes et objectives. Toute donnée peut être interprétée de différentes manières, alors nous devrions faire en sorte d’au moins asseoir chaque débat sur une sélection de données objectives sur lesquelles tout le monde peut se mettre d’accord, sinon il n’y a pas de débat possible.

 

“Il faut qu’on arrive à mettre en place des outils, des plateformes qui permettent de ne plus aborder le débat dans l’unique but d’avoir raison, mais de l’aborder pour nous permettre d’avoir une meilleure compréhension du problème et trouver les bonnes solutions. Il s’agit de trouver des accès simples à la complexité du monde.”

 

Quel souhait aimerais-tu voir exaucé par rapport à notre façon d’envisager la technologie et le progrès plus généralement ? 

Je pense qu’on a une approche parfois négative de la technologie et du progrès car on dit que c’est ce qui a créé le dérèglement climatique, que ça nous a rendu isolés… La technologie comme tout outil doit avoir ses règles pour qu’il n’y ait pas d’abus. Toute nouvelle technologie doit générer des règles d’usage. Je pense que l’approche de la technologie doit se faire en termes d’usage, car les nouvelles découvertes de la science sont toujours des progrès. La question est celle du rapport entre science et conscience:  doit-on tous se cloner pour devenir immortels ? Sûrement pas. Mais est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas explorer la technologie du clonage ?  C’est une autre question. Il y a une vraie différence entre le développement de la science et la manière dont on l’utilise. La technologie n’a jamais été mauvaise en soi, ce sont l’usage qu’on en fait et la manière dont on la fabrique qui sont les clés. Il faut créer de vrais débats de société basés sur de vraies connaissances pour mieux éduquer, et il faut militer pour une plus grande transparence et une plus grande démocratisation dans l’évolution des technologies, ce qui n’a pas été le cas de ces dernières années.

Alain Renaudin est président-fondateur de NewCorp, cabinet de conseil à la croisée des chemins entre stratégies de communication et stratégies d’opinion. Passionné par le développement durable et le biomimétisme, il fonde en 2015 Biomim’expo, le grand rendez-vous des acteurs et parties prenantes du biomimétisme et des approches bio-inspirées.

 

Peux-tu présenter ton parcours et tes aspirations ?

Ancien directeur général adjoint de l’IFOP, j’ai passé une partie de ma carrière à sonder l’opinion publique sur beaucoup de sujets en m’intéressant plus spécifiquement aux enjeux de société et de mutation. Je me suis intéressé à la façon dont on peut essayer de comprendre et suivre le monde d’aujourd’hui pour mieux l’anticiper et y participer, et comment les grandes entreprises et les pouvoirs publics peuvent mieux lire l’opinion publique et comprendre ce qu’elle attend d’eux. Je suis convaincu que les citoyens sont des capteurs du monde et ont une grande conscience de ce qu’il se passe.

En 2002, suite au sommet de Johannesburg, j’ai développé l’Observatoire du Développement Durable au sein de l’Ifop, qui était une grande consultation pour appréhender ce que les citoyens comprenaient de cette notion, et comment ils évaluaient son adéquation avec une centaine de grands acteurs, comme L’Oréal ou encore Leclerc. Nous avons pu observer une convergence autour du sujet du développement durable, avec l’évolution des réglementations, les nouvelles lois NRE pour que les entreprises cotées rendent compte. Je suis devenu progressivement référent dans cet univers, travaillant avec des groupes industriels, des associations, des sphères politiques.

Défricheur de ces courants d’opinion, je pars du postulat que la société civile est le moteur de la transition et que l’entreprise est le nouvel acteur politique de par sa capacité à créer de l’impact. On peut d’ailleurs constater que la sphère privée est aujourd’hui plus motrice que la sphère publique sur des sujets comme la biodiversité. L’entreprise doit se réguler pour son intérêt propre, pour réconcilier enjeux écologiques et économiques. Plus cet intérêt rationnel sera puissant, plus l’effet de levier sera important.

 

« Je suis convaincu que les citoyens sont des capteurs du monde et ont une grande conscience de ce qu’il se passe. La société civile est le moteur de la transition et l’entreprise le nouvel acteur politique. »

 

La question du biomimétisme est de plus en plus mise en avant aujourd’hui, pourquoi ?

En 2010, NewCorp Conseil, le cabinet de conseil que j’ai fondé, est consulté pour un projet de création d’un réseau de fédérateurs autour du biomimétisme, parti de la réhabilitation de quartiers militaires. Le Ceebios, centre d’études et d’expertises en biomimétisme, s’est alors construit autour de cette idée de fonder une association regroupant des acteurs pluridisciplinaires autour de cette thématique. Je me suis plongé dans cette notion de biomimétisme qui pour moi permet de passer de la question du « pourquoi » à la question du « comment ». La bio-inspiration est une approche qui pose la nature comme solution et comme boîte à outil du développement durable. On s’éloigne de la conception anthropocentrée, car bien des réponses résident dans la nature.

Cette approche est de plus en plus en résonnance avec le monde qui nous entoure et avec ses attentes. On connait de mieux en mieux le vivant, et plus on le connait, plus on souhaite en apprendre. Ce changement de regard permet de s’orienter vers la recherche de solutions pour vivre mieux. Nos enjeux sont de plus en plus fondamentaux. La redécouverte de la nature et de nos écosystèmes comme solution au développement durable prend tout son sens.

 

« Le biomimétisme permet de passer de la question du « pourquoi » à la question du « comment ». C’est une approche qui pose la nature comme solution et comme boîte à outil du développement durable »

 

Pourrais-tu me citer des innovations emblématiques du biomimétisme ?

On trouve beaucoup d’initiatives de groupes industriels privés, comme au sein de la recherche avancée de L’Oréal. Le biomimétisme arrive comme nouveau chemin pour trouver des alternatives au service des enjeux de recherche mais aussi de RSE et de développement durable. L’Oréal a été jusqu’à créer une équipe championne du biomimétisme au sein de sa recherche avancée, pour définir une méthodologie et des axes de recherche bien précis. C’est parce que la RSE et la recherche ont décidé de travailler ensemble que le chemin du biomimétisme émerge.

Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est la tendance à trouver des substituts aux produits chimiques notamment pour l’agriculture, avec une chimie réinventée et bio-inspirée au service de la propulsion de substituts aux produits de synthèses phytosanitaires utilisés dans l’agriculture conventionnelle.

Je citerais ainsi la dispersion de phéromone comme substitut aux pesticides. Le biomimétisme propose des alternatives durables aux voies traditionnelles.

 

Biomim’expo, le rendez-vous du biomimétisme et des innovations bio-inspirées que tu as créé, est partenaire du Défi Biodiversité d’ENGAGE. Pourquoi cette synergie ?

J’aime les initiatives qui encouragent plus qu’elles ne sanctionnent. Il faut aider et accompagner les projets. Le Défi Biodiversité porté par ENGAGE permet d’accélérer une envie de transformation des entreprises et permet d’aider à faire grandir et passer des caps. Le monde d’après a déjà commencé et il adviendra de ce qu’on décide de faire grandir aujourd’hui.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

J’aimerais un monde dans lequel on s’intéresse plus aux forêts qui poussent qu’aux arbres qui tombent. Il faut s’intéresser au positif, la critique doit être constructive. Dans ce monde, les Hommes forts ne sont plus des Hommes qui disent non mais des Hommes qui disent oui. Nous manquons de leadership aujourd’hui sur ces sujets, il y a beaucoup d’initiatives individuelles dans la société civile mais nous avons besoin de visions.

Je souhaiterais également que l’humanité redécouvre sa communauté de destin et son projet collectif, car les frontières nationalistes n’auraient plus de sens. Dans les œuvres de science-fiction, lorsqu’un enjeu guette le monde, il y a souvent un gouvernement mondial qui se met en place, et c’est cette idée de destin collectif et non plus individuel et patriotique que j’aimerais voir émerger.

 

« J’aimerais un monde où les Hommes forts ne sont plus des Hommes qui disent non mais qui disent oui.
Nous avons besoin de leadership et de visions sur ces sujets »

 

Une œuvre d’art qui représente ta vision ?

Je pense à l’initiative de l’Orchestre National de France durant le confinement où les musiciens ont enregistré une symphonie à distance.

Je suis captivé par la capacité qu’ont les musiciens de créer à plusieurs une harmonie d’une ampleur qui nous dépasse, qui dépasse la somme des individus qui la compose. C’est fascinant de voir ce que l’on peut produire et créer collectivement et la résonance que cela peut avoir.

 

 

Chloé Grabli, fondatrice de Mensch Collective, est spécialiste de l’intelligence collective, et intervenante au sein du programme Transformation de l’ENGAGE University. Elle nous présente ici les raisons de l’explosion des démarches participatives au sein des entreprises.

 

Comment qualifierais-tu ton métier ?

Mon métier consiste à intervenir dans des situations complexes, nouvelles, dans lesquelles le décideur accepte de ne pas savoir et a besoin de l’autre. Et dans la crise dans laquelle nous sommes, synonyme d’incertitude, ces situations se multiplient. Je mets en place des dispositifs qui permettent à un collectif de répondre à une question pour laquelle le décideur n’a plus de réponse suffisamment claire. Chacun apporte sa subjectivité, mais aussi son expérience concrète pour apporter une réponse plus juste et plus complète. Cette méthode nécessite d’accepter de se faire transformer par la pensée de l’autre. Elle crée aussi un sentiment d’appartenance beaucoup plus fort et une responsabilité vis-à-vis des décisions qui sont prises.

Ce n’est certainement pas une question de mode mais un outil fondamental pour décider en période d’incertitude et de complexité.

 

‘On demande à des salariés d’engager leur subjectivité dans des entreprises qui, in fine, ont le profit comme seul ou principal objectif. Cela ne peut pas fonctionner.’

 

Une soif de participation semble monter dans la société civile, ressens-tu la même tendance en entreprise ?

Il n’y a pas une seule réponse à cette question. Cela dépend beaucoup de l’entreprise dans laquelle on travaille, de ce qu’elle vise, et de ses propres motivations.
On dit souvent que l’on travaille pour trois motivations fondamentales : gagner sa vie, contribuer au monde et se développer personnellement. Chacun recherche et essaie de trouver un équilibre entre ces trois dimensions. Ce que je constate aujourd’hui, c’est la multiplication des profils de slasheurs, de personnes qui cumulent les métiers, car trouver cet équilibre dans un seul métier, une seule organisation, est extrêmement difficile.
De nombreuses études sociologiques ont montré que le mal-être au travail, la souffrance voire le burn-out émanaient de systèmes malsains que nous avons créés. On demande à des salariés d’engager leur subjectivité dans des entreprises qui, in fine, ont le profit comme seul ou principal objectif. Cela ne peut pas fonctionner.

Le succès de l’engagement et de la participation est donc étroitement corrélé à l’ambition, à la raison d’être de l’entreprise, pour reprendre une terminologie à la mode. La participation, pour qu’elle soit efficace et non déceptive demande aussi la pleine transparence et la sincérité des instances gouvernantes. La consultation n’est pas une démarche de séduction auprès des collaborateurs, mais sincère et utile qui aide le dirigeant à décider, car ce rôle lui incombe toujours et pleinement.

 

On parle beaucoup de l’engagement des collaborateurs. Que mets-tu derrière cette notion ?

L’engagement, c’est passer de « c’est ton problème » à « c’est notre problème ». Par exemple pendant longtemps, la stratégie d’une Business Unit restait du ressort de son dirigeant. Aujourd’hui, elle peut devenir un objet commun, co-construit avec tous les collaborateurs, qui sont plus conscients des enjeux concrets, plus au cœur de l’écosystème, que le dirigeant. Cela apporte de la pertinence, de la cohérence et à terme de l’engagement.

 

A quelle œuvre d’art te fait penser ton métier ?

Je pense à l’Atelier des Lumières. Car déjà c’est une expérience. Il y a de la résonance, des correspondances entre les arts visuels et la musique. Les hypnotiseurs diraient que nos sens sont saturés et que l’expérience nous subjugue. Je trouve que l’on expérimente aussi cette sensation dans certains ateliers d’intelligence collective, où l’on peut ressentir ce même éclat, cette sensation de résonance, de vibration, c’est du moins ce que je recherche.

A l’Atelier des Lumières, je trouve que le spectateur devient acteur, c’est cela aussi la promesse de l’engagement et de l’intelligence collective, chacun devient acteur de son destin et participe à une aventure plus grande que lui.

 

‘Je qualifierais donc mes futurs désirables comme une recherche de joie partagée
avec un autre différent de moi.’

 

Enfin, comment qualifierais-tu tes futurs désirables ?

Ils sont très liés à la connexion des différences, des diversités. Nous sommes de plus en plus connectés à des personnes qui nous ressemblent, ce qui nous appauvrit. Je suis particulièrement sensible à l’inclusion intergénérationnelle par exemple.

Je souhaiterais aussi que l’humanité se remette à penser, à accepter le débat. J’ai l’impression que l’on se perd dans la pensée unique ou dans des débats stériles ou caricaturaux, ce qui finalement revient au même.
Et bien-sûr, je rajouterais une grosse pincée de plaisir, un retour à la joie.

Je qualifierais donc mes futurs désirables comme une recherche de joie partagée avec un autre différent de moi.

Stéphane Hugon, sociologue de l’imaginaire, nous parle de l’évolution de notre rapport au travail. Il analyse les transformations sociétales et culturelles à l’œuvre, le deuil de certains idéaux et les nouvelles valeurs qui le réinventent.

 

Tout d’abord, c’est quoi un sociologue de l’imaginaire ?

Pendant très longtemps en Occident, on faisait une différence entre le réel et l’imaginaire. L’avantage de toutes les sciences humaines, c’est de considérer qu’il y a une réalité à partir du moment où il y a une interaction sociale. Un phénomène social c’est à la fois la co-construction d’une partie tangible et d’une partie que je projette dessus. La réalité se complète donc d’une part qui est totalement imaginaire. Si l’imaginaire nous permet d’accéder à la réalité, cela veut dire qu’on peut classer les expériences sociales en fonction de l’imaginaire des personnes. Et avoir une cartographie des imaginaires d’un public, ça nous permet de voir et d’anticiper certains modes de compréhension, certains modes de consommation, etc.

  

Quelles sont les grandes transformations sociétales et culturelles en cours aujourd’hui et qu’est-ce que la crise sanitaire a accéléré ?

La crise du covid n’est que le révélateur d’autres crises. Si on prend juste les dix dernières années, il y a au moins quatre crises qui ont transformé notre imaginaire occidental héroïque. Tout d’abord la crise de 2008 a été une crise de confiance, et pas seulement auprès des institutions financières, montrant une cassure entre le capital et le travail. En 2015 la crise a été d’un autre ordre, suite aux attentats, conduisant à une certaine vulnérabilité, à plus d’humilité. Ceux qui ne se considéraient pas comme cibles le deviennent. C’est la fin du principe de l’invincibilité qui a porté toute la période post Seconde Guerre mondiale.

La crise des gilets jaunes révèle une certaine saturation de la promesse de progrès de l’après-guerre, et témoigne d’une véritable désorientation. La partie la plus aisée de la population a repris les codes, notamment dans la consommation, de tout ce qui était culture populaire, les codes de la paysannerie, l’imaginaire de l’artisan, et les a reconstruits. Les classes populaires sont restées bloquées dans un modèle caduque, symbolisé par la grande distribution. La tension n’était plus tenable.

 

Comment cette évolution impacte-t-elle notre rapport au travail ?

Il y a deux significations au mot sens. Il y a la direction et la signification. Pendant très longtemps les générations ont préparé, construit leur l’avenir. Aujourd’hui, le sens devient l’ici et le maintenant. Ce qui est désormais privilégié, c’est l’expérience de travail : l’ambiance, la nature des interactions, les liens. La carotte du futur s’est évaporée. Ce sont deux temporalités totalement différentes.

 

Cette mutation de notre rapport au travail a-t-elle une dimension générationnelle ?

C’est plus compliqué. Chez les jeunes générations, certains vont toujours planifier sur le long terme, d’autres au contraire vont vivre dans l’instant. Pourtant des signaux faibles montrent une évolution vers cette notion de l’ici et du maintenant, d’une forme de présentisme. C’est comme l’empreinte de la génération post guerre qui a inventé le corps, la jouissance, le mythe du rebelle.

 

Aujourd’hui, que veut dire trouver du sens dans son travail ?

Le sens revêt plus que jamais différentes significations.  Il y a des signaux faibles qui nous montrent que certains jeunes sont particulièrement attentifs à la posture de l’entreprise par rapport à son écosystème, à ses responsabilités. Après une génération qui, par contrainte, a désinvesti la scène professionnelle comme lieu d’accomplissement de soi, et qui a appris à construire son existence en dehors de l’entreprise.
Depuis un an, on constate une accélération de cette prise de conscience. Ce n’est pas encore massif ou majoritaire, mais la tendance ne peut être niée. Et l’entreprise va devoir se positionner.

 

Quel est votre présent désirable ?

On observe un éclatement des imaginaires, de la manière de percevoir le monde, d’interagir avec lui. Mon présent désirable, ce serait de permettre à tous de se rendre disponible et de partager cette interculturalité de l’imaginaire.

Marianne Hurstel est Vice-Présidente de BETC Euro RSCG. Directrice du Planning stratégique et du Consulting, elle pilote de nombreuses études prospectives internationales. Au cœur de la crise du Covid-19, BETC et le groupe Les Echos-Le Parisien ont mené une enquête d’opinion internationale (France, Angleterre, États-Unis, Chine, Inde, Brésil) pour comprendre l’impact de la crise sur les sociétés et les mentalités. Marianne Hurstel nous présente et commente les résultats de cette étude.

D’abord, suite au choc sans précédent de la crise sanitaire, la première observation est une radicalisation de la volonté de changement des populations.

D’une part, les personnes sensibles aux enjeux planétaires qui étaient jusqu’alors plutôt optimistes et favorables à la stratégie des petits pas semblent prendre conscience de la nécessité d’une transformation profonde de la société et de la restriction de certaines libertés individuelles. Par exemple via un projet politique ambitieux, comme la mise en œuvre des propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat.

Nombreux.se.s sont aussi celles et ceux pour qui une forme d’effondrement est inévitable afin de faire table rase et marquer un nouveau départ de nos sociétés. Cette radicalisation traduit notamment une profonde crise de confiance en notre système politique, en leur capacité à supporter les chocs à venir et à réaliser l’urgente transition écologique. La démocratie telle que nous la connaissons est de plus en plus remise en question.

D’autre part, la part de personnes sceptiques ou indifférentes aux enjeux environnementaux et sociétaux reste stable.

Cette polarisation des valeurs laisse présager une intensification des tensions au sein des sociétés qui sont pourtant amenées à faire des choix décisifs pour leur avenir.

D’ailleurs, si la majorité des gens veulent du changement, ils ne s’accordent pas pour autant sur les modalités de ce changement. Faut-il passer par plus de social, de solidarité, de protection de l’État voire par un repli sur soi, ou par plus d’ouverture, d’investissement et de croissance ? C’est un débat houleux qui, là encore, témoigne d’une polarisation des valeurs au sein des sociétés.

Dans ce nouveau contexte favorable au changement, les entreprises et les marques peuvent aussi engager leur transformation. D’autant plus qu’elles ont gagné en crédibilité grâce à leur réactivité et leurs initiatives de solidarité durant le confinement.

Toutefois, elles font aussi face à deux freins majeurs :

  1. Malgré l’évolution tangible des mentalités partout dans le monde, les règles économiques en vigueur n’ont pas changé.
  2. Avec la crise économique qui s’annonce, la demande des consommateurs se porte inéluctablement vers le pouvoir d’achat.

Entre le « produire plus et moins cher » et le « produire moins mais plus vertueusement », les marques devront arbitrer.

Pour l’instant, elles peuvent se rassurer de l’émergence d’un nouveau consensus post-covid autour des besoins essentiels, de la production locale, du « homemade », des services digitaux mais aussi des loisirs.

 

Ces nouvelles tendances peuvent permettre aux marques de relancer leurs activités. Elles ne seront cependant pas suffisantes pour convaincre la part croissante de « radicaux ».  Ces derniers attendent plus des marques qu’une production locale et des produits plus « durables ». Au-delà des mesures marketing souvent discutables, les consommateurs souhaitent qu’elles prennent la mesure des enjeux planétaires et qu’elles mettent en œuvre des stratégies ambitieuses pour aller vers des modèles plus vertueux, de résilience, de circularité, d’autosuffisance. Le changement de paradigme nécessite des transformations profondes et coûteuses. Les entreprises seront-elles prêtes à en payer le prix ?

 

Quel doit être le rôle de la publicité dans les mois à venir ?

Pour Marianne Hurstel, les publicitaires sont un medium privilégié entre les citoyens-consommateurs et les marques. De fait, il est de leur responsabilité de mettre en lumière l’émergence tangible d’un nouveau modèle de préférence qui ne prend plus uniquement en compte le produit/service mais aussi le comportement global de l’entreprise : le choix de ses partenaires, le traitement de ses collaborateurs, de ses fournisseurs et partenaires, la stratégie à long terme, la relation aux actionnaires, etc.

Les entreprises qui sauront intégrer pleinement ce nouveau modèle et concilier le plaisir individuel à court terme et la responsabilité collective à long terme sortiront de la crise par le haut.

 

 

 

 

Chercheur, conférencier et essayiste, Isaac Getz est professeur à l’ESCP Europe et l’auteur de Liberté & Cie, L’entreprise libérée et Leadership sans ego. Il a écrit son dernier livre L’entreprise altruiste (Albin Michel, 2019) avec Laurent Marbacher, innovateur social, notamment fondateur de la Team Academy et de la première banque de micro-crédit au Chili et accompagnateur de dirigeants.

Qu’entendez-vous par altruisme? Ce mot semble a priori loin de l’entreprise et de ses priorités actuelles, non ?

Quand nous parlons de l’entreprise altruiste, nous parlons du mot qui vient du latin alter, “l’autre. L’entreprise altruiste se met au service inconditionnel de l’autre, dans le sens Lévinassien du terme. C’est différent de l’entreprise classique, tournée vers elle-même. Logiquement, et non pas par malveillance, celle-ci instrumentalise ses interlocuteurs externes—clients, fournisseurs, la communauté où elle opère. Tous ces acteurs n’ayant plus de visage, deviennent des moyens, des choses. Or, comme le dit Lévinas dans Difficile liberté, « Le visage est un mode irréductible selon lequel l’être peut se présenter dans son identité. Les choses, c’est ce qui ne se présente jamais personnellement et, en fin de compte, n’a pas d’identité. A la chose s’applique la violence. »

Il faut ajouter que bien que l’entreprise altruiste sert l’autre inconditionnellement, elle prospère économiquement : c’est le paradoxe que l’on explique dans le livre.

Après l’entreprise libérée, traitée dans vos quelques précédents livres, qui parlait des rapports à l’intérieur de l’entreprise, l’entreprise altruiste se tourne vers l’extérieur ?

On peut qualifier l’entreprise libérée comme une sorte d’entreprise altruiste au service inconditionnel de son interlocuteur interne—le salarié. A l’instar de l’entreprise altruiste, l’entreprise libérée ne vise pas les performances économiques mais en jouit indirectement. En effet, les salariés qui viennent au travail non pas par obligation, mais par envie, et qui une fois sur place veulent donner le meilleur d’eux-mêmes sont naturellement plus performants que leurs homologues des entreprises classiques. La différence est que le salarié se trouve chaque jour dans l’entreprise et y est lié par le contrat de travail, tandis que le client ou le fournisseur sont en dehors et peu contraints. Le défi de la construction de l’entreprise altruiste est donc d’une autre nature que celui de la construction de l’entreprise libérée.

Vous parlez d’amitié comme mode relationnel, que voulez-vous dire ?

Aux transactions économiques, l’entreprise altruiste préfère les relations authentiques. On ne dit pas à un ami qu’on invite, « Tu es un ami tant que tu ne me coûte pas trop ou tant que je peux avoir un retour sur toi. » Les entreprises altruistes ne le disent pas à leurs clients ou fournisseurs non plus.

Comment faire pour que l’entreprise change réellement et que ces concepts très attirants soient appliqués et ne demeure pas au stade des idées ?

Mais ils sont appliqués ! Notre livre est fondé sur une enquête de terrain dans plusieurs dizaines d’entreprises sur trois continents allant des grands multinationales aux PME et dans tous les secteurs. Il y a des entreprises françaises comme Chateauform’, LSDH, Clinique Pasteur et d’autres.

Mais vous avez raison de poser votre question qui était aussi celle de notre livre ! Dès le début, nous n’avons pas cherché à établir de modèle, mais seulement à comprendre comment  le patron d’une entreprise altruiste a réussi à bâtir ce type d’entreprise, si différente de l’entreprise classique, car tournée vers la création de la valeur sociale et grâce à cela performante économiquement. C’est pour cela que dans chaque entreprise nous avons interviewé le PDG ou le fondateur. Pour justement comprendre comment il a réussi à bâtir son entreprise altruiste, et pour voir s’il y a des points communs entre tous ces chemins de transformation.

En quelques mots, quels sont vos futurs désirables ?

Notre livre raconte beaucoup de ces chemins uniques, mais le plus important est qu’il en dégage des éléments communs. C’était un pari de notre part et nous sommes contents que des points principaux de leadership de transformation requis pour bâtir une entreprise altruiste aient émergés à travers notre enquête. On espère maintenant que ce leadership va inspirer d’autres patrons à faire de même.