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Bastien François est directeur du développement et de la prospective chez ENGAGE. Il est convaincu que l’accélération des changements que nous vivons nous oblige à considérer et étudier l’inconnu et la complexité comme des composantes à part entière de la stratégie des organisations. Dans cet article, il nous expose l’intérêt de la prospective pour les entreprises en période d’incertitude.

Dans un contexte où le futur est pour beaucoup incertain, complexe voire maussade, il est nécessaire d’accepter de ralentir pour réintroduire l’avenir dans notre champ de réflexion. Nous sommes convaincus, au sein d’ENGAGE, que la prospective stratégique est aujourd’hui une démarche et une posture pertinente et nécessaire face aux grands enjeux du XXIe siècle, et voici pourquoi.

D’abord, il est important de constater que notre capacité à appréhender les dynamiques qui nous entourent se réduit et que cette réalité est amplifiée par une « accélération » autant technique que sociale, qui modifie notre rapport au temps. Les temporalités se resserrent et les différentes novlangues sont là pour nous rappeler l’injonction à produire efficacement et vite, en mettant souvent de côté l’importance du long terme et de la complexité.

Aussi, nous avons de plus en plus de mal à « caractériser » ce qui se cache dans les angles morts de notre observation du futur, l’incertitude et la part d’inconnu augmentent (les différentes métaphores animalières, cygnes, éléphants et même méduses noirs sont là pour nous le rappeler – voir l’article ici -).

L’incertitude et la complexité deviennent aujourd’hui des spectres d’analyses indispensables quand on veut penser le temps long et son dialogue avec le court terme.

Plus concrètement, dans un monde complexe et en accélération, il n’est plus possible de penser le futur en se basant sur le passé. Demain, les mêmes causes n’entraineront plus les mêmes effets et de nombreuses dynamiques sortent de notre champ de vision. Les outils de projection reposant sur des approches quantitatives avec pour but de prévoir et de projeter l’avenir le plus probable sont alors de moins en moins adaptés. La stratégie doit elle aussi entamer sa transition.

La prospective propose ce nécessaire pas de côté.

 

« il est homme à baser ses compétences sur son expérience ; or dans un monde en accélération, dans lequel les difficultés sont fréquemment inédites, une méthode éprouvée est généralement une méthode révolue. »

Gaston Berger

Mais alors, pourquoi questionner le futur quand il est de plus en plus incertain et complexe à appréhender ? N’est-il pas plus pertinent de se concentrer sur la résilience de nos systèmes ?

Penser l’avenir, l’observer au travers de différents filtres (expertises, intelligence collective, fiction, art, scénarios…) et adopter une posture prospective a plusieurs bénéfices. Le but ici n’est pas de faire une liste exhaustive, mais plutôt de mettre en avant ce qui nous semble aujourd’hui fondamental.

D’abord, multiplier les points de vue, les scénarios, les approches, en utilisant l’intelligence collective, l’art ou encore une approche utopique, nous permet d’aiguiser notre aptitude à penser le futur. Dans une époque où l’information, la donnée et la post-vérité se superposent, où les algorithmes servent de caisse de résonance à nos biais cognitifs, il semble encore plus indispensable de décupler les méthodes. C’est pourquoi la prospective ne peut être lisse et homogène, elle doit au contraire bousculer nos croyances, déranger, confronter…

Ensuite, l’approche participative doit permettre à l’organisation de tourner collectivement son regard vers des futurs souhaitables partagés. Il s’agit de mobiliser ainsi autour d’un récit commun qui dessine le rôle de l’organisation dans la carte du monde de demain.

« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »

Antoine de Saint-Exupéry

 

Enfin, il y a une responsabilité partagée aujourd’hui d’appréhender la complexité. Se projeter dans l’avenir fait émerger les conséquences de la simplification de nos analyses. Les externalités négatives et les intrications de nos décisions actuelles, souvent ignorées par volonté de synthétisation et obligations court-termistes, deviennent évidentes, car elles nourrissent, dans le futur, des défis communs.

C’est pourquoi, il nous paraît essentiel aujourd’hui d’utiliser les méthodes et postures de la prospective stratégique avec toujours en tête quatre fondamentaux : la nécessité du dialogue entre l’expertise et l’intelligence collective (mobilisation) ; l’acceptation de la complexité notamment au travers de la connaissance et de la transdisciplinarité ; la sollicitation de la créativité, l’art et l’imagination comme source d’inspiration et de compréhension des dynamiques actuelles et enfin le questionnement de l’« éthique de la décision » éclairée par un parcours de réflexion qui enclenche l’action.

 

Bastien François
Directeur du développement et de la prospective
ENGAGE

Pourquoi l’éthique est-elle si fondamentale aujourd’hui?

Je commencerai par donner une vision personnelle de l’éthique : celle d’une approche qui se fonde dans la pensée de John Stuart Mill, et qui cherche à déterminer les impacts des actions de chacun pour le bien commun, au-delà de tout a-priori moralisant (les économistes parleraient d’externalités positives ou négatives).

Cette éthique est fondamentale aujourd’hui car la main de l’homme accélère la transformation de son environnement écologique ou social. Et nous risquons de détruire de manière catastrophique et rapide ce bien commun si, justement, nous ne nous posons pas la question éthique à chaque fois que nous agissons. Pour dire les choses de manière simple, c’est une question de survie. Elle est aujourd’hui portée directement par les fonds de pensions qui investissent sur les durées longues lorsqu’ils portent les futurs retraites des employés publics ou privés. Or, c’est dans ces durées longues qu’ils observent désormais les impacts catastrophiques sur le bien commun – et par construction, le marché ! – qu’il s’agisse de l’augmentation de catastrophes naturelles avec le risque environnementale, ou même le surgissement du risque politique, jusque là limité aux pays émergents et qui atteint les pays avancés via l’irruption des colères populistes. En parallèle, une nouvelle classe de la population, les moins de 25 ans, ceux qui ont compris que les générations du Baby boom étaient en train de détruire leur propre futur, sont réellement entrés en révolte. Et à la différence des générations du Baby boom qui s’étaient lancés dans des combats idéologiques qui parfois leur faisaient côtoyer en réalité les pires totalitarismes, les moins de 25 ans, et en particulier les femmes, exigent d’elles/d’eux une action concrète, pratique, et souvent ancrés dans de nouveaux modes de consommation. Elles/Ils sont les vrais adultes en réalité, auprès desquels les plus âgés, dont je fais parti, devraient apprendre.

Est-ce un chemin individuel ou collectif?

Les deux, car certains enjeux passent par une action individuelle (par exemple les choix de consommation); d’autres par des formes collectives qui peuvent aller de l’association, ou du travail en entreprise repensé dans un cadre éthique, à l’action politique – nécessaire quand il s’agit de penser la réglementation ou de peser sur les choix d’équipements collectifs. Ce dernier point est particulièrement vrai pour les questions énergétiques fondamentales que pose le dérèglement climatique.

On sent que les entreprises – certaines entreprises – sont à un tournant; comment les mener vers l’étique, vers ce chemin de l’éthique?

Il est important que la gouvernance de l’entreprise comprenne ce tournant – ne serait-ce que parce que c’est celui que prend aujourd’hui de nombreux fonds de pensions, et les clients les plus jeunes qui constituent la base de clientèle de demain. On pourrait aussi parler des jeunes talents d’aujourd’hui qui constituent un autre moyen de pression sur l’entreprise. Pour les mener ensuite à l’éthique, il me semble qu’il faut à la fois développer des principes simples et une évaluation objective de la démarche, évoluant dans le temps, et communicable à tous, parties prenantes internes mais aussi externes; et surtout libérer la parole et la créativité de l’ensemble des collaborateurs afin d’accélérer cette transition éthique qui ne peut fonctionner que si elle est portée par chacun. Ce mouvement n’a de sens qui si tous agissent de concert, tout autant acteur et responsable de cette transformation.

Cette ambition, souhaitable, est-elle compatible avec les impératifs de marché, de rentabilité?

Très précisément. Il y a désormais, comme je le disais plus haut, une pression nouvelle des investisseurs de long terme ainsi que des jeunes consommateurs ou du jeune talent. Certes l’entreprise à très court terme pourrait être légèrement moins performante, en raisons de nouveaux investissement et modes d’actions; mais à moyen ou long terme, elle sera plus résiliente et plus en phase précisément avec son marché. Il ne s’agit pas d’un coût mais d’un investissement.

Toi qui travailles beaucoup sur l’imaginaire et la prospective, quels sont tes futurs désirables?

En relisant la préface de Huxley à son célèbre roman de science fiction « Le Meilleur des Mondes », préface écrite 25 ans après la première édition, je suis tombée à ma grande surprise sur une vision proche de la mienne : celle d’un monde assez égalitaire tout en laissant libre cours aux aspirations de chacun. Où chacun est considéré avec l’exact même statut. Où chacun est tourné vers l’amélioration du bien commun et partage ses idées nées dans l’imagination et la raison critique, soutenues par de nouveaux outils d’explorations qui les rendent à la fois plus vastes et plus collectives. Un monde de vérité et de paix, bien sûr, où la civilisation pourra prospérer. Un monde d’artistes et de scientifiques, où chacun est aussi un peu juge et chacun a dirigé, dirige ou va diriger un projet temporaire. Ce monde-là est peut être plus proche qu’on ne le pense.

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Olivier Michelet, sociologue, travaille sur les grandes évolutions sociologiques et a fondé Sens&Signes il y a 15 ans. Facilitateur en process d’innovation et conférencier, il développe différents outils de prospective pour de grandes entreprises ou instituts d’études. Passionné par les utopies et la place de l’intuition dans nos sociétés, il est responsable de la créativité et de la prospective pour ENGAGE et intervient dans différents programmes de l’ENGAGE University.

– Tu travailles beaucoup sur les utopies, la société actuelle en manque-t-elle ?

Je ne parlerai pas de manque mais d’aversion immédiate et spontanée à l’utopie : aujourd’hui, évoquer l’utopie et à fortiori se réclamer de la longue et riche tradition du courant utopiste (profondément ancré dans la culture française) apparaît incongru, pour ne pas dire totalement disqualifiant, tant ses valeurs se situent en complet décalage avec les valeurs dominantes de notre époque et le nouveau credo : pragmatisme, efficacité, rationalité, rentabilité…

Le mot lui-même pâtit d’un incroyable glissement sémantique, qui l’assimile désormais à de la « rêverie irréaliste, irréalisable », voire irresponsable !

Pourtant, si l’on remonte aux origines, Thomas More, inventeur du mot « utopie » et initiateur du courant utopiste moderne, fut chancelier d’Angleterre et donc, pas seulement un doux rêveur, naïf et déconnecté des réalités de son temps. Plus près de nous, le courant scientiste du XIXème siècle qui a soutenu l’accession de la France à la modernité, son développement industriel et la période des grands travaux d’infrastructure était profondément imprégné des idées de l’utopiste Saint-Simon, elle-même en lien avec les valeurs de progrès du « Siècle des Lumières ».

Récemment, l’utopie fut aux sources du développement d’Internet et Internet, lui-même est aussi source d’utopies (Wikipédia, crowfounding, civic techs…). Enfin, notre époque « disruptive » et en quête de transformation foisonne de réalisations concrètes d’inspiration clairement utopique, que nous ne savons pas toujours discerner.

Nicolas Hulot concluait son passage à « l’Emission politique » par ces mots « Le temps de l’utopie est décrété ! »

– Comment finalement ré-enchanter notre avenir ? L’imagination, l’intuition, semblent centrales dans ton discours. 

Quand on me parle d’avenir, je réponds présentisme : notre rapport au temps est de plus en plus inscrit dans un présent indépassable. Pour le dire vite, dans les sociétés traditionnelles basées sur la transmission par les anciens, c’est le passé qui était valorisé, le futur n’étant envisagé que comme répétition programmée du passé. Dans les sociétés modernes, alors animées par les valeurs de progrès, c’est le futur qui devient porteur de tous les espoirs, le passé obscur et obscurantiste étant à dépasser. Après les cataclysmes du XX ième siècle (guerres mondiales, Shoa, périls atomiques et désormais, impasse environnementale…) les valeurs de progrès ce sont effondrées, ouvrant sur ce que certains ont appelé la post-modernité. Enfin, après la Chute du Mur, on s’est mis à croire à une « fin de l’histoire », marquée par une suprématie indépassable du modèle de démocratie libérale (démocratie + néo-libéralisme).

Quoi qu’il en soit, après société de consommation ou autre société de communication, il semble bien que nous soyons désormais dans la société de l’innovation : nous vivons désormais dans un présent éternel, rythmé par une profusion quotidienne d’innovations technologiques disparates. L’innovation s’avère fortement addictive, mais ne suffit pas à projeter un avenir désirable, ni même porteur de sens. Et récemment les thèses de la collapsologie viennent encore affecter toute possibilité de projection dans le futur. Le progrès est mort, le futur ne vaut guère mieux, place désormais aux utopies concrètes d’aujourd’hui et peut-être, d’après !

– Quelles lectures nous conseillerais-tu, pour nous aider à déchiffrer cette grande complexité ?

Je me dois de citer mes sources : « Présentisme et rapports d’historicité » de François Hartog, qui sous-tend ma réponse précédente. Autre inspiration, Christopher Lasch et notamment son ouvrage prémonitoire : « La culture du narcissisme », datant de 1979 ! Enfin, le récent livre « Happycratie » de Eva Illouz et Edgar Cabanas, qui revisite le courant de la psychologie positive, dont on découvre avec le recul, l’effet lénifiant, anesthésiant, voire carrément aliénant.

– Des raisons de garder vivace en nous l’envie d’agir ?

Le thème de l’intuition que j’ai commencé d’approfondir récemment (et dont je suis loin d’avoir fait le tour !) et qui me passionne par la perspective ouverte sur le développement d’un potentiel individuel jusqu’ici largement sous-exploité. Face au danger annoncé de l’I.A., il se pourrait bien que les facultés intuitives constituent le dernier périmètre de résistance de l’humain, face à la prolifération technologique.

Enfin, j’ai tendance à voir notre époque actuelle, de remise en question profonde et essentielle, comme une répétition de la révolution de 68, qui avaient alors révélé de façon incontestablement prémonitoire tant des problématiques actuelles. Alors, est-ce un effet d’âge ? A travers ceux que j’ai la chance de côtoyer, je fonde une grande confiance dans cette jeune génération (la génération Y, pourtant si souvent décriée), pour réussir, quand leurs aînés ont échoué à concrétiser durablement l’ensemble des aspirations et les utopies, qui avaient alors émergées.

POUR APPROFONDIR

En 1 jour | Lire Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies

En 3 jours | Lire Les Utopies réalistes  de Rutger Bergman

POUR AGIR

En quelques heures | Visiter l’écosystème Darwin à Bordeaux

En 10 jours | Suivre le programme Transformation de l’ENGAGE University