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Stéphane Hugon est sociologue de l’imaginaire et co-fondateur d’Eranos, cabinet de conseil spécialisé dans la Transformation Sociétale, en réconciliant entreprises et société.

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis sociologue de l’imaginaire. Cette sociologie a été occulté pendant plusieurs années, mais revient à la faveur des transformations sociétales. Elle montre que ce qui fait société, c’est le partage d’un récit commun fort et d’images fondatrices qui rassemblent. L’idée, c’est que l’imaginaire est plus fort que les conditions objectives de vie. Je suis également co-fondateur d’Eranos, un institut qui a pour objet de resynchroniser les entreprises avec leur époque, en les réconciliant avec la société d’aujourd’hui et en les accompagnant vers un modèle contributif.

 

On parle aujourd’hui d’une civilisation du cocon, tendance qui semble s’amplifier avec les confinements successifs, cela te semble-t-il approprié ?

La notion est intéressante, beaucoup d’observateurs l’utilisent, je pense notamment à Vincent Cocquebert, journaliste et essayiste, qui a publié en 2021 le livre La civilisation du cocon. Pour en finir avec la tentation de repli sur soi.

Si l’on replace cette notion dans le contexte de crise sanitaire, il y a un imaginaire de la ruralité qui se dessine aussi en arrière-plan, une fermeture au monde globalisé, mais une ouverture vers l’environnement, le territoire à proximité de nous : famille, voisinage, habitants du quartiers – c’est-à-dire des personnes soumises à la même gravité que nous. La crise sanitaire nous a obligé, par contrainte, à revisiter et à transformer notre environnement immédiat, à trouver une logique d’échange et de co-attention, qui font partie de l’économie invisible et qui font territoires.

Ce phénomène conjoncturel vient selon moi révéler un cycle plus long, antérieur à la crise sanitaire, qui est l’invention d’un espace entre l’individu et la masse. Un ‘plus que soi’, mais plus restreint que l’universalisme. C’est dans cet interstice que se situe, par exemple, le communautarisme, qui peut être caractérisé comme un effet pervers de cette tendance.

 

 

Métavers et monde virtuel… Tendons-nous également à entrer dans une ère du cocon numérique ?

Nous avons récemment mené une étude qui démontre que l’aboutissement de cette logique de fragmentation de la société, alimentée par celle du désir pour ce qui nous plait, ce qui nous ressemble, engendre dans un premier temps un sentiment d’aboutissement mais conduit ensuite à un enferment dans sa bulle. Ce phénomène est bien-sûr amplifié par le digital et les nouvelles technologies.

Sans sacraliser le passé, on peut affirmer que les premiers médias de masse, comme la télévision et la radio, engendraient un effet de ‘transversalité’. Les citoyens auditeurs, synchrones les uns avec les autres, regardaient les mêmes programmes au même moment. La création d’un commun était, de fait, beaucoup plus simple.

Aujourd’hui, chacun crée son cocon, avec ses médias préférés, ses plateformes favorites, mais ce cocon digital isole, et risque de maintenir et d’alimenter certaines croyances et ignorances. Il peut mener, in fine, à une forme d’exclusion et d’enfermement, et par la même réduire son regard critique et la considération que l’on a pour autrui. Le dialogue devient alors plus compliqué, voire violent. On produit du même, qui fait disparaitre le commun.

 

« Nous nous enfermons dans un cocon digital, qui isole, maintient et alimente certaines croyances et ignorances. On produit du même qui fait disparaitre le commun. »

 

 

Sur le long terme, comment la crise sanitaire impacte-t-elle notre façon de consommer ?

Historiquement, avant le XIXe siècle, la vie sociale était organisée autour de la religion. Il y a eu ensuite une transposition du religieux dans le politique. Qu’on soit pour ou contre, chacun avait sa place dans un récit global. Ensuite, l’après-guerre apporte une sorte de fascination consommatoire. C’est un troisième temps plus pauvre, privé de transcendance, mais qui organise tout de même la vie. Très rapidement, au bout de 50 ans, ce temps s’épuise, une fois dépassé le contexte de rareté vécu après la guerre. Depuis les années 90, notre rapport à la consommation est en quête d’une dimension transcendantale, en recherche du sens, d’un commun perdu.

Une voie s’ouvre aujourd’hui, très clivante. Elle consiste à transformer nos actes de consommation en actes de contribution. L’individu tente de trouver du sens en s’engageant à travers sa consommation, à travers un acte qui dépasse son besoin individuel et devient un acte contributif à la société et au collectif. Le citoyen laïcisé, qui vote moins, ressent un manque, une perte de sens. Il va surinvestir dans son acte consommatoire pour satisfaire ce besoin de solidarité, d’engagement, de lien, voire de spiritualité.

Cette tendance ne fait que souligner le désir de transcendance de notre société. Faute de mieux, cette dernière déplace son engagement dans la consommation, ce qui constitue à minima un acte politique. Nous observons donc un détournement de la consommation, une pseudomorphose, pour répondre à un besoin qui, pour l’instant, n’a pas d’outil ni de canal pour s’exprimer. Cette tendance, organisée aujourd’hui autour de la consommation pourrait retomber pour laisser émerger une autre forme d’organisation sociale.

 

« Le citoyen va survinvestir dans son acte consommatoire pour satisfaire son besoin de sens, qui va devenir un acte contributif à la société et au collectif. »

 

Cette tendance s’exprime-t-elle sur tout le territoire et pour tous les citoyens ?

Cette tendance existe dans les petites et moyennes villes ainsi qu’en zone rurale mais se matérialise différemment. Dans les circuit courts et l’artisanat, par exemple, qui continuent d’exister alors qu’ils auraient dû disparaitre sous l’effet du développement de la grande distribution. Nous avons donc une vraie résistance passive, à la faveur de ce besoin de sens et d’engagement.

La crise des gilets jaunes révèle une certaine saturation de la promesse de progrès de l’après-guerre, et témoigne d’une véritable perte de sens. La partie la plus aisée de la population a repris les codes et les rites de la culture populaire, ceux de la paysannerie, l’imaginaire de l’artisan, et les a reconstruits autour, par exemple, du bio (produits et modèles alternatifs de distribution), des chambres d’hôtes (valeurs d’accueil, de proximité). Les classes populaires sont restées bloquées dans un modèle aujourd’hui caduc dont la grande distribution est le symbole, qui isole, détruit le lien.

 

Quelles peuvent être les implications pour les entreprises ?

Il risque d’y avoir une vraie redistribution de l’influence et de la légitimité des marques. Des mastodontes peuvent disparaitre extrêmement rapidement, chose impensable il y a quelques années. Aucune entreprise ne peut faire aujourd’hui l’économie de la question : quel est le besoin dont je suis la réponse ? Il est vital pour les entreprises de s’interroger fondamentalement sur leur raison d’être et de se transformer en cette période de désenchantement.