Sandrine Bissoulet est directrice général adjointe d’ENGAGE, passionnée de biodiversité, de truffes et de jardinage. Elle revient sur son rapport singulier au vivant et sur les sources et les intentions de l’exposition Nature On/ Off.

Sandrine, pourquoi cette exposition ?

Cette exposition est née d’un défi : reconnecter au vivant. Car si l’effondrement de la biodiversité constitue une menace sans précédent pour l’humanité, cette réalité reste abstraite et souvent lointaine. Malheureusement les conférences et rapports sur le sujet ne font pas suffisamment bouger les choses…
Nous avons imaginé une exposition à impact pour frapper les esprits et provoquer un déclic. L’image, c’est un langage universel, qui permet de parler à tout le monde, quels que soient l’origine, l’âge ou la culture. L’ambition est d’engager un large public : des jeunes, des vieux, des salariés, des patrons, des parents, des enfants….
Ouverte à tous, Nature On/ Off propose une expérience sensible et artistique. Nous sommes convaincus qu’il faut replacer le sujet vivant dans la culture, au-delà du cercle de la science ou de l’information…et dans une culture populaire. C’est pourquoi les tableaux sont tous des chefs-d’œuvres connus du plus grand nombre !

Elle raconte quoi finalement ?

Sa force est de montrer avant de raconter. Ces tableaux révèlent les impacts que nous avons sur le vivant et à quel point nous en sommes dépendants. Ils nous projettent dans ce monde privé de biodiversité qui nous attend si nous ne faisons rien.
Nature On/ Off permet d’illustrer les grandes causes de disparitions de la biodiversité tout d’abord. Ce travail est primordial car peu de gens les connaissent et savent que la première est le changement d’affectation des terres et des mers par exemple.
Elle matérialise comment cela se passe concrètement :  on construit un parking et Le Déjeuner sur l’herbe devient Le Déjeuner sur béton; on passe à la monoculture de maïs et Les Maïs remplacent Les Coquelicots de Manet.

Ensuite, l’exposition révèle les dépendances que nous avons vis-à-vis d’elle. Un concept complètement nouveau pour beaucoup ! Si on comprend facilement l’importance des pollinisateurs ou des plantes qui nous nourrissent, on sait moins que la biodiversité régule le climat. Et on a rarement conscience qu’elle nous inspire au quotidien, pour innover… ou dans la création. Comment aurait peint Elisabeth Vigée le Brun, si inspirée par la nature, en 2024… probablement de manière moins champêtre !

La reconnexion au vivant est donc pour toi le problème n°1 ? Est-ce le seul ?

Aujourd’hui 80% des populations vivent en milieu urbain. En France, on vit à 16 km en moyenne d’une zone naturelle. Alors oui, on est déconnecté : dans la ville, peu d’espace végétalisé, peu de biodiversité, pas d’espace sauvage, on ne voit plus la nuit, il n’y a plus d’animaux ou si peu… C’est un éloignement du vivant qui s’assortit d’une perte d’expérience sensible.

Cette distance est aggravée par l’excès de vitesse permanent ! On n’a plus le temps, on “switche”, on “zappe”, on “circule”. Alors que pour le vivant, la nature, il faut s’avoir s’arrêter, patienter. C’est nécessaire pour écouter, regarder, sentir, toucher, goûter.

Enfin, c’est un sujet grave qu’il faut pouvoir aborder sans tétaniser devant l’ampleur de la tâche ! On doit pouvoir être sérieux sans se prendre au sérieux. Le décalage et la créativité de Nature On/ Off étonnent, intriguent, font réagir, font parler : nous cherchons  une prise de conscience sans pathos. L’important c’est que l’effet produit soit une mise en action, en mouvement.

Ton œuvre préférée ?

Mon cœur balance entre Déjeuner sur béton et Chardonneret 2024.

Déjeuner sur Béton par la puissance de l’image qui matérialise la première cause de disparition de la biodiversité : le changement d’affectation des terres et des mers. En France, la consommation d’espace naturels, agricoles et forestiers atteint près de 25 000 hectares par an (soit approximativement la surface du Val-de-Marne ou de la Seine-Saint-Denis).

Le chardonneret car il me touche au cœur. J’ai déjà pu les observer se délecter de graines en virevoltant autour de pissenlits. Cette élégance et ce moment de grâce, j’ai bien peur que mes enfants ne le connaissent jamais.

Et tes futurs désirables en matière de biodiversité ?

Au niveau personnel, que les Causses du Périgord de mon enfance continuent à vivre dans leur richesse : prairies sèches et chênes pédonculés rabougris écrasés par le soleil d’été, vibrant du vacarme réjouissant des grillons et du vol délicat des papillons azurés…

Au niveau de la société, que nous avancions avec la tête, le coeur, la main et dans le collectif pour vivre heureux dans un monde vivant :
La tête : rester curieux, ouverts pour connaître sa magie, sa richesse;
Le coeur : regarder, écouter, caresser, toucher, sentir les sols, les bois, les prés;
La main  : planter, semer, cueillir, cuisiner au rythme des saisons;
Le collectif : se promener, échanger, cultiver entre amis, en famille, dans sa ville ou, tout simplement, ensemble.

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Marie-Sarah Adenis, sera intervenante du festival Life! et y présentera son exposition Gloire aux microbes.
Artiste-designer, diplômée en création industrielle (ENSCI) et en biologie (ENS Ulm), elle est co-fondatrice et directrice artistique de l’entreprise PILI et enseigne dans des écoles d’art et de design.

Quelle est votre relation à la biodiversité et au vivant ?

Ma première relation est une appartenance évidente puisque je suis moi-même partie prenante de cette biodiversité. Mes études de biologie m’ont permis d’établir une connexion plus fine en prenant conscience de la richesse infinie de son histoire évolutive, des mécanismes qui sont à l’oeuvre en nous et partout autour de nous. C’est un premier prisme théorique mais vertigineux et passionnant.
J’ai aussi construis au fil du temps une relation plus directe et plus surréaliste avec les autres vivants, notamment avec les êtres microscopiques qui invitent à un rapport presque magique quand on comprend que le monde est fait de ce tissu invisible vivant qui rend la vie possible par le biais de ces micro-organsimes. J’ai toujours un petit microscope de poche sur moi qui me permet de voir ce qui m’entoure et qui m’échappe. Cela crée une attention au monde radicalement différente. De la même manière que je “vois” l’invisible, je “sens” les vivants à travers l’emprunte qu’ils laissent derrière eux. Je respire leur activité métabolique à chaque bouffée d’oxygène, je partage mes repas avec eux au moment de la digestion, et j’établis cette connexion intime de plein de manières qui rendent ma perception plus fine et plus riche. C’est comme ça que j’habite le monde et que je lui donne du sens.

Pouvez-vous partager une anecdote qui illustre ce rapport ‘intime’ ?

J’en ai beaucoup mais la plus récente est la rencontre que j’ai faite et documentée avec une mue de crabe sur l’île de Lanzarote. Je l’ai emmenée partout avec moi, dans les randonnées, sur les volcans où je retournais avec elle aux premiers matins du monde, mais aussi dans les bars et les restaurants où je la posais sur la table face à moi, ce qui ne manquait pas de créer du trouble, des rires, des regards intrigués, et je pense que ce trouble est une bonne chose. C’est le point de départ de tout renversement de notre rapport au monde. Il faut inventer d’autres manières de vivre cette immense fresque burlesque, fragile et foisonnante qu’est la vie.

Pour vous, qu’est-ce que la biodiversité représente ?

La biodiversité est un vertige. Elle représente le miracle de la vie qui se perpétue depuis 3,8 milliards d’années. C’est aussi ma famille. Chaque être est un cousin ou une cousine, plus ou moins éloignés. Ce sont autant de formes spectaculaires et divergentes que la vie a prises pour s’incarner et peupler le monde. Elles viennent toute à l’origine d’ancêtres unicellulaires qui ont été les premiers à expérimenter la vie et qui ont établi la grammaire et les règles auxquelles nous nous soumettons encore aujourd’hui, avec quelques fautes de frappes qui sont parfois retenues et qui enrichissent d’autant le vocabulaire de la vie qui se prononce avec des ailes, des griffes, des neurones, des branchies, des capteurs sensoriels extrêmements variés qui donnent à chaque être une expérience du monde singulière et une umwelt particulière.
Et puisqu’il est question de biodiversité ici, il faut qu’on prenne conscience que les microbes forment la clé de voûte des écosystèmes. Aucune vie ne serait possible sans eux non seulement parce que ce sont eux qui nous ont donné la vie à l’origine, mais aussi parce qu’ils sont aujourd’hui les gardiens du temple, ceux qui perpétue et régule la vie, ceux qui peuvent la faire basculer dans un sens ou dans un autre.

Vous présenterez notamment l’exposition ‘Gloire aux Microbes’ lors du festival. Quelle est l’ambition de cette exposition ?

Gloire aux microbes est un cri d’amour qui visait à contrecarrer l’animosité et la terreur que les microbes ont toujours inspirés aux humains, plus encore avec la dernière pandémie. Le projet renouvelle les mots et l’imagerie pour conter l’histoire vraie et fascinante des microbes. Le point de départ est un texte manifeste que j’ai écrit comme un “Appel microscopique du 18 juin” (2020). J’ai ensuite réuni douze artistes qui se sont emparés des faits scientifiques qui sont détaillés dans le texte, et qui les ont sublimé dans des dessins qui proposent de nouveaux imaginaires, radicalement différents de ceux qui se sont cristallisés en nous.
Enfin, les oeuvres ont été sérigraphiées avec une encre produite par les bactéries elles-mêmes, ce qui donne une raison de plus de s’émerveiller de leurs pouvoirs innombrables. C’est un projet exigeant qui ne se contente pas de faire de la vulgarisation mais qui cherche à travers le texte et l’image à proposer un contrepoint puissant à nos imaginaires collectifs. C’est surtout une occasion de s’émerveiller avec la possibilité de parler de vivant et de biodiversité dans une perspective enthousiasmante, qui redonne le sourire alors que tout ce qu’on peut constater par ailleurs est clairement décourageant. Enfin un sujet qui donne de l’espoir !

Enfin, quels sont vos futurs désirables en matière de biodiversité ?

J’aimerais qu’on dépasse nos peurs et qu’on se mette à voir dans l’invisible, à travers l’espace et à travers le temps, pour reconnaître nos liens et nos interdépendances avec les autres habitants de la planète, qu’on puisse enfin voir en eux la puissance de nos alliances passées, présentes et à venir. La preuve avec le projet Pili que j’ai co-fondé (qui porte d’ailleurs le projet Gloire aux microbes) et qui fait alliance avec les bactéries pour produire des colorants et pigments écologiques. Une solution née de la collaboration entre les humains et les bactéries (même s’il faut bien dire que les humains portent déjà en eux bien plus de bactéries que de cellules humaines !).

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Karine Jacquemart est directrice générale de Foodwatch France et Éclaireuse ENGAGE.

Quelle est la mission de Foodwatch ?

Foodwatch France, qui fête ses 10 ans, est un contre-pouvoir citoyen 100% indépendant qui milite pour une alimentation saine, durable et abordable, pour toutes et pour tous.

Nous sommes une association loi 1901, mais également association agréée de défense des consommateurs et consommatrices, ce qui nous permet d’agir en justice. C’est fondamental car il faut casser le climat actuel d’impunité. Nous avons donc porté plainte dans l’affaire Lactalis des laits contaminés en 2018, suite aux scandales Nestlé (Buitoni) et Ferrero (Kinder) en 2022 et de nouveau il y a un mois quand on a découvert la fraude massive sur les eaux minérales filtrées illégalement par Sources Alma et Nestlé Waters.

Donc la mobilisation citoyenne, dont nous parlerons mercredi prochain, n’est pas notre seul moyen d’action.

Quant à moi, comme tu le sais, je milite depuis plus de vingt ans pour plus de justice sociale et environnementale, partout.

 

Si on entre un peu plus dans les détails, quels sont les moyens ou les leviers d’action de Foodwatch 

D’abord, nous menons des enquêtes fact based ou science based, et ça aussi c’est fondamental. Nous nous appuyons sur des rapports d’experts lorsque nous pointons du doigt par exemple des risques pour la santé liés à des additifs ou d’autres contaminants dans notre alimentation et exigeons leur interdiction (cf notre campagne contre les nitrites ajoutés dans la charcuterie).

Nous révélons des pratiques abusives dans l’industrie agroalimentaire et la grande distribution (arnaques sur l’étiquette, scandales, lobby…). Pour contraindre les entreprises à bouger bien sûr mais aussi pour contraindre les autorités à renforcer les lois (la plupart de ces pratiques étant illégitimes mais légales…) ou simplement à les faire appliquer, en France et dans l’UE.

Ce que nous voulons, c’est sortir de ce climat général d’opacité et d’impunité et remettre les points sur les i des responsables de notre système agricole et alimentaire qui est devenu fou : au début de la chaîne, un agriculteur ou agricultrice sur 5 vit sous le seuil de pauvreté et en bout de chaîne des millions de personnes tombent dans la précarité alimentaire. Au milieu, les géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution ont la main mise sur le marché : ce sont eux qui décident quels produits sont disponibles dans les rayons et à quels prix. Eux qui profitent de l’inflation sur le dos de la majorité.   Fin 2023, nous avons donc à la fois publié un décryptage de ce système, mais aussi une action de mobilisation pour exiger de la transparence sur la construction des prix et une modération des marges sur les produits les plus sains et durables.

 

Et la mobilisation collective dans tout ça ?

C’est un des ingrédients indispensables pour peser de tout notre poids. Lorsque les faits sont établis, nous lançons l’alerte auprès des médias et de millions de personnes, car tout commence par l’information, par rendre accessible cette information. C’est elle qui déclenche cette forme d’espoir que représente l’action.

Il est évident que les citoyennes et citoyens ne peuvent agir seuls, ils doivent être fédérés pour agir et c’est ce que fait Foodwatch, c’est notre raison d’être. Aujourd’hui nous avons une communauté de près de 450.000 foodwatchers, ce qui a un certain poids.

Cette communauté est indispensable lorsque nous pratiquons le Name and Shame (nommer et couvrir de honte, en bon français). Nous voulons mettre les entreprises qui ont ces pratiques délétères ou illégales face à leurs responsabilités, les obliger à rendre des comptes. Et l’Etat aussi. Lorsque nous obtenons des rendez-vous dans les ministères, ce qui arrive fréquemment, nous portons la voix de ces centaines de milliers de Françaises et Français. Et ils le savent.

Nous devons peser simultanément sur le monde politique et le monde économique en s’appuyant sur la sphère citoyenne qui, de plus en plus informée, réclame de véritables changements. C’est grâce à la mobilisation citoyenne que nous sommes un vrai contre-pouvoir.

 

Et pour finir, tes futurs désirables, quels sont-ils ?

Ce que je souhaite, c’est que l’on n’accepte plus l’inacceptable ! Que l’on arrive à faire changer les choses, pour une alimentation saine, durable abordable pour toutes et tous mais bien au-delà : pour une société où l’on vit ensemble dans un respect mutuel, la justice sociale et environnementale, les droits fondamentaux.

Que les notions de transparence et de redevabilité deviennent la règle. Si l’on prend l’exemple des marges et des prix de vente alimentaires, déjà mettre en lumière qui profite de quoi et les conséquences de ces pratiques dissuaderait davantage.

Pour que cette transformation advienne, je suis également persuadée que nous avons besoin d’un renouvellement en profondeur de notre personnel politique et leurs biais. Le système aujourd’hui est aussi lâche que violent, contre l’intérêt général. Donc contre toutes et tous. Mais ça n’est pas une fatalité. J’en reviens à notre sujet : mobilisons-nous !

Pour aller plus loin :
– Visiter le site de Foodwatch France
– Retrouver l’interview de Karine Jacquemart dans RTL matin
– Regarder l’interview contre-pouvoir

Hortense Dewulf vient de rejoindre ENGAGE pour déployer l’atelier MISSION biodiversité.

Qui es-tu, Hortense ?

Vaste question… Il me faudrait la journée pour y répondre ! Plus sérieusement, je viens de rejoindre ENGAGE après une expérience dans le conseil en innovation et un voyage au coeur de l’Amazonie.

Pourquoi alors ENGAGE et cette MISSION Biodiversité ?

Je ne vais pas te surprendre. Je souhaitais faire coïncider à 100% mes convictions personnelles et mes responsabilité professionnelles. M’engager chez ENGAGE… ça allait de soi !

En quoi consiste ton travail ?

ll a de multiples dimensions. Un aspect de conception d’abord, en travaillant à la refonte de l’atelier avec Quentin Thomas, notre responsable biodiversité. Un aspect d’adaptation ensuite, pour accorder le troisième temps de mise en action aux enjeux des entreprises avec qui nous le déployons (en fonction de l’organisation, de son niveau d’engagement ou d’avancée sur ces sujets). Enfin, un aspect de déploiement pour trouver des nouveaux partenaires, des entreprises ou des universités dans lesquels le déployer. D’ailleurs, si vous souhaitez le tester ou le déployer, n’hésitez pas à me contacter, je serai ravie de vous aider 😉

Et toi, dans quel type d’organisations préfères-tu le déployer ?

Difficile de répondre. J’aime beaucoup le déployer dans les universités (nous l’avons fait avec l’Université de Sfax, en Tunisie, récemment) car je crois que les étudiants qui ont bien compris les enjeux, sont à la recherche de moyens pour être acteurs du changement.

Dans les entreprises la dynamique est différente car les collaborateurs ou dirigeants sont à mes yeux moins au courant de la crise de la biodiversité, qui est encore le parent pauvre, par rapport au climat. Nous avons du chemin à faire et c’est évidemment motivant.

Alors, justement, que propose l’atelier pour se mettre en action ?

Il est organisé en trois temps, avec une approche progressive pour permettre à chacun de s’emparer des enjeux. Le premier temps pour comprendre, le second pour s’entraîner et puis le dernier pour se lancer dans sa propre entreprise ou dans n’importe quelle organisation d’ailleurs. Il relie donc la compréhension théorique de ce qu’est la biodiversité et l’appréhension pratique de ses liens avec les activités économiques. Il est aussi très interactif et fait appel à l’intelligence collective. C’est une approche fondamentale dans cet atelier mais aussi plus génériquement car je pense que ce n’est que collectivement que nous trouverons des solutions.

Tu gardes donc espoir ?

Et comment ! Je ne veux pas vous dire que tout est foutu à 26 ans. La situation est grave oui, mais pas désespérée. Nous pouvons travailler à la défense, à la restauration, voire à la régénération de la biodiversité. Nous le devons même ! C’est maintenant qu’il faut s’engager. Regardez l’exemple du couple Salgado dont nous parlons dans cette ActionLetter, ils l’ont fait et le résultat est là. Je crois aussi que nous vivons un Momentum. Les planètes de l’engagement, notamment du monde économique, commencent à s’aligner. Les entreprises n’ont plus le choix car les risques liés à l’inaction commencent à être trop évidents. Et puis la biodiversité, c’est aussi une opportunité d’aller chercher l’engagement par le sensible. Qui, autour de vous, ne voudrait plus d’oiseaux, de poissons, de fruits juteux et de paysages variés ? Je suis certaine que nous pouvons jouer là-dessus. Attention, ce n’est pas de la manipulation hein ;), juste la meilleure stratégie à adopter. Bref, plus de tergiversations… de l’action !

Et tes futurs désirables, Hortense, à quoi ressemblent-ils ?

Je rêve d’un futur où il ira de soi d’investir dans le Vivant à la hauteur des services qu’il nous rend. Comme l’explique Emmanuel Delannoy, il s’agit “juste” d’une démarche de bon gestionnaire de réinvestir dans le capital (naturel) les bénéfices que l’on tire de la productivité du vivant.

Noémie Aubron est fondatrice du studio Prospective Créative et de la newsletter hebdomadaire La Mutante . Elle revient dans cette interview sur la force des mots et des récits pour transformer le réel.

Qui es-tu et qu’est ce que la “Prospective Créative” ?

Je suis Noémie Aubron et ma mission consiste à “ouvrir des futurs possibles”.
J’ai longtemps travaillé sur des projets d’innovation pour de grands groupes sur des problématiques de renouvellement de modèles économiques mais je me sentais toujours frustrée car je ne réussissais pas à faire entrer la dimension du changement dans le paradigme et les modèles d’innovation. 

C’est pour cela que j’ai commencé à creuser la question du “comment” parler de changements en sachant que j’avais déjà tenté de le faire sans succès via des méthodes plus rationnelles et corporate. J’ai commencé à  intégrer la notion de fiction en l’associant à la prospective.

Cela fait maintenant 5 ans que j’écris des récits qui sont l’incarnation de ce qui pourrait se passer. J’appelle cela de “l’analyse prospective”. J’essaie d’abord de détecter le changement, de le comprendre.

 

Comment racontes-tu le changement justement ?

Le plus important c’est de trouver le bon angle, une manière nouvelle de raconter ce changement.

Dans ma Newsletter je vais plutôt raconter le changement que j’observe personnellement, de façons très subjective, je partage mon regard sur le monde. 

Mais je travaille aussi auprès des entreprises pour les aider à comprendre et décrypter les tendances nouvelles. Nous sommes à la recherche des “angles morts” ou de ce que l’on appelle les “éléphants noirs” dans notre jargon : des tendances que l’on ne veut pas voir mais qui sont bien présentes et dont les entreprises ont tout intérêt à se saisir pour les intégrer dans leur modèle. 

 

Y a-t-il une réelle volonté de la part des entreprises de transformer le réel pour des futurs plus désirables?

Je dirais que la fiction prend surtout une dimension “de conte d’avertissement”, de lanceur d’alerte qui fait prendre conscience aux entreprises d’un futur non souhaitable, dystopique, pour elles et pour le monde afin de les inciter à travailler sur des transformations plus désirables. 

Pour cela j’aide les entreprise à définir leur intention, je les aide à se projeter pour définir leur mission, les nouveaux métiers qui en découlent et surtout à définir ce vers quoi elles ont envie de se projeter. C’est ce chemin de transformation que j’essaie d’installer grâce à la fiction qui devient un réel outil de transformation.

 

Dans quelles domaines observes-tu le plus de potentialité ou de nécessité de changement ?

Il y en a beaucoup bien évidemment ! Ce sont surtout nos modes de vie car ils vont nécessairement impacter l’activité des entreprises. 

Il y a par exemple notre rapport au confort. Le confort tel qu’il a été conceptualisé ces 50 dernières années devient inopérant aujourd’hui. Se pose la question de savoir ce qu’est un environnement confortable. Il ne s’agit plus, à mes yeux, de le définir comme un confort matériel. 

L’apparition des low tech est aussi un marqueur important à l’heure de notre interrogation sur l’utilisation de nos ressources naturelles.

Dans un monde en accélération constante, je parlerais aussi de notre rapport au temps, de notre gestion des espaces. Pour parler de façon triviale, le confort s’incarne-t-il dans notre désir de posséder la dernière machine à café la plus perfectionnée ou dans le temps dont nous disposons pour cultiver nous-même, notre jardin ?

Il semble que s’ouvre un nouveau chapitre dans nos manières de consommer, d’envisager notre rapport au monde.

 

Et justement, quels seraient tes futurs désirables ?

Habitant à La Rochelle, j’ai une sensibilité toute particulière sur les sujets lié à la mer, à sa protection et plus généralement à notre rapport au vivant. 

Dans cette même veine, je pense aussi à l’urgence de redéfinir notre rapport à l’alimentation. Cela touche les aliments eux-mêmes, leur qualité mais aussi leurs modes de production, de distribution avec des conséquences en matière de santé publique, d’aménagement du territoire.

Christophe de Hody est éveilleur de conscience autour de la nature. Sa mission : reconnecter au vivant au travers des plantes comestibles et des champignons. Il intervient pour nous dans le cadre du Défi Biodiversité, se connecter au vivant.

Nous vous présentons comme un “guide nature, éveilleur de conscience”, comment sensibilisez-vous le public aux problématiques du vivant ? 

Je sensibilise à la fois sur internet via des vidéos pédagogiques, mais aussi sur le terrain, dans la nature, en amenant des groupes en balade toute l’année, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente.
Nos sorties peuvent être courtes (une heure) ou plus longues (parfois plusieurs jours) lorsqu’il s’agit de formations approfondies ou de stages intensifs.  

Plus les balades sont longues, plus elles sont structurées. Mais dans tous les cas, notre objectif est de transmettre principalement des connaissances sur les plantes et les champignons sauvages. 

Concernant les plantes, nous nous concentrons sur les plantes communes qui ont des usages comestibles ou médicinaux. 

Nous passons par l’intellect mais aussi beaucoup par les sens (toucher, odorat), ce qui permet de  faire vivre des expériences créatrices d’émotions, de souvenirs, pour redonner goût à la Nature.

 

En quoi votre démarche peut-elle contribuer à la préservation de la biodiversité ? 

Je suis convaincu que plus les gens vivront de belles expériences dans la Nature, plus ils auront envie de la connaître et de la protéger. On a envie de protéger ce que l’on connaît. 

La connaissance peut aussi permettre de faire comprendre que la protection de la biodiversité a un impact positif sur notre santé. Si nous préservons la flore, nous aurons moins d’allergies. Plus il y a de vert autour de nous, dans nos villes, moins il y fera chaud. Cela joue aussi sur notre bien être général : plus on entend les petits oiseaux chanter, mieux l’on se sent. 

Finalement, peu de personnes connaissent les bienfaits qu’offrent la nature, les services écosystémiques. Peu de personnes ont conscience que nous en sommes dépendants. C’est cela aussi qu’il s’agit d’inverser.

Nous vivons dans un monde aseptisé, dans lequel la nature fait peur, est dangereuse.  On entend souvent dire aux enfant: “surtout ne touche à rien”, “ne touche pas les plantes”. Beaucoup de personnes ont peur des plantes toxiques.

Ce sont ses cliché que je veux démentir, renverser.
On peut toucher les champignons, on peut toucher les plantes. En réalité, il y a très peu de plantes toxiques et lorsqu’elles le sont, ce n’est pas par le toucher mais par l’ingestion.

Pour dédramatiser et déconstruire les a priori, il m’arrive souvent d’utiliser l’humour; je fais des bisous aux plantes et champignons mortels !

 

Vos balades et vos formations sont-elles accessibles à toutes et tous ? 

Oui absolument. Notre objectif est de faire en sorte que tout le monde puisse suivre ces formations, car nous avons fait un très gros travail de synthèse pour vulgariser le contenu et lui donner un caractère simple et pédagogique. 

En général, je reçois beaucoup de débutants, qui deviennent de plus en plus sachants en participant à nos balades. La base, c’est de savoir identifier, sur le terrain. Cela permet d’avoir accès aux usages pour  se débrouiller tout seul.

Je préfère évidemment les promenades dans la nature, comme les participants, qui aiment le contact : prendre les plantes dans la main, sentir, goûter. Revenir à une connexion simple.

Les réseaux sociaux et Internet nous ont vraiment permis de diffuser plus largement ces connaissances via des formats synthétiques. Notre objectif est d’aller à l’essentiel, d’être le plus clair possible, de décortiquer les mots compliqués, de mettre des images sur ce que l’on dit. 

Sur les formats en ligne, il faut adapter nos pratiques. Nous avons pris le parti de travailler le visuel : je prends dans les mains et je montre les feuilles dentelées de la plante par exemple. Pour les autres sens, je décris ce que je ressens.

 

Qui faut-il impliquer en priorité, les citoyens ? 

Il ne s’agit pas que des citoyens. Il faudrait impliquer à plusieurs niveaux : 

  • Nous avons besoin des experts pour encadrer les citoyens, les guider, avec pédagogie. 
  • Il faut aussi impliquer les entreprises. Elles pourront ensuite impliquer leurs propres collaborateurs. 
  • Il faut aussi impliquer les collectivités. 

C’est la société dans son ensemble qu’il faut mettre en mouvement. 

De mon côté, je suis une pièce du puzzle. J’essaie, à mon niveau, d’impliquer les citoyens. C’est ma participation.

 

Enfin, quel serait votre futur désirable?

Je voudrais d’abord moins de béton, plus d’espaces verts avec de la gestion différenciée, c’est à dire ne pas entretenir de la même manière tous les espaces. Que certains soient laissés libres, non fauchés par exemple. 

Je voudrais que l’on plante de plus en plus d’espèces indigènes aussi, pour des usages spécifiques.. 

Il s’agit aussi réfléchir le paysage à différentes échelles en créant des “corridors bleus” par exemple, pour que les animaux se déplacent sans coupures, entre les écosystèmes.

 

Pour aller plus loin :

Pourquoi la thématique de la biodiversité est si importante pour ENGAGE ?

Pour plusieurs raisons, qui font système. D’abord parce que nous sommes particulièrement sensibles à ce sujet chez ENGAGE, à titre individuel. Parce que la biodiversité est encore le parent pauvre de l’engagement en matière environnementale. Parce que les entreprises et le milieu économique en général sont très en retard sur cet enjeu, faute de sensibilisation, de connaissances, d’indicateurs pertinents, etc.

Parce qu’enfin, bien sûr, et malheureusement, la biodiversité se meurt et que nous regardons tous ailleurs. L’effondrement est patent, s’accélère, ce qui me rend immensément triste. C’est de cela dont a parlé Olivier Dubois d’ailleurs lors de la dernière Conférence-Action du Défi Biodiversité. La solastalgie, le fait de vivre la disparition du vivant.

Pour finir sur une note positive, la biodiversité aussi parce que nous pouvons agir sur le vivant et contribuer à sa restauration, ici, sur nos territoires.

 

Comment d’ailleurs définirais-tu la biodiversité ?

La biodiversité peut se définir comme les interrelations entre les espèces en mouvement dans des écosystèmes en constante évolution. La biodiversité ou le vivant peut se caractériser par sa dynamique. Je me souviens des interventions de Pierre-Henri Gouyon, grand biologiste français, qui aimait filer la métaphore du cycliste qui, s’il n’avance plus, tombe.

 

Elle est donc tellement en danger ?

Écoute, trois chiffres suffisent à caractériser son déclin. Les grands mammifères ont décliné de 70% en 50 ans au niveau mondial, les oiseaux de 30% et les insectes de 75% en 25 ans au niveau européen. Donc oui, elle est grandement en danger, les causes de cet effondrement sont connues, il s’agit de passer réellement à l’action désormais.

 

Comment faire justement ? A un niveau individuel ou collectif ?

A un niveau individuel, chaque citoyen peut agir bien sûr, utiliser moins de plastique par exemple, s’engager dans des associations de sciences participatives, etc. Mais pour être honnête, je pense que c’est au niveau collectif, économique ou collectif que nous aurons un impact massif et à la mesure des enjeux. Je veux surtout éviter de sur-responsabiliser le citoyen.

Pour briser le fameux cercle de l’inaction, l’engagement du citoyen est important, certes, mais la réforme du système est fondamentale.

Pour faire simple, il s’agit, je crois, de courage ou d’audace. Courage politique d’imposer des réformes, comme la ZAN (zéro artificialisation nette). Audace du milieu économique et des dirigeants de mettre en œuvre des changements qui ne soient pas homéopathiques ou périphériques à l’activité mais qui osent interroger la pertinence des modèles d’affaires.

Je crois en la possibilité de faire émerger un nouveau modèle d’entreprises ou de modèles d’affaires moins destructeur du vivant, qui contribue à sa restauration.

 

Justement, tu parles souvent d’entreprise restaurative ou d’économie restauratrice, qu’entends-tu par là ?

Je crois en la possibilité de faire émerger un nouveau modèle d’entreprises ou de modèles d’affaires qui ne soit plus ou en tout cas moins destructeur du vivant, qui contribue à sa restauration. Attention, je ne dis pas qu’une activité économique peut avoir intrinsèquement une contribution positive sur le vivant. C’est en cela que je trouve le concept ‘d’entreprise régénérative’ dangereux d’ailleurs, sur-prometteur.

L’entreprise restauratrice a pour ambition de se mettre au service du vivant et d’entretenir un rapport moins destructeur avec lui.

Pour dire les choses concrètement, chaque entreprise peut tout d’abord essayer de minimiser son impact, et ce à toutes les étapes de sa chaîne de valeur, elle peut ensuite reconsidérer son modèle d’affaire, en passant par exemple à l’économie de la fonctionnalité, elle peut enfin renoncer à certaines activités ou rediriger certaines activités, pour parler un langage mieux accepté par le monde économique – réduire, repenser, rediriger.

 

As-tu des exemples ?

Oui bien sûr. Prenons un exemple connu de réduction de son impact avec Interface, fabricant de moquettes qui agit à plusieurs niveaux : le réemploi et le recyclage de la matière et de celle de ses concurrents aussi, d’ailleurs ; La transformation des déchets en ressources ; le biomimétisme pour utiliser moins de colle en s’inspirant du gecko ou encore le design pour éviter d’utiliser des rouleaux et faciliter le remplacement de petits éléments.

Prenons l’exemple de Michelin qui commercialise ‘le pneu comme un service’ et vend non plus des pneus mais des kilomètres, ce qui permet d’économiser beaucoup de matières. Prenons enfin peut-être enfin l’exemple des stations de moyenne altitude qui abandonnent le ski pour réduire leur impact (utilisation d’eau, artificialisation de la montagne, etc.) et cherchent des activités alternatives.

En matière de biodiversité, il y aussi ce que nous pourrions appeler notre déconnexion. Pourquoi s’évertuer à sauver, à protéger quelque chose que l’on ne connaît pas.

 

En fait, j’ai l’impression, en t’écoutant, que les solutions sont connues. Qu’est-ce qui empêche les grands changements d’avoir lieu ?

Tu as raison, nous avons désormais de plus en plus de solutions et les problématiques sont connues, étudiées, documentées. Pourtant, les avancées sont encore grandement insuffisantes.

Ce qui nous retarde, de façon générique, c’est la peur du changement bien sûr et l’intérêt aussi, de certains, à ne pas agir. En matière de biodiversité, il y aussi ce que nous pourrions appeler notre déconnexion. Pourquoi s’évertuer à sauver, à protéger quelque chose que l’on ne connaît pas. Je vais essayer d’exprimer concrètement ce que veux te dire par une expérience que j’ai vécue.

Je me souviens d’un séminaire d’une semaine que j’avais animé dans le sud à côté d’Albi, dans la campagne, pour une vingtaine de jeunes entrepreneurs des banlieues. On m’avait demandé de les inciter à rendre leur modèle d’affaires plus compatible avec les enjeux environnementaux et sociaux.

Au bout de trois jours, un peu fatigué, j’allais me promener dans les bois, à côté, et je revenais les bras chargés de coulemelles, un magnifique et délicieux champignon au goût de noisette.

Figure-toi qu’au bout de quelques minutes, j’ai découvert que cent pour cent d’entre eux ne connaissaient pas ces champignons, ce qui est tout à fait concevable, voire normal, mais que, beaucoup plus inquiétant, au moins trente pour cent d’entre eux n’avaient jamais vu de champignon. Il ne savait pas ce qu’était un champignon.

Quel naïf j’étais. Comment les intéresser aux enjeux environnementaux alors qu’ils étaient totalement déconnectés du vivant. Ce n’est surtout pas un jugement de ma part, à leur égard, bien au contraire. C’est plus un constat de ce qu’il faut corriger. Comment engager une société totalement en perte de relation sensible avec le vivant sur ces sujets.

Dans la même veine, je crois qu’un enfant américain peut reconnaître 500 marques mais est incapable de nommer dix espèces du vivant de sa région.

 

C’est pour cela qu’ENGAGE a lancé le Défi Biodiversité, non ?

Oui absolument. Nous voulons progressivement faire émerger un ou plusieurs projets qui permettent de retisser notre lien individuel et collectif au vivant. Nous avons en quelque sorte oublié qu’il y avait de la terre sous le bitume. Nous dévoilerons ces projets à l’Académie du climat en décembre. En attendant, tous les mois, nous nous enrichissons avec des spécialistes, des acteurs de la biodiversité et nous réfléchissons avec les membres de la communauté aux projets que nous porterons.

 

Allez, pour finir, quels sont tes futurs désirables ?

Hum, il y en a tellement. Ce que je voudrais, c’est que mes enfants, si j’en ai un jour, ou en tout cas les futures générations, ne vivent pas dans un monde sans libellules ou sans mésanges. Je voudrais un monde qui ne soit pas sous l’emprise ou le diktat de l’économique, mais dans lequel l’économie reprenne sa juste place au service de l’humain et de la planète. Je voudrais un monde dans lequel énoncer ces phrases nous fasse passer pour un hurluberlu. Un monde réconcilié.

Pour aller plus loin :
– Pour reconnaître une coulemelle
– Mieux comprendre l’entreprise restauratrice

Rencontre avec Sabine Jean Dubourg, fondatrice et associée du cabinet de conseil en achat responsable The A Lab. Avec elle, nous creusons la thématique de l’achat responsable, sujet clé de la transition environnementale et sociale des entreprises.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Sabine Jean Dubourg, j’ai fondé il y a quatre ans un cabinet de conseil en achat responsable, The A Lab. “A” comme achat, comme autrement et comme Aquitaine ma région d’origine. “Lab” parce que j’ai commencé les achats il y a maintenant 27 ans dans l’industrie pharmaceutique. The A Lab est avant tout un réseau d’une dizaine de partenaires, y compris de grandes entreprises comme Tennaxia et Axa Climate, qui nous aident à penser la stratégie long terme dans les achats. C’est un cabinet à  la fois agile et adossé à des grands qui ont des outils performants sur les stratégies achat et sur la vision long terme.

Quelle serait votre définition de l’achat responsable ?

Ma définition de l’achat responsable comporte trois dimensions. Il s’agit d’abord d’acheter un produit en tenant compte des contraintes économiques de l’entreprise et des attentes du marché qu’elle vise. Il s’agit ensuite d’acheter chez un fournisseur responsable ou d’amener un maximum de ses fournisseurs vers plus de responsabilité. Enfin, la relation entre le fournisseur et l’acheteur doit être elle-même responsable, respectueuse, éthique.

Justement, comment encourager les entreprises à rendre leurs achats plus vertueux ?

Les achats représentent une grosse part du budget des entreprises : entre 40 et 80% des dépenses pour une entreprise de distribution. L’enjeu est majeur.

Après, aucune entreprise ne part de zéro. Il y a les fournisseurs que l’on choisit après avoir lancé sa nouvelle politique d’achat responsable, mais il y a aussi tout un héritage de fournisseurs, qu’il faut réussir à accompagner vers plus de responsabilité. C’est donc une transition qu’il s’agit d’opérer.

Les clients, les consommateurs ont un rôle majeur. Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus exigeants, la confiance se gagne. Ils réclament la traçabilité des produits, tout au long de la chaîne de production, contraignant les entreprises à bouger.

Il y a aussi les normes, les réglementations, au niveau national ou européen. Les nouvelles réglementations sur l’impact des produits en termes de déforestation, par exemple, vont, je l’espère, avoir un impact important.

Les pratiques d’achat en entreprise sont peu connues du grand public, dès lors, comment valoriser les bonnes pratiques ? Et comment éviter le greenwashing ?

Il faut beaucoup d’humilité lorsque l’on communique sur les achats responsables car c’est un sujet très complexe : qui dit trois dimensions, dit trois opportunités mais aussi trois risques de mal faire.

L’idéal pour communiquer sur un produit responsable est d’objectiver les données par des analyses comme celles du cycle de vie (ACV). Et cela demande un vrai engagement de l’entreprise, en temps et financier. Mais c’est aussi le moyen le plus efficace de communiquer sans greenwashing parce que l’on a objectivé la responsabilité sociale et environnementale par une analyse. 

Il convient aussi d’établir un code de conduite fournisseur, à l’image d’un code de conduite collaborateur, qui précise ce que le fournisseur peut ou ne pas faire. Quand une entreprise communique sur la responsabilité de sa chaîne d’approvisionnement, très souvent elle communique sur ce code de conduite, souvent rendu public, qui doit être envoyé et explicité aux fournisseurs les plus à risques.

Il faut enfin cartographier ses risques : quels sont les fournisseurs et les produits qu’on achète qui sont à risques ? Ce qui peut nous amener parfois à renoncer à certains produits. Un de mes clients avait une gamme de produits qui contenait de l’électronique fabriquée en Asie, sur laquelle il n’arrivait pas à avoir suffisamment d’information. L’entreprise a décidé de supprimer cette gamme de produits pour supprimer le risque et être plus cohérente. 

Lorsque l’on met en place une démarche humble, transparente et objectivée par des outils (ACV, cartographie, code de conduite), alors le risque de greenwashing diminue très sensiblement. 

Mais finalement, le point de départ n’est-il pas d’acheter et de produire moins ? Quelle est la place de la sobriété dans l’achat responsable ?

Bien sûr. La première chose que je dis en formation, c’est d’analyser le besoin, comme on pourrait le faire à titre individuel avec la méthode “BISOU” par exemple. La méthode BISOU repose sur cinq questions :
Le “B” de “besoin”: est-ce que tu as besoin du produit ? Par exemple, un collaborateur vient demander un ordinateur et rêve du même que celui du directeur financier. Mettons que le directeur financier passe 8 à 10 heurs par jour sur des fichiers Excels lourds, et que ce collaborateur soit dans la direction marketing, donc utilise plutôt ses mails et PowerPoint.  Le besoin est différent, donc l’ordinateur  sera sans doute différent. 

Le “I” de “immédiat”. Souvent le donneur d’ordre veut la chose immédiatement, ce qui crée une pression pour l’acheteur. Il faut savoir éduquer et replacer les choses dans le temps. 

Le “S” de “semblable” : il s’agit de se demander si l’on dispose déjà d’un produit semblable. Par exemple, à une époque j’achetais du mobilier de bureau, et dès qu’un nouveau collaborateur arrivait, il fallait absolument lui acheter un nouveau bureau. Il a fallu éduquer les collaborateurs à réutiliser des bureaux déjà existants dans l’entreprise, tout simplement.  

Le “O” de “origine” : quelle est l’origine du produit que je souhaite acheter ? C’est toute la question de la traçabilité, de la provenance, que nous avons déjà abordée. 

Le “U” de “utile” : Avons-nous tous besoin d’un bureau avec le télé-travail ? 

Selon vous, quelles sont les compétences et les connaissances clés de l’acheteur de demain ?

La première qualité de l’acheteur, c’est d’être très curieux car le métier évolue beaucoup et nécessite de nouvelles connaissances. Le métier devient plus technique. L’acheteur doit comprendre ce qu’est une ACV par exemple, comment on la réalise, la lit, ce qu’est un bilan carbone…Ce sont des compétences nouvelles…
Il doit aussi être un bon communicant en interne et en externe pour convaincre de ses choix, essayer de faire évoluer un fournisseur, etc. Un métier très complet donc.

Et enfin Sabine, quels sont vos futurs désirables ?

Il conviendrait tout d’abord d’arrêter de parler de croissance infinie dans un monde fini et de sortir de cette société de surconsommation dans laquelle nous avons été baignés depuis trop longtemps.
L’analyse est la même au niveau des entreprises. Elles doivent, elles aussi, renoncer à une logique de croissance à tout prix. C’est compliqué, bien évidemment, je ne suis pas naïve, mais c’est à ce prix que nous éviterons de dépasser toujours plus les limites planétaires.

Bref, privilégions l’indice bonheur à l’indice croissance !

Rencontre avec Philippe J. Dubois, ornithologue et auteur de “La Grande Amnésie écologique” et “Petit traité de solastalgie”. Philippe interviendra lors de notre conférence le 5 juillet à l’Académie du Climat.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Philippe Dubois, et je suis ornithologue. J’ai à la base une formation de chirurgien dentiste et d’ingénieur écologue. J’ai longtemps travaillé pour la LPO et je suis auteur écrivain, sur des sujets liés à la philosophie des sciences, mais aussi sur l’influence du changement climatique sur les oiseaux. 

Au-delà de vos travaux autour des oiseaux et des espèces domestiques, vous semblez vous intéresser à nos liens au vivant, souvent perdus, pourquoi ?

Je vais d’abord commencer par vous raconter une anecdote ! Quand j’étais jeune, alors que je me promenais avec mon père, je lui ai fait remarquer que nous entendions beaucoup chanter les alouettes. Il m’avait alors répondu qu’elles étaient beaucoup moins nombreuses que lorsque lui-même était jeune. Quelques décennies plus tard, en me promenant avec mes enfants, je leur fais observer qu’elles sont encore plus rares : si nous en entendons aujourd’hui 3, j’avais dû moi-même en entendre 10, quand mon père lui en entendait 20 ! 

Le Muséum national d’Histoire naturelle a beaucoup travaillé sur un programme nommé Stoc, le suivi temporel des oiseaux communs. On se rend compte que des espèces d’oiseaux telles que l’étourneau, l’alouette ou la caille des blés, qui étaient réputées communes et faisaient partie du paysage sonore, sont en train de disparaître. Nous prenons conscience de ces extinctions dès lors qu’il est déjà trop tard, parce que notre cerveau fait des mises à jour permanentes et nous fait oublier le passé

Vous avez écrit La Grande Amnésie écologique en 2012, puis Petit traité de solastalgie en 2021, pouvez-vous nous éclairer sur ces deux concepts ?

L’amnésie écologique, c’est cette capacité incroyable qu’a notre cerveau d’oublier le passé. Inconsciemment, il réalise des mises à jour, et finit par oublier les situations passées pour retenir uniquement les situations présentes, celles durant lesquelles nous pouvons agir. Le seul souci, pour reprendre l’anecdote de l’alouette, c’est qu’en perdant le recul, nous n’avons plus la vision exacte de la dynamique de cette espèce. On ne s’aperçoit donc pas qu’elle diminue, jusqu’au jour où nous sommes face à un quasi-effondrement. C’est cela finalement, l’amnésie écologique, une vision parcellaire de la réalité des choses qui nous dépasse et nous mène à prendre des mauvaises décisions. 

La solastalgie, c’est une sensation de tristesse et de nostalgie. Pour prendre un exemple, imaginons que vous partiez 3 mois en voyage : certes, au bout d’un certain temps, vous aurez la nostalgie de la France, mais vous savez que vous y reviendrez à un moment ! La solastalgie, c’est exactement le contraire : c’est le pays qui vous quitte, vous êtes toujours au même endroit, sans vraiment être dans le pays que vous avez connu. Le petit parc où vous jouiez étant petit n’existe plus. Tous ces éléments vous font prendre conscience et vous procurent une sensation d’anxiété, de tristesse et parfois de déni, c’est vraiment l’équivalent d’un travail de deuil. 

Justement, que pensez-vous de l’évolution de notre rapport à la biodiversité, allons-nous dans le bon sens ? 

Il y a tout de même une prise de conscience, pas encore généralisée. Il aura fallu des évènements météorologiques extrêmes pour que les gens comprennent qu’il y a une perte de la biodiversité. Pourtant la rapidité du processus n’est pas encore assimilée. Les premiers chercheurs ont annoncé au Sommet de Rio en 1992 qu’il restait 10 ans pour sauver la planète. Nous sommes en 2023, je vous laisse faire le calcul ! Chaque jour qui passe est un jour de moins pour sauver la biodiversité. 

Puis, il y a aussi cette espèce de léthargie qui nous immobilise. Lorsqu’on commence à se poser la question de ce que l’on “peut” faire, c’est qu’on a pas vraiment envie de faire… 

Enfin, je ne crois plus vraiment au grand effondrement où tout disparaîtrait. Certaines espèces, à l’image des invertébrés, sont bien mieux adaptées que nous au changement climatique. Mais les mammifères supérieurs, auxquels nous appartenons, sont beaucoup plus menacés. Même si nous ne pouvons pas attester d’une disparition, nous allons faire face à une régulation très importante de l’espèce humaine, soit à travers la pollution, la sécheresse ou les maladies…

Donc je suis moyennement optimiste ! Les politiques et les industriels ne sont pas prêts à voir bouger les choses, pourtant la sauvegarde de la biodiversité passe forcément par la politique. 

Nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Quelles seraient les solutions pour faire face à l’amnésie écologique ou à la solastalgie ?

Il faudrait avant tout une prise de conscience globale et rapide. On parlait tout à l’heure de mises à jour de notre mémoire, aujourd’hui, ça ne serait même plus le logiciel qu’il faudrait changer, mais le disque dur ! C’est-à-dire notre appréhension du monde, notre compréhension du monde et surtout notre volonté de faire en sorte que choses changent. Cela sous entend laisser tomber les habitudes, laisser tomber nos modes de vies et laisser tomber notre pouvoir dominant blanc-occidental… Tout cela est très compliqué ! 

Je pense donc que nous allons forcément passer par une phase de remise en question, les solutions vont passer par des choses qui vont nous dépasser : les crises climatiques, atmosphériques, de pollution, sanitaires, alimentaires… 

Enfin, nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Le 5 juillet prochain, lors de la deuxième conférence de notre Défi Biodiversité, nous tenterons d’identifier les causes de cette déconnexion, pouvez-vous nous en citer quelques unes ?

La première selon moi, et la plus importante, réside dans notre mode de vie à l’occidentale puisqu’il nous déconnecte complètement de la réalité environnementale. Nous n’avons jamais eu autant d’amis virtuels tout en se sentant aussi seuls qu’avec les réseaux sociaux. Nous nous sommes installés dans un confort consumériste, qui fait que nous sommes bien à l’aise dans ce cocon et que nous n’avons pas envie de changer. De temps en temps, pendant les vacances, il nous arrive d’aller profiter d’un petit coin de nature, mais dès que nous rentrons, nous reprenons nos habitudes. Il n’y a pourtant rien de pire que l’habitude pour se déconnecter de la réalité. Il serait donc temps d’apprendre la biodiversité aux enfants en même temps que l’on leur apprend à parler.

L’autre cause selon moi, est liée à la notion d’immédiateté. Nous sommes entrés dans le temps court, hors tout ce qui est d’attrait à la biodiversité et à son évolution, ne se fait que dans le temps long ! Il faudrait que l’on apprenne à reprendre le temps. 

Et enfin Philippe, à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Justement, mon futur désirable, ce serait qu’après des millénaires de domination du patriarcat sur la planète, sur les femmes, sur les animaux, avec le résultat que nous connaissons aujourd’hui, nous laissions la parole aux femmes. Que nous leur laissions le temps de l’action, le temps de prendre les choses en main et que nous les aidions, sans se mettre dans une posture qui consisterait à dire “à votre tour”. Vu ce que l’on a fait, elles ne peuvent pas faire pire que nous !

Ma conviction aujourd’hui, c’est que l’écoféminisme est peut-être la dernière chance pour sauver la planète. Il suffit d’aller en Afrique ou en Asie pour voir que les femmes sont des éco féministes bien avant l’heure. Elles y gèrent la nature, bien mieux que les hommes. C’est selon moi la seule voie pour que notre futur reste désirable, et reste vivant. 

La Data peut-elle se mettre au service de la transformation environnementale et sociale ? Le point avec Lou Welgryn, Head of Product chez Carbon 4 Finance, et co-Présidente de l’association Data for Good.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Lou Welgryn, j’ai 28 ans, et je suis Head of Product chez Carbon 4 Finance, et co-Présidente de l’association Data for Good.

Data for Good, c’est une communauté de 4000 experts de la tech. Ce sont des bénévoles qui donnent de leur temps pour accompagner les projets à impact sociaux et environnementaux qui n’ont pas forcément les ressources nécessaires en interne. Pour cela, nous créons des équipes de bénévoles qui vont donner du temps pendant 3 mois pour aider des associations qui servent l’intérêt général.

Et quelle serait votre définition de “data for good” ?

Il s’agit d’en permanence se poser la question de la finalité de l’usage de la donnée, et pas seulement de voir la donnée comme un moyen. Aujourd’hui, la donnée est un outil au service d’un produit ou d’un service que l’on vend. Donc lorsqu’on veut utiliser de la donnée “for good”, la première chose à faire est de se demander si le service ou le produit que l’on vend est compatible avec un monde bas carbone et en harmonie avec le vivant. Si la réponse est oui, alors on peut commencer à regarder comment l’utiliser.

Pour donner un exemple un peu plus concret, utiliser de la donnée pour réduire son impact quand on vend de la publicité vidéo en ligne n’a pas vraiment de sens, puisque la finalité du produit vendu n’est pas du tout alignée avec un monde bas carbone.

Enfin, chez Data for good, nous mettons un point d’honneur à ce que la donnée et le code produit soit open source, pour servir l’intérêt général et pour pouvoir être réutilisé par d’autres personnes qui auraient des problématiques similaires. C’est vraiment une démarche de construction de communs numériques.

Vous êtes par ailleurs “Carbon Data Analyst” chez Carbon 4 Finance, à quoi cela correspond-il ?

Chez Carbon 4 Finance, nous travaillons avec les investisseurs et les aidons à identifier les entreprises qui intègrent au mieux les enjeux environnementaux. Pour cela, nous développons des méthodologies sectorielles qui nous permettent de comprendre les impacts directs et indirects des entreprises.

Il s’agit vraiment de remettre la physique au cœur de l’économie, et de recalculer les impacts réels et les dépendances qu’ont les entreprises aux énergies fossiles, en évaluant à la fois leurs performances passées, présentes et futures. Cela laisse à appréhender leur compréhension des enjeux, la façon dont elles les intègrent dans leurs stratégies mais aussi de savoir si elles s’engagent réellement dans la transition. Grâce à cela, nous obtenons une sorte de bilan carbone simplifié, à partir des données publiques rapportées par l’entreprise, pour être capable d’identifier les meilleures au sein de chaque secteur. Nous utilisons également la note pour comparer les entreprises entre elles.

Data for good rejoint, d’une certaine façon la promesse initiale du web, aujourd’hui considérée comme dévoyée. En quoi la data peut-elle contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique ?

Il s’agit donner les bonnes informations aux gens pour leur permettre d’agir. La technologie est un outil important certes, mais qui n’est pas essentiel dans le combat. Une fois que l’on a identifié les besoins qui sont les nôtres pour vivre dans un monde bas carbone et en harmonie avec le vivant et pour réussir à s’y adapter, alors à ce moment on peut utiliser les données pour décupler son impact.

Par exemple, chez Data for good, nous avons développé l’éco-score avec Open Food Facts, qui permet aux consommateurs de comprendre l’empreinte carbone de leur alimentation. Savoir que 1kg de bœuf génère 30kg de CO2 contre 700g pour 1kg de tomates peut permettre d’éclairer le choix des consommateurs, de faire prendre conscience aux industriels de ces changements de modes de consommation et les faire bouger.

Qu’en est-il pour les autres limites planétaires, comme l’effondrement du vivant par exemple ?

Je peux citer un autre exemple. Le projet Pyronear a pour objectif d’aider les pompiers à détecter les départs de feux. Concrètement, il s’agit d’un micro dispositif apposé sur une tour de guet, qui permet grâce à un algorithme de deep learning en open source, de traiter en instantané les images pour alerter les pompiers en cas d’incendie. Ici encore, la donnée permet d’avoir les bons ordres de grandeur pour prendre des décisions. Malgré les croyances, ce n’est pas la donnée en elle-même qui va nous aider à résoudre la crise climatique.

Et justement, quels seront les futurs métiers et donc les compétences et connaissances requises pour travailler dans la “data for good” ?

Il n’y a pas besoin d’avoir fait une école d’ingénieur ou des maths pendant 10 ans pour travailler dans le monde de la donnée. D’ailleurs, nous manipulons tous de la donnée, tout le temps. Cela peut être très intéressant d’avoir des profils différents, avec une diversité de regards. Il y a forcément des compétences techniques, puisqu’il faut apprendre à coder un petit peu, mais c’est finalement très réalisable si on accède aux bonnes formations en ligne.

Je pense qu’une autre compétence fondamentale, c’est la capacité de réflexion et d’interrogation sur les données manipulées. Il faut toujours se poser des questions sur la façon dont nous obtenons les chiffres, sur leur origine, sur les biais existants, car en fait, pour avoir un chiffre, on part toujours d’une hypothèse de départ. Au final, ne pas prendre les chiffres comme des vérités absolues, mais être capable de les nuancer et d’avoir cette envie de les comprendre.

Enfin, il faut aussi dire que la data est un monde encore très masculin, c’est donc très important en tant que femme d’oser ne pas se mettre de barrière. Ce sont des choses que j’ai moi même beaucoup vécues. Si c’est quelque chose que vous voulez faire, osez aller vers ces métiers !

Mais finalement, quand on sait l’énergie consommée par les data centers, la data peut-elle vraiment être “for good” ?

Il y a un vrai sujet. Les data centers représentent 25% de la consommation énergétique du numérique vs 45% pour la fabrication des terminaux.

En revanche, ce que l’on constate dans les faits, c’est qu’à chaque fois que l’on a inventé une technologie que l’on pensait plus efficace énergétiquement, on a fini par intensifier son usage. Si l’on prend l’exemple de la 5G, qui promettait d’être 10 fois plus efficace énergétiquement que la 4G, partout où elle est déployée, on explose le volume de données transférées. C’est donc une question d’effet rebond, propre à la technologie en général.

Prenons l’exemple de Chat GPT, 0,1% de l’usage est intéressant pour le climat (Climate Q&A par exemple) quand le reste sert à définir la façon dont on peut vendre encore plus de biens peu utiles pour notre bien-être.

L’autre sujet, c’est aussi que la manière dont on conçoit les outils et la technologie qui collecte les données peut nous enfermer dans un mode de pensée. Par exemple, les réseaux sociaux sont des outils pensés pour capter l’attention qui, de fait, favorisent notre consommation.  Il faudrait designer ces réseaux sociaux pour qu’ils favorisent un usage sobre. On en est loin.

Et enfin, Lou, quels seraient vos futurs désirables ?

Je pense à un monde ou c’est cool et stylé de mieux connaître le chant des oiseaux plutôt qu’un logo sur une image.

Mon futur souhaitable est bien défini par Timothée Parrique, c’est un futur où il y a “moins de biens et plus de liens”. Laissons nous le temps de vivre, parce qu’il s’agit bien de la ressource la plus précieuse, et réfléchissons à comment nous l’utilisons : en faisant des choses qui comptent ou en se tuant à gagner de l’argent pour un travail où l’on produit encore plus de choses inutiles ?

J’ai bien conscience que je parle en étant privilégiée, avec un travail qui me passionne. Donc un monde désirable, c’est aussi un monde où tout le monde a le choix de pouvoir faire un travail utile, qui fait sens.

Cette semaine, rencontre avec Sébastien Maire, délégué général de France Ville Durable, partenaire du Grand Défi. Avec lui, nous faisons le point sur le rôle essentiel des territoires dans la transformation écologique et sociale. 

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Sébastien Maire, le délégué général de l’association France Ville Durable. Une association d’intérêt général qui réunit des parties prenantes professionnelles de la ville durable. 

C’est un mouvement assez unique au niveau national, grâce à ses quatre collèges d’acteurs professionnels : l’État, les collectivités locales et certaines de leurs fédérations nationales et intercommunalités, les entreprises (aussi bien des grands comptes du CAC40 que des start-ups) et enfin, le collège des experts : des têtes de réseau nationales d’expertises ou de connaissances scientifiques qui viennent appuyer nos travaux.

Justement, quelles sont les missions de France Ville Durable ?

Repérer et diffuser le plus largement possible, en France et à l’international, des outils, méthodes et exemples concrets de réalisations ou de politiques déjà mises en œuvre, qui permettent à la fois l’accélération de la transformation et la montée en résilience des territoires.

Finalement, la transformation écologique doit répondre à des objectifs globaux, mais sa mise en œuvre, c’est de la dentelle territoriale, aussi bien sur l’atténuation que sur la résilience et l’adaptation. 

Selon vous, quel est le rôle des territoires dans la transformation de la société ? 

Un rapport du GIEC qui donne des grands chiffres à l’échelle mondiale en 2100, ne représente pas un outil pour l’action territoriale. Chaque territoire détient à la fois sa propre histoire, ses spécificités, son contexte, ses acteurs, sa géomorphologie, ses ressources… en somme, son passif hérité du développement économique du siècle dernier. Les stratégies de transformation et d’adaptation ne peuvent donc être les mêmes d’un territoire à l’autre.

Par exemple, on ne doit pas rénover des logements de la même manière au sud et au nord de la France, on ne doit pas lutter contre les mêmes risques environnementaux selon qu’on soit dans la montagne ou sur le littoral… En fait, l’État fixe un grand cadre, mais ce sont les élus locaux et les entreprises locales qui “font”. 

Enfin, il existe une certaine proximité au niveau territorial, qui fait que les élus, les entreprises et les citoyens connaissent très bien leur territoire, et on sait qu’il va être important de faire avec ceux qui savent ! Par ailleurs, les décideurs et décideuses ont une légitimité démocratique bien plus forte. 

Finalement, la transformation écologique doit répondre à des objectifs globaux, mais sa mise en œuvre, c’est de la dentelle territoriale, aussi bien sur l’atténuation que sur la résilience et l’adaptation. 

Qu’est-ce qu’un territoire durable et résilient ? Existe-t-il des indicateurs permettant de le mesurer ?

Un territoire résilient, c’est un territoire qui va mesurer son impact et son utilisation des ressources. Pour cela, le jour du dépassement est un très bon indicateur de non résilience : il nous permet de savoir que nous vivons à crédit. 

Ces dernières années, les territoires ont placé les objectifs de développement durable au cœur de leur action, ce qui nous a amené à continuer à développer sans cesse alors que nous sommes déjà surdéveloppés au Nord… À l’inverse, si l’on souhaite que les pays du Sud puissent accéder à un minimum de développement, il va falloir se rappeler que les ressources utilisées au Nord et au Sud sont les mêmes, et qu’il n’y en a pas assez ! C’est une question de choix : est-ce que l’on met des hôpitaux en Afrique où est-ce que l’on développe des voitures volantes ? En fait, le mot “limite” est trop peu pris en compte, pourtant la réalité physique s’impose aux décisions politiques ou économiques : notre monde est fait de limites et notre économie est totalement hors sol. 

Chez France Ville Durable, nous finançons des thèses de doctorat et des travaux visant à créer des indicateurs de territorialisation des limites planétaires. Pour savoir où agir en priorité, on a besoin de nouveaux critères qui tiennent compte de ces limites, mais aussi du plancher social : c’est la fameuse Donut Economy, que nous cherchons à instrumenter de manière très opérationnelle pour les territoires qui veulent bifurquer. Pour assurer un avenir sûr et juste pour l’humanité, il faut que les activités économiques entrent dans le Donut !

Avant cela, il faudra commencer par une chose importante : sortir du déni et comprendre la réalité de la situation, c’est indispensable pour prendre les bonnes décisions et mettre en application des stratégies tenables. 

Globalement, il y a beaucoup de concepts qui transcendent la ville durable et c’est nécessaire et positif, cela souligne aussi le fait que ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui ne fonctionne pas. 

Ces dernières années, de nombreux concepts ont émergé, à l’instar de “la ville du quart d’heure”, qu’en pensez-vous ?

C’est vrai qu’on en entend beaucoup parler ! C’est un super concept marketing pour dire une chose simple : il faut réaménager les territoires locaux ! En revanche, le concept n’est pas accompagné d’outils, de métriques, de méthodes… ce n’est pas un outil opérationnel. 

Globalement, il y a beaucoup de concepts qui transcendent la ville durable et c’est nécessaire et positif, cela souligne aussi le fait que ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui ne fonctionne pas. 

Selon moi, un concept s’oppose à tous les autres, c’est la vision holistique de la résilience. N’oublions pas que la résilience est notre horizon à tous quoi qu’il arrive, c’est notre horizon si nous ne parvenons pas à atténuer un certain nombre de phénomènes, mais c’est aussi notre horizon si nous y arrivons, parce que les changements de vision majeurs que nous allons devoir mettre en place pour que les territoires deviennent résilients, vont aussi appeler à de la résilience personnelle. 

Pourriez-vous citer des exemples de bonnes pratiques ? 

Avant tout, il faut prendre en compte qu’en matière de ville durable, tout prend du temps ! 

Mais pour citer un exemple, il y a l’éco-village des Noés à Val-de-Reuil en Normandie qui coche beaucoup de cases. Avant tout, il a été fait le choix du petit habitat collectif à la place des pavillons individuels, qui offre une bien meilleure qualité énergétique et qui limite au maximum l’artificialisation des sols. Autres avancées : l’éco-village est 100% biosourcé et la construction des bâtiments, basée sur une cartographie du vivant et de l’eau, est pensée pour ne pas y contrevenir (l’inverse de ce que l’on fait d’habitude). Résultats : cinq ans après sa création, il fait partie du top 3 des éco-quartiers dans lesquels les habitants disent le mieux vivre dans les 500 qui existent en France, il coûte beaucoup moins cher qu’un éco-quartier traditionnel et il a un très bon bilan écologique. 

Enfin, et même si nous devons arrêter de placer le numérique comme religion, je dois dire que certains outils numériques sont extrêmement utiles pour caractériser les enjeux à l’échelle du territoire… À titre d’exemple, Urban Print d’Efficacity, qui permet de prendre des décisions précises sur le fait de rénover ou de démolir des bâtiments. 

Et enfin, Sébastien, quels sont vos futurs désirables ?

Je dirai que c’est un futur frugal et convivial parce que réaliste ! Nous devons ériger la frugalité comme un horizon désirable : ce n’est pas un renoncement mais une façon d’améliorer nos qualités de vie. La frugalité représente un magnifique levier de réponse aux enjeux environnementaux, de renforcement des coopérations et de la solidarité.

Nos programmes et parcours facilitent la prise de conscience et l’engagement des citoyens, agents, élus et de tous les acteurs de votre territoire pour accélérer sa transition environnementale et sociale. Découvrez notre offre.

Heidi Sevestre est glaciologue, ses terrains d’investigation et de sensibilisation sont nombreux : des plus hauts glaciers aux conférences métropolitaines, elle a choisi de mélanger la force du “terrain” à l’impérative communication scientifique.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Heidi Sevestre, je suis glaciologue et je suis originaire de Haute Savoie. Je suis passionnée de sciences, mais aussi de communication scientifique ! D’ailleurs, je pense qu’il est important que tous les scientifiques puissent rendre leurs travaux accessibles au plus grand nombre.

J’essaie de passer un maximum de temps là où il y a des glaciers, en grande partie en Arctique bien sûr, mais aussi sur des glaciers tropicaux, que ce soit en Ouganda, en Colombie ou en Papouasie. J’essaie d’à la fois passer un maximum de temps sur le terrain, à récolter les données, à travailler avec des scientifiques locaux, et de l’autre côté, à ramener dans mes bagages toutes ces connaissances, toutes ces observations, pour les diffuser au plus grand nombre. Par exemple, je serai en France pour les deux prochains mois pour sensibiliser !

→ Heidi Sevestre sera présente à la conférence-action de lancement de notre Défi Biodiversité ce lundi 22 mai à l’Académie du Climat. Pour en savoir plus et pour s’inscrire : cliquez-ici

Justement, en quoi votre expérience sur le terrain vous permet de sensibiliser les publics ?

À force de faire du terrain, on ressent le changement climatique dans notre chair, dans nos tripes. Ce que j’ai l’occasion de voir, que ce soit en Arctique, en Antarctique ou sur les très hautes montagnes, est vraiment plus que catastrophique.

À chaque fois que j’interviens et que je fais de la sensibilisation, mon expérience sur le terrain a toujours beaucoup d’impact. À la fois dans ma façon de parler et de présenter les choses, mais aussi pour les gens auprès de qui j’interviens, ça donne une certaine crédibilité.

Quels peuvent être les freins rencontrés pour sensibiliser ?

Je crois que l’un des plus gros challenges auquel nous faisons face aujourd’hui, est de savoir comment continuer de travailler avec des publics convaincus tout en étant capable d’aller au-delà, pour toucher le plus grand monde. Parce qu’aujourd’hui, nous devons être en capacité d’échanger avec des instances dirigeantes, les pouvoirs publics, les collectivités, les entreprises…

Donc oui, le challenge c’est de pouvoir échanger, de pouvoir avoir une approche constructive avec celles et ceux qui parfois n’ont pas envie d’être dans la salle, ne comprennent pas l’importance de ce sujets, ou ne se sentent pas concernés.

Pas facile ! Je n’ai pas la réponse mais c’est très important.

Donc c’est important de dire ce que l’on ressent quand on voit des paysages métamorphosés ou face à la frustration du manque d’action.

Chez ENGAGE nous pensons que la création de liens sensibles au vivant est primordiale pour embarquer le maximum de personnes, qu’en pensez-vous ?

C’est vrai que c’est super important ! On se rend compte que les faits scientifiques ne suffisent pas. Ce ne sont pas les faits scientifiques qui vont convaincre une personne d’agir et de tout faire afin de préserver des environnements qu’ils connaissent ou ne connaissent pas. Il faut vraiment intégrer cette dimension du sensible, de l’émotion, car c’est lorsque l’on ressent ces émotions là au plus profond de soi même que l’on a envie d’agir.

À chaque fois que je fais de la vulgarisation scientifique, je m’appuie certes à 100% sur la science, mais je n’hésite jamais à ajouter cette dimension humaine, bien que les scientifiques ne soient pas des robots ! Donc c’est important de dire ce que l’on ressent quand on voit des paysages métamorphosés ou face à la frustration du manque d’action.

Passons du temps à nous émerveiller du vivant, il n’y a rien de plus merveilleux !

Et concrètement, comment et par quels outils peut-on encourager la connexion au vivant ?

C’est primordial de passer du temps dehors ! Évidemment, la sensibilisation est clé, mais il faut aussi que les gens sortent de leurs bureaux, de chez-eux, sans forcément aller à l’autre bout du monde ! En ville, on peut aller dans les parcs, observer les nuages qui se déplacent, la faune qui est en ville, c’est un très bon début pour se connecter avec le vivant et pour appréhender sa force !

Passons du temps à nous émerveiller du vivant, il n’y a rien de plus merveilleux !

Et enfin, quels sont vos futurs désirables, Heidi ?

C’est marrant, un grand média mainstream réalise une série d’émissions dans laquelle le journaliste demande à des personnalités de citer les choses les plus essentielles à leurs yeux ! Je me suis toujours dit qu’il faudrait faire une version humoristique, car finalement, les choses primordiales sont sûrement aussi simples que le fait de pouvoir avoir de l’eau à boire, de l’air pour respirer, des sols en bonne santé et une nature à observer. Malgré tout, il ne faut pas oublier que certains s’accaparent cette nature, donc gardons tous ces éléments accessibles au plus grand nombre, et c’est comme cela que notre futur restera désirable !

 

Anneliese Depoux est experte en santé planétaire et santé environnementale, avec elle, nous tentons de comprendre les impacts des crises environnementales sur la santé humaine. Elle est experte associée du MOOC santé et environnement que nous avons créé pour le groupe VYV.

Pouvez-vous vous présenter ? 

Chercheure en Santé globale, je dirige depuis plus de 5 ans le Centre Virchow-Villermé, un centre de recherche rattaché à la faculté de Santé de l’Université Paris Cité. Nous travaillons principalement sur les impacts sanitaires du changement climatique et les enjeux d’adhésion et d’engagement des populations dans la lutte contre le changement climatique.

Dans le cadre de mes activités comme membre du bureau du Centre des Politiques de la Terre, qui est un centre de recherche interdisciplinaire sur les enjeux de l’Anthropocène, je co-anime l’axe dédié à la santé planétaire.

Enfin, j’ai co fondé l’Alliance Santé Planétaire, une organisation qui regroupe professionnels de santé et acteurs des territoires investis par la question de la santé planétaire. 

Comment définissez-vous le terme “santé planétaire” ? 

Il s’agit d’envisager le soin et la pratique médicale avec une approche plus globale et systémique et de réfléchir aux sous-jacents de la santé dans le contexte de l’Anthropocène (nouvelle période géologique dans laquelle les activités humaines sont le principal facteur d’impact sur la biosphère). Finalement, c’est observer l’Homme dans son rapport à la biodiversité et à un environnement qu’il a dégradé en faisant converger les disciplines et les expertises. Concrètement, la santé planétaire est un outil d’amélioration de la santé, de l’équité et du bien-être de tous les humains, dans le respect permanent de la biosphère (c’est à dire les autres vivants et leur/notre écosystème). 

Quels liens existent entre problématiques environnementales et santé publique ?

C’est très large et c’est ici tout l’enjeu de la santé planétaire, qui ne se limite pas uniquement aux impacts du changement climatique. 

Il s’agit aussi de réfléchir aux questions liées à l’antibiorésistance, à l’effondrement de la biodiversité, à l’émergence de zoonoses… Il y a aussi toutes les questions liées à la sécurité alimentaire, à la malnutrition, aux déplacements de populations. 

Puis enfin, et il s’agit d’une thématique finalement peu traitée, se posent les questions liées à la santé mentale. De plus en plus de recherches démontrent les liens entre le réchauffement climatique et et l’émergence d’émotions telles que la colère, la peur, la perte d’espoir… Les ¾ des 16-25 ans à l’échelle mondiale jugent leur avenir effrayant. 

La pandémie de Covid a été l’occasion brutale de prendre conscience des conséquences sur notre santé des perturbations environnementales et de la dimension planétaire que cela pouvait prendre.

Nous entendons souvent que l’érosion de la biodiversité aura pour conséquences l’émergence de prochaines épidémies, pourquoi ? 

La pandémie de Covid a été l’occasion brutale de prendre conscience des conséquences sur notre santé des perturbations environnementales et de la dimension planétaire que cela pouvait prendre. Une série d’autres maladies infectieuses émergentes telles que Ebola, la grippe aviaire ou le SRAS – appelées zoonoses – sont le résultat de l’impact de l’homme sur la faune. Dans le cas des zoonoses comme Ebola, il s’agit du résultat de pertes forestières ayant entrainé des contacts plus étroits entre la faune sauvage et les zones habitées par les humains. C’est également le cas pour la grippe aviaire, qui est liée à l’élevage intensif. On voit donc que l’interaction de l’Homme et du bétail avec la faune sauvage nous expose à un risque de propagation d’agents pathogènes potentiels.

Les facteurs d’émergence de ces zoonoses sont nombreux et largement déterminés par l’activité humaine : changements des facteurs de l’environnement, changement d’utilisation des terres, changement climatique… Donc la déforestation et l’expansion agricole jouent un rôle important dans l’émergence de ces pathologies. 

Finalement, 60% des maladies infectieuses nous parviennent par l’intermédiaire des animaux. Par exemple, la chauve-souris,  qui a un rôle très important pour la biodiversité grâce à ses capacités de pollinisation, est aussi vectrice de nombreuses infections. Donc si l’on vient la déloger, les opportunités de contact avec le bétail qui sert pour l’alimentation se trouvent favorisées, et par effet de ricochet, l’homme se retrouve exposé à ces virus. 

Le dépassement des limites planétaires laisse présager d’autres séquelles sur la santé mondiale, quelle serait la problématique majeure ? 

La question de l’alimentation semble centrale. La hausse des températures, les évènements climatiques extrêmes vont avoir un rôle clé sur notre alimentation dans l’avenir. 

On sait que la chaleur va faire peser un risque extrême sur 71% de la production alimentaire autour de 2045-2050 et que les canicules à répétition vont mettre le secteur agricole en situation de risque extrême. Cela va concerner l’Inde en première ligne, qui alimente une très grande partie de la population mondiale. Mais la hausse des températures va aussi affecter des pays plus tempérés, et nous subissons déjà des impacts importants en France, en témoigne la sécheresse de l’été dernier. 

La modification des conditions climatiques va aussi favoriser le développement de certaines maladies touchant végétaux et animaux et la prolifération d’espèces nuisibles, deux facteurs impactant aussi les cultures. Enfin, la chaleur va réduire les rendements et affecter les travailleurs.

Parmi les autres impacts sur l’alimentation, on retrouve également la diminution de la qualité nutritionnelle des fruits, des légumes et des céréales. L’excès de carbone fait chuter la concentration de vitamines dans les plantes, c’est-à-dire moins de protéines, de zinc et de fer : l’impact n’est pas du tout négligeable. L’autre cause de la baisse de qualité nutritionnelle est l’agriculture intensive, qui épuise les sols et compromet la capacité des plantes à être en contact avec des champignons, indispensables à la capacité des espèces à accéder aux nutriments qui se trouvent dans le sol. Par effet de domino, la qualité de la viande est aussi en jeu, puisqu’elle le bétail nourrit de ces mêmes végétaux

On voit bien qu’il y a un effet très systémique et que les dégradations environnementales dégradent nos conditions d’alimentation, qui elles même menacent notre santé avec des effets en cascade. 

Finalement, par ricochets, les grands équilibres socio-économiques de certains pays pourraient se retrouver affectés et déclencher des des crises aux conséquences possibles sur la stabilité sociopolitique. 

Les effets en cascades de la crise environnementale peuvent aussi suivre un schéma vertueux et l’adoption de modes de vie plus soutenables aura aussi des impacts positifs sur la santé à l’échelle collective. 

La santé planétaire évoque fréquemment la notion de “co-bénéfices”, pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ? 

Pour l’expliquer, reprenons l’exemple de l’alimentation. 

On sait que la diminution de la consommation de viande réduit l’empreinte environnementale liée à la production alimentaire (émissions de gaz à effet de serre, impact sur les ressources en eau, diverses pollutions par les nitrates…), mais on sait aussi que la réduction de l’alimentation carnée participe à l’amélioration de la santé humaine via la réduction des risques de maladies non transmissibles telles que le diabète et les maladies cardio-vasculaires et neurologiques. Les co-bénéfices sur la santé sont d’autant plus intéressants car contrairement aux bénéfices liés aux actions mises en œuvre pour diminuer les émissions de gaz à effets de serre, les bénéfices sur notre santé sont perceptibles à très brève échéance. 

Ces co-bénéfices s’appliquent également sur d’autres facteurs liés à notre santé. Par exemple, la réduction des émissions entraînera une amélioration de la qualité de l’air que nous respirons, la rénovation thermique améliorera le bien-être et permettra aussi de protéger les individus lors d’épisodes caniculaires, et enfin l’adoption de modes de transports dits “actifs” – marche, vélo, transports en commun – préviendra certaines pathologies.

On voit donc que les effets en cascades décrits précédemment peuvent aussi suivre un schéma vertueux et que l’adoption de modes de vie plus soutenables aura des impacts positifs sur la santé à l’échelle collective. 

Quelles seraient les mesures d’adaptation à mettre en place pour rendre nos systèmes de santé plus résilients ? 

Aujourd’hui, l’empreinte carbone de notre système de santé représente jusqu’à 8% de l’empreinte globale, d’après un rapport du Shift Project datant de 2021. Donc les premières mesures résident forcément dans la réduction de  ces émissions. Elles sont principalement liées au transport des usagers (professionnels et patients), et aux usages du secteur en matière de prescription de médicaments. 

Comment les organisations du secteur de la santé et les professionnels de santé peuvent participer à la mise en place de ces mesures ? 

La mise en place de ces mesures passe avant tout par la formation des professionnels aux enjeux de santé planétaire. Former les professionnels de santé, qui sont aux avant-postes pour engager leurs patients à adopter des comportements bénéfiques pour la santé, est un vrai défi.

On doit donc pouvoir s’appuyer sur cette confiance de la population pour délivrer des messages de prévention et engager des changements de comportement. 

On a été capable de le faire pour beaucoup de questions de santé publique : antibiotiques, tabagisme, prévention contre le Sida… Il faut donc tirer les bénéfices de ces précédentes campagnes pour les adapter aux enjeux environnementaux. 

Et enfin, quels sont vos futurs désirables ? 

Un futur où la qualité de l’air qu’on respire peut garantir notre bien être et celui de nos enfants. Cela concerne la pollution atmosphérique et les particules fines mais aussi l’augmentation significative des allergies liées à la propagation de plantes allergènes, autant de défis pour la santé planétaire ! Adapter nos comportements, notre consommation, repenser l’espace urbain, suppose des efforts et des investissements conséquents, mais ce sont aussi de véritables mesures de santé publique. La lutte contre le changement climatique représente une très grande opportunité pour la santé et la pleine santé.

Plus de ressources :

Marie Donzel est experte des sujets d’égalité femme/homme et directrice associée auprès d’AlterNego. Avec elle, nous creusons les liens entre droits des femmes et environnement.

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis Marie Donzel et je suis directrice associée d’AlterNego, qui accompagne toutes les transformations du monde du travail et ce qu’elles impliquent. Cela va des transformations liées à l’économie, liées à la société (diversité et inclusion par exemple), mais aussi portées par le politique et le légal. 

Les problématique de la mixité et bien sur des transformations environnementales montent, les sous-jacents sont nombreux : revoir le business modèle en fonction des coûts carbones, faire de la prévention autour des risques psycho-sociaux…

Oui, clairement, les femmes sont plus préoccupées, plus inquiètes, mais la raison n’est pas tant leur rôle de femme que le fait qu’elles soient systémiquement à l’endroit de la vulnérabilisation liée au système inégalitaire. 

Il semble que les femmes ont été historiquement plus nombreuses à s’engager dans la transition environnementale, c’est en tout cas ce que nous avons constaté chez ENGAGE. Partagez-vous cette analyse ? Et comment l’expliquez-vous ?

C’est une pure réalité ! 

C’est d’ailleurs rigolo de voir à quel point le mot “éco-féminisme” est mal-traité par les médias et par le politique. Il n’empêche que tous les paradigmes d’une chaine de valeur respectueuse de la chaine du vivant, ont été pensés dès 1974 chez Françoise d’Eaubonne. La prédation des animaux, des ressources naturelles, l’appropriation du ventre des femmes et les inégalités y sont traités. 

Je peux même remonter au moment des préhistoriennes de l’agriculture qui met en évidence la période de la création des inégalités femmes/homme. Précisément, c’est à ce moment où on se met à considérer les femmes comme des possessions exploitables.

Donc le lien entre féminisme et écologie politique est quand même bien établi et je me réjouis qu’il deviennne mainstream aujourd’hui, en revanche, je trouverai gros que l’on en oublie l’historique. 

Ceci étant dit, on peut aborder la thématique sous d’autres angles. Le sujet de la transition agricole à l’échelle mondiale est porté depuis les années 60-70 par les femmes, et ceci est très documenté par l’ONU. En l’occurence, elles ont été les premières à signaler qu’il manquait d’eau dans certains pays en développement ou elles allaient chercher l’eau. 

L’autre sujet, c’est l’écologie des petits gestes : si les femmes ont une très grande sensibilité à ces petits gestes c’est étroitement lié au fait qu’elles effectuent la majorité des tâches domestiques. 

Alors oui, clairement, les femmes sont plus préoccupées, plus inquiètes, mais la raison n’est pas tant leur rôle de femme que le fait qu’elles soient systémiquement à l’endroit de la vulnérabilisation liée au système inégalitaire. 

Pourrait-on faire un parallèle avec les métiers du soin, traditionnellement plus féminins ?

Je ne le fais pas. J’ai bien évidemment souvent entendu cette idée qui dit qu’une fois que les femmes auraient pris soin des enfants, des vieux, des pauvres et des malades, finiraient par aussi prendre soin de la nature. 

Je ne fais pas ce parallèle à un modulo près, celui qu’historiquement, le travail des femmes a été perçu comme une extension de la fonction domestique et maternelle. Donc si les femmes sont très nombreuses dans le care, la première raison c’est qu’à un moment nous avons trouvé judicieux d’indemniser ce travail. 

Et donc, en allant chercher le sujet de l’attachement à l’environnement de vie, si on avait demandé aux femmes il y a 50 ans, elles nous auraient déjà dit que pour que les gens soient plus heureux et que la maison tourne mieux, il vaut mieux pouvoir boire de l’eau propre, avoir un environnement préservé et des ressources consommées avec mesure et modération. Mais ce n’est pas un care naturel, c’est une fonction.

C’est pour cette raison également qu’il existe un réel enjeu à politiser l’attachement des femmes à l’écologie, et qu’il ne soit plus uniquement renvoyé au temps long, au care et au coeur. Cet attachement est vital pour tous, c’est un maillon essentiel qui va bien au delà de la performance. 

Le fait que les femmes soient sous-représentées dans les organes de décision pourrait-il expliquer le retard pris par la transition du monde économique et des entreprises ?

J’en suis intimement convaincue ! Je trouve que nous n’apprenons pas assez de l’histoire. À titre d’exemple, la résolution 1325 de l’ONU sur les pourparlers de paix, démontrait déjà que la paix est mieux construite et plus durable quand les femmes prennent place. Leur position de première victime de guerre fait que leurs raisonnements sont avant tout tournés sur la façon de protéger l’humain et le vivant. Les sujets environnementaux nous amènent sur une forme de guerre aussi, donc de toute évidence nous avons besoin des femmes. 

Leurs connaissances, que ce soit dans les pays en développement pour faire face aux effets, ou la connaissance très aigue qu’elles ont de ce qu’il se passe quand il y a un  feu ou une inondation, sont finalement des connaissances intimes liées à leur position dans la société. C’est donc évidemment risqué de passer à côté de sujet essentiels et vitaux, en les renvoyant à de l’anecdotique, à du pratico-pratique.

Par exemple la connaissance des arbres et des végétaux, est une connaissance ancestralement féminine et se passer de ca pour lutter contre la déforestation serait INSENSÉ. Pourtant, on voit aujourd’hui dans les COP, que la place donnée aux femmes est souvent celle de “grands-témoins”. La décision elle, appartient souvent aux technocrates qui observent le prisme d’une façon un peu méta. 

Qu’apporterait une féminisation de ces organes de décision selon vous ? 

À titre d’exemple, quand la loi Copé-Zimmerman est passée et que les femmes ont rejoint les conseils d’administration, elles se sont demandé si elles étaient suffisamment formées. Elles ont alors élevé le niveau de compétences général et ont posé de l’organisation.

Elle apporte ce que ca apporte partout ! 

Quand des réputés “différents” entrent dans un monde de “mêmes”, l’effet outsider s’applique, même s’il ne faut pas en faire le seul effet car cela placerait les femmes comme étant seulement là pour être outsider. À titre d’exemple, quand la loi Copé-Zimmerman est passée et que les femmes ont rejoint les conseils d’administration, elles se sont demandé si elles étaient suffisamment formées. Elles ont alors élevé le niveau de compétences général et ont posé de l’organisation. Ce n’est pas parce que ce sont des femmes, c’est parce ce sont des gens qui arrivent dans un endroit et que l’effet “arrivant” se produit. 

On peut aussi démontrer aujourd’hui que la diversité fabrique de la décision plus robuste. La confrontation des points de vue, si elle ne se transforme pas en rapport de force, produit de la décision plus fine, durable et consciente des risques. C’est en effet tout à fait normal que des gens d’origine différentes, de parcours différents, voient des risques que les autres ne voient pas. 

Dans une autre perspective, les femmes et en particulier les femmes les plus pauvres vont être les premières victimes du dérèglement climatique et de la chute de la biodiversité. Comment pouvons-nous lutter contre cela ?

Cela dépend fortement de l’endroit dans lequel on voit le fait qu’elles soient victimes. 

Un premier élément de réponse réside dans tous les sujets liés à la formation minimum à laquelle n’importe quel humain devrait avoir accès, à savoir nager, lire et écrire. Quand je vois que les femmes se noient davantage dans les inondations parce qu’elles savent moins nager, je ne sais plus à quelle espèce nous appartenons et quels sont nos points d’intérêts. On devrait s’assurer de ces choses là. Aussi, l’accès aux consignes en cas d’incidents climatiques est limité pour les femmes en raison du manque d’accès aux médias et d’alphabétisation. L’action devrait être totalement prioritaire pour ces sujets, surtout que cela coute très peu cher. 

Enfin, repositionnons nos postes d’investissement et regardons systématiquement avec une grille à quel point ils aideront les populations les moins aisées dans le monde entier ! Les femmes sont également les premières victimes de la pauvreté, donc forcément tout perdre quand on a très peu à perdre est encore plus dramatique. Là aussi, il faut agir car nous manquons cruellement d’ambition pour les femmes. 

Et enfin, vos futurs désirables, Marie ? 

J’ai un vrai futur désirable : c’est que l’on traite mieux nos vieux ! Je ne parle pas que de la toute fin de vie. Globalement, je trouve qu’à l’exception de quelques sociétés, qui d’ailleurs sont malheureusement rattrapées, où culturellement il était organisé le droit de vieillir, nous ne sommes plus au niveau. Et finalement, les civilisations se mesurent à la façon dont elles traitent leurs “vieux”. 

Cette question mène à casser un logiciel purement utilitariste, selon lequel nous ne sommes qu’utiles, et finit par traiter les personnes agées comme de simples postes de coût. Sortons de ce modèle et demandons nous vraiment “est-ce que ce qui fait ma valeur, c’est mon utilité ?”. 

Plus de ressources : notre émission Manifeste

Olivia Blanchard est co-fondatrice et Présidente de l’association des Acteurs de la Finance Responsable. Elle est également experte en conformité bancaire et fondatrice du cabinet LiveConsulting

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je m’appelle Olivia Blanchard, et je travaille en finance de marché depuis 15 ans.  Mon métier aborde tout ce qui est relatif à la réglementation financière (lutte contre le blanchiment, fraudes et corruption). Je suis également consultante indépendante depuis 6 ans, j’accompagne des sociétés de gestions, des fonds ou des entreprises à mettre en place leurs dispositifs de conformité. Et depuis 3 ans et demi, je suis co-fondatrice et Présidente de l’association des Acteurs de la Finance Responsable. 

Quelle serait votre définition de “finance responsable”, qu’est-ce que cela implique ?

La finance responsable, c’est une finance qui sert à financer le vivant, donc l’Homme et la Nature. Cette finance prend conscience du pouvoir qu’elle représente face aux enjeux sociaux et environnementaux.  Elle prend la responsabilité de son propre pouvoir : être un acteur majeur du changement. 

L’AFR a réalisé une vidéo plus complète sur le sujet :

Concrètement, quels outils de mesure existent aujourd’hui pour établir et définir ce que sont les activités économiques vertueuses ?

C’est là tout le nerf de la guerre : oui des outils de mesure existent, la donnée ESG par exemple. Mais finalement, les agences de notation extra financières créent elles-mêmes leurs propres méthodologies d’analyse… 

Sur les données climatiques, on arrive à avoir un peu plus de visibilité et le cadre commence à devenir plus commun, mais le véritable défi repose vraiment sur tout ce qui est relatif à la biodiversité, car on manque cruellement de données et de cadre de référence. La biodiversité sort totalement du cadre de compétences des professionnels du secteurs et touche davantage à des compétences de scientifiques et d’ingénieurs, liées au vivant et aux espèces. 

Côté réglementation, quelles lois encadrent ces investissements ? 

Globalement ils sont encadrés par le pacte vert Européen, créé en 2018 et se déclinent autour de quatre réglementations. 

  • La première, qui est vraiment la pierre angulaire, s’appelle la taxonomie et pourrait être comparée à un dictionnaire de la durabilité. 
  • Ensuite, vient la réglementation SFDR, une directive qui s’assure de la transparence des informations transmises par les investisseurs à leurs actionnaires et épargnants et qui repose sur une classification des fonds en Articles 6, 8 ou 9. 
  • La troisième est MIFID II, qui a été revue pour intégrer les préférences des épargnants en matière de durabilité. 
  • Et la dernière, CSRD, qui vient augmenter les obligations de reporting des entreprises.

Pourtant, des failles existent, et des projets pas ou peu alignés aux enjeux environnementaux et sociaux se voient financés par des fonds destinés à soutenir la transition. Comment expliquer ces failles et comment les éviter ? 

Je pense que ces failles s’expliquent majoritairement par un manque de compréhension du système financier, qui s’est toujours basé sur la notation extra-financière (les critères ESG). Pourtant, ces critères ne sont pas du tout du même ordre que les notions de durabilité sous-jacentes à la taxonomie. 

À titre d’exemple, des secteurs comme celui des énergies fossiles ont une notation extra-financière ESG, par contre ce ne sont pas des secteurs durables au sens de la taxonomie Européenne. 

Finalement, nous sommes en pleine transition : celle du monde de l’investissement socialement responsable, vers un monde où il faut intégrer cette notion de durabilité, difficile à appréhender. 

Quant aux actions à mettre en place, il faut garder en tête que la finance est liée aux entreprises, à l’industrie. Si vous financez une entreprise vertueuse, forcément votre fond sera vertueux. Mais si nous devions dès aujourd’hui prendre l’ensemble de la masse monétaire existante et la rediriger uniquement vers des entreprises vertueuses, ce serait impossible. 

Donc le sujet, c’est de se demander comment les acteurs financiers peuvent être acteurs du changement en tirant vers le haut les entreprises dans lesquelles ils investissent, mais aussi, comment les entreprises elles-mêmes, doivent revoir leurs modèles économiques, pour être en accord avec cette transition. 

Finalement, nous sommes en pleine transition : celle du monde de l’investissement socialement responsable, vers un monde où il faut intégrer cette notion de durabilité, difficile à appréhender. 

Au niveau des banques grand public, l’offre de banques vertes s’est largement élargie ces dernières années, qu’en pensez-vous ? 

Tant que l’on peut verdir l’existant, je pense que l’on ne peut que saluer l’initiative.

En revanche, seul le temps pourra confirmer ce modèle, car aujourd’hui, ces banques ne sont pas autonomes et sont indexées sur des systèmes financiers existants. 

L’autre limite imposée par leur caractère nouveau, est qu’elles ne proposent pas les mêmes produits financiers qu’une banque classique. Mais le temps fera qu’elles prendront de plus en plus d’ampleur et je suis convaincue que les consommateurs tendent à aller vers ces systèmes, vers ces banques qui n’ont pas juste un logo peint en vert.

Tous ces chamboulements législatifs, réputationnels, vont faire évoluer les métiers et de nouveaux emplois vont naître au sein du secteur financier. Quels seront-ils et quelles seront les compétences et connaissances liées à ces changements ?

Je ne sais pas si on peut vraiment parler de nouveaux métiers, bien sûr, certains se sont créés, notamment au niveau de la RSE ou de l’analyse ESG. 

Selon moi, la seule façon de parvenir à impulser le changement, c’est d’estomper le clivage entre les métiers de la RSE et les autres métiers. Nous y serons parvenus quand la finance responsable ne sera pas un métier différent, mais quand ce sera une compétence intégrée dans l’ensemble des métiers existants. 

Il faut que les gens se forment à la finance responsable, et comprennent comment, à leurs niveaux actuels, ils peuvent être acteurs de cette finance. 

Et enfin, Olivia, quels sont vos futurs désirables ? 

J’espère vraiment un éveil des consciences, et pas seulement dans la finance ! 

Il faut que nous prenions conscience, au quotidien, de nos responsabilités pour pouvoir changer les choses et aller vers ce nouveau monde qui nous appelle. Vivons en paix et en harmonie avec le vivant, et non pas contre lui. 

Jérôme Cohen est fondateur d’ENGAGE et cofondateur du Grand Défi. Quelques réponses sur les ambitions et les fondamentaux du Grand Défi.

Vous avez fait le pari de l’intelligence collective, pourquoi ?

Il est proprement illusoire de penser que nous résoudrons les défis environnementaux et sociaux en pensant en silo. Les enjeux sont intimement interreliés, les réponses résident dans les interstices et les acteurs capables de contribuer à leur résolution viennent de tous les horizons. Il est donc nécessaire de constituer des écosystèmes divers et de faire travailler ensemble des compétences, des expériences, des sensibilités différentes qui se complètent pour trouver des réponses à la hauteur des enjeux. C’est ce que nous avons expérimenté en constituant en amont un écosystème extrêmement riche de plus de cent partenaires. C’est aussi ce qui a soutenu la démarche de délibération des délégués, enrichie des apports d’experts, de scientifiques, de chefs d’entreprises, d’acteurs de la transition. Le processus est incroyablement puissant, incarné par le chemin d’apprentissage et de mise en action individuel et collectif que toutes et tous ont emprunté mais aussi au regard des propositions dont, je l’espère, vous validerez la pertinence.

“Ce nouveau modèle implique d’interroger l’ordre des priorités entre l’économique, l’environnemental et le social”

 

Que signifie ce nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative ?

Nous avons d’abord confirmé, lors de la consultation, l’attente profonde de transformation des acteurs de l’économie, qu’ils soient salariés, dirigeants ou actionnaires. Nous avons perçu aussi leur désarroi quant au nouveau modèle à inventer et à la trajectoire pour y parvenir. C’est précisément sur cette redéfinition de la mission des entreprises et de leur trajectoire de transformation que nous avons travaillé. Ce nouveau modèle implique d’interroger l’ordre des priorités entre l’économique, l’environnemental et le social ; il propose de repenser la place des femmes et des hommes et la gouvernance des organisations ; il impose aussi de redéfinir l’activité des entreprises au regard des limites planétaires et de la nécessité de régénérer les écosystèmes.

Pour concevoir ce nouveau modèle et le mettre en place, nous avons besoin d’une prise de conscience mais aussi de connaissances profondes, de nouvelles compétences, d’outils, de références et de normes partagées et c’est à cela que contribuent les cent propositions.

Que peut apporter le Grand Défi aujourd’hui ?

Le Grand Défi n’est pas un énième livre blanc consacré à la transition écologique et à sa nécessité. Il est tout au contraire un outil mis à la disposition des décideurs politiques, économiques et académiques pour accélérer opérationnellement et dès aujourd’hui la transformation de l’économie et des entreprises. Notre ambition consiste en ce que ces différentes sphères se saisissent des propositions dont les trajectoires d’application et processus de mise en œuvre sont détaillés. La troisième phase qui s’ouvre, celle de la diffusion, est donc décisive car c’est précisément dans cette étape d’appropriation que se mesureront notre impact et les transformations que nous saurons engendrer. Un seul mot d’ordre, que chacun s’empare des propositions pour les diffuser et travailler, dans sa propre sphère de responsabilité, à leur mise en œuvre.

Retrouvez l’interview croisée de Bettina Laville, Présidente fondatrice du Comité 21, partenaire du Grand Défi et de Sophie Szopa, intervenante du Grand Défi et auteure du GIEC.

Pour SS et BL : Pouvez-vous vous présenter ? 

BL : Je suis la fondatrice et présidente d’honneur du Comité 21. Je suis également présidente de l’Institut d’Études Avancées de Paris. J’ai par ailleurs fait toute une carrière publique, d’une part dans l’administration de l’environnement et puis au Conseil d’État. 

SS : Je suis directrice de recherche CEA au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement au sein de l’Université Paris Saclay. Je travaille sur la chimie atmosphérique et j’ai participé au GIEC en tant qu’auteure principale et coordinatrice d’un chapitre. 

Pour SS : Vous êtes intervenue lors de la première session de Nantes aux côtés de Philippe Grandcolas, pourquoi était-ce important pour vous ? 

Il y a bien sûr l’initiative elle-même, le fait de réunir des gens présents au sein de l’industrie et des PME, de prendre le temps de les former avant qu’ils soient force de proposition. Je trouvais le concept intéressant et le fait qu’il y ait une bonne place accordée à la formation est aussi remarquable, pour pas juste dire “on vous donne la parole” mais bien s’assurer qu’ils aient compris les enjeux en profondeur pour envisager les leviers d’action.

Il était important de donner à la science sa juste place, notamment au travers des grands rapports scientifiques internationaux (Giec, IPBES). Ce contact direct entre les scientifiques et les Délégués, qui allaient avoir la responsabilité de faire émerger des propositions, était primordial. Je trouvais aussi extrêmement intéressant de mixer climat et biodiversité. 

Pour BL : Bettina, le Comité 21 est un partenaire de la première heure, quels sont les éléments qui ont motivé votre choix de participer à cette initiative ?

Il y en a plusieurs. Le premier est que je connaissais très bien les organisateurs et que j’avais pleinement confiance en eux. Jérôme Cohen est un homme d’engagement. Je travaille et j’échange avec Virginie Raisson-Victor depuis longtemps, notamment dans sa fonction de Présidente du GIEC Pays de Loire, auquel le Comité 21 participe. Nous étions sûrs qu’ils allaient tous deux donner de l’épaisseur au projet, que ça ne serait pas simplement une opération de com. 

J’ai également tout de suite senti que cette ‘convention citoyenne’ donnerait beaucoup de place aux PME. Je pense aujourd’hui que les grandes entreprises ont compris les enjeux et que les obligations réglementaires les incitent à les intégrer. Les PME en revanche, surtout après la crise sanitaire, ont plus de mal à relever ces défis. 

Pour SS et BL : Vous avez pu prendre connaissance des 100 propositions du Grand Défi, que vous évoquent-elles ? 

BL : Je me sens proche de ces propositions car elles apportent plusieurs éclairages. Si les limites planétaires sont au cœur du constat, la vision de l’entreprise qui s’en dégage replace ses parties prenantes au centre et non pas à côté. 

Ce qui résonne, c’est aussi le chemin de transformation, qui fait écho au rapport du Comité 21 sur la Grande Transformation. 

Enfin, j’ai apprécié de voir traités tous les domaines de l’entreprise, cela prouve le souci d’une approche à la fois systémique et concrète.

SS : Je les trouve intéressantes car elles s’inscrivent aussi bien dans le temps long (financement de la recherche ou modification de la gouvernance par exemple) que dans une trajectoire de transformation très concrète (l’analyse du cycle de vie ou les scores environnementaux)…  Tout a été pensé à court et long terme. 

Il y a également des discussions sur la sobriété et sur l’adaptation des entreprises à un monde dans lequel les impacts climatiques vont être croissants. Beaucoup d’axes sont couverts et cela montre que les Délégués ont compris le besoin de s’attaquer à toutes ces problématiques, de façon systémique.

Pour SS et BL : Si vous deviez choisir 2 ou 3 propositions prioritaires, quelles seraient-elles et pourquoi ?

BL : C’est bien évidemment compliqué puisqu’elles se répondent toutes. Mais j’ai quand même été frappée par le fait de faire de la biodiversité une grande cause nationale. Car si les entreprises agissent davantage pour le climat aujourd’hui, leur impact est au moins aussi important sur la biodiversité. 

Une mode dit qu’il faut une personne avant-gardiste au sein de l’entreprise et que les autres vont suivre, je ne suis pas convaincue et je pense qu’il est très important d’embarquer tout le monde. Ici, les propositions visant à nommer un directeur RSE au COMEX et à mettre en place des rémunérations variables à tous les échelons de l’entreprise font écho. 

Mentions spéciales aussi pour une loi publicité environnement qui serait extrêmement importante et pour les centres logistiques mutualisés en entrée de ville, des chercheurs de la région nantaise sont très en avance sur ce sujet. 

Ensuite, toutes les propositions sur le numérique, sur la durabilité, sur l’empreinte environnementale des rayons sont essentielles. 

SS : Je pense à la proposition sur la publicité, qui est un point qui avait été remonté par la Convention Citoyenne pour le Climat. On peut toujours mener des politiques pour limiter les impacts, mais si on ne change pas nos manières de consommer, on ne pourra pas y arriver. Donc aujourd’hui il faut vraiment expliquer l’impact environnemental et faire rêver à d’autres types de produits, d’autres manières d’être et d’avoir. 

L’autre proposition forte selon moi, c’est le fait de s’attaquer à la gouvernance, c’est-à-dire ne pas voir les problématiques environnementales ou le développement soutenable comme quelque chose d’à part, ou comme un vernis, mais vraiment d’intégrer toutes ces dimensions dans chaque prise de décision, en se posant la question de la trajectoire. 

Ces deux propositions me tiennent le plus à cœur, mais toutes sont primordiales. 

J’ai d’ailleurs trouvé les témoignages des Délégués au CESE très intéressants, on sent leur implication et c’est fort de constater à quel point ils ont été transformés par le processus et se sont investis.  

Pour SS : Sophie, lors de la soirée de présentation des propositions au CESE, vous avez souligné l’importance de la déclinaison territoriale des mesures, qu’entendez-vous par là ?

On sait qu’il y a des spécificités par métier, par territoire. Trop centraliser les décisions risque de nous opposer. 

Par exemple, des transformations sont réalisables et souhaitables en ville ou dans des espaces relativement resserrés lorsque d’autres sont plus appropriées dans des espaces plus ouverts. Il ne s’agit pas de faire vivre et travailler tout le monde de la même manière. Il existe ainsi des opportunités pour le trajet domicile/travail en zones urbaines ou périurbaines qui sont indisponibles dans d’autres zones. Là aussi, c’était intéressant de voir la représentativité des personnes ayant participé au processus, avec des Délégués représentant des activités tertiaires, d’autres de transport… forcément les leviers ne sont pas les mêmes ! C’est primordial d’écouter et de faire travailler ensemble cette diversité. 

Pour SS et BL : Et enfin, Mesdames, quels sont vos futurs désirables ? 

BL : A titre personnel, j’aimerais finir d’écrire un livre sur la transformation sur lequel je travaille depuis longtemps. Mon futur désirable, c’est aussi que l’on parvienne à trouver la juste place de l’activisme, car si certaines actions radicales sont justifiées, il faut faire attention à ce que cela ne fasse pas éclater la société et ne freine les logiques de co-construction. Ce qui ne veut pas dire que nos ambitions ne doivent pas être extrêmes !

Enfin, je souhaite que l’on retrouve l’enthousiasme des grandes transformations, qu’on ne les subisse pas. Notre époque est comparable aux grandes explorations du 16ème siècle : nous cherchons et nous trouvons des réponses que l’on ne cherchait pas. L’avenir sera difficile, probablement, mais il ne sera pas noir, à condition que tous ensemble, nous prenions à bras le corps les propositions du Grand Défi. 

SS : C’est déjà de réussir à ne pas créer un clivage entre les urbains et les ruraux,  entre les jeunes et les vieux. Que l’on arrive à avancer ensemble en regardant avec honnêteté les difficultés, que l’on voie ce que nous apportent ces changements plutôt que ce que cela nous enlève. 

Un futur désirable, c’est un futur où l’on aurait ringardisé certaines pratiques, où il deviendrait évident de se déplacer en transports en commun. Ce serait un futur dans lequel on aurait les infrastructures pour le faire, dans lequel on aurait une offre alimentaire qui permette de diminuer significativement notre part de protéines animales, dans lequel on aurait protégé les population les plus vulnérables, car ce sont celles qui ont le moins d’informations et qui sont le moins émettrices. Il est réellement fondamental de rechercher une équité sociale et l’accompagnement de l’ensemble des populations.

Cette semaine, avec Yannig Raffenel, fondateur de Blended Learning, du Learning Show et président d’Edtech France, nous faisons le point sur les apports et les limites de l’innovation technologique sur nos façons d’apprendre.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis slasheur donc j’ai beaucoup de casquettes différentes et complémentaires. Toutes ont à voir avec l’usage des outils sociaux-éducatifs et technologiques et avec la formation.

Aujourd’hui, je suis à la tête d’une société de conseil qui s’appelle Blended Learning, et qui fait de l’accompagnement à la stratégie de digital learning pour les organisations.

Parallèlement, je donne 50 à 70% de mon temps en bénévolat puisque je suis le fondateur et président du Learning Show depuis 6 ans, administrateur de 3 hubs Edtech régionaux, puis président de Edtech France qui regroupe toutes les entreprises qui travaillent dans le monde de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle.

En quoi l’usage des technologies a-t-il bouleversé le secteur de l’éducation et les manières d’apprendre ?

Il paraît avant tout essentiel de préciser que c’est bien l’usage des technologies et non pas la technologie en tant que telle qui a bouleversé les choses. La technologie n’a aucun sens si elle n’est pas au service des usages.

Bien sûr, l’une des plus grosses modifications, mais qui n’est pas nouvelle, c’est la possibilité de se former à distance et donc de lutter contre les déplacements et autres contraintes liées au temps. Là où les choses bougent en ce moment, c’est quand ces technologies sont le support de pratiques pédagogiques innovantes. Ces pratiques technologiques sont fondamentales.

Ce qui est intéressant, c’est de voir combien des concepts qui ont plus de cent ans, comme l’auto formation, la formation par les pairs ou le développement de l’intelligence collective, se trouvent boostés par l’usage des outils technologiques.

Quels sont les apports du digital pour le secteur de l’éducation ?

Les aspects transformateurs et innovants sont, d’un côté, l’arrivée de l’intelligence artificielle, pour peu qu’elle soit couplée aux recherches en sciences cognitives (apprendre à apprendre, renforcement mémoriel par exemple), et d’un autre côté, tout ce qui est apporté par la réalité augmentée et qui permet d’apprendre par les sens, au travers de la simulation et de l’immersion.

L’intelligence artificielle permet également à l’enseignant de mettre les élèves en situation de pratiques auto-formatives, pour pouvoir être plus disponible pour accompagner ceux qui en ont davantage besoin.

Tout cela est valable aussi bien sur l’éducation que sur la formation professionnelle. À l’exception près que l’on ne peut pas utiliser de réalité augmentée en dessous de 11 ou 12 ans.

À l’inverse, quelles sont les limites pour les apprenants et ceux qui font apprendre ?

Tous ces outils n’ont rien de magique : les acheter sans renforcer l’accompagnement humain, ça ne marche pas. Ces outils ne fonctionnent que si des ressources humaines d’accompagnement sont mises en place. C’est fondamental car seulement 5 à 6% de la population est équipée pour apprendre seule.

Autrement, il faut faire attention à ne pas créer de la ségrégation entre ceux pour qui l’accès est simple et ceux qui n’ont pas l’accès matériel ou ont des difficultés, (problèmes comme l’illectronisme). En revanche, les solutions importées par le digital sont très performantes et permettent l’inclusion de personnes neuro atypiques par exemple.

Enfin, il faut aussi prendre en compte l’importance de la low tech, qui nécessite d’être développée. Il faut savoir aller explorer dans la frugalité pour pouvoir déployer l’Edtech pour le plus grand nombre. À titre d’exemple, on travaille beaucoup avec le continent Africain, qui a une réelle expertise en low tech, et qui réussit à déployer des dispositifs qui s’adaptent totalement aux outils que les utilisateurs ont déjà dans les mains (les téléphones par exemple, sans être dernier cri).

Un autre chamboulement est celui de l’intelligence artificielle, notamment avec l’ascension de ChatGPT ces derniers mois. En quoi cela vient faciliter, ou perturber, les avancées en matière d’innovation pédagogique ?

Cela permet de réinventer quelque chose de fondamental : le savoir est partout, et le rôle d’un enseignant n’est pas tant de transmettre du savoir que d’accompagner et faire développer la compétence.

Par essence, toutes les ressources produites avec de l’IA, vont permettre aux enseignants d’avoir du temps dégagé pour se recentrer sur leur valeur ajoutée forte.

L’avenir de l’apprentissage réside-t-il selon vous dans le “tout digital” ou dans une combinaison “physique/ digital” ?

En aucun cas nous ne pouvons continuer à poursuivre cette vision du monde du tout digital. La question n’est plus de savoir ce qui est “mieux” entre présentiel et distanciel, entre humain et numérique, mais de comprendre comment construire des dispositifs qui vont prendre le meilleur de chacun des modes en les mixant.

Si la technologie, l’intelligence artificielle ou la réalité virtuelle sont devenues incontournables, que faire pour s’assurer que ces innovations soient inclusives et intègrent aussi ceux qui n’ont pas l’accès matériel ou fonctionnel à ces outils ?

C’est en effet un vrai défi et les biais sont là en permanence. Je reviens de Guyane ou de Mayotte, qui sont pourtant des départements français : si on pouvait au moins avoir du courant et du wifi… ça serait bien.

Ces approches technologiques ne sont pas inclusives par définition. C’est donc la responsabilité des collectivités et de l’État de mettre en place les moyens pour les répandre, grâce au développement de tiers lieux par exemple. Les concepteurs doivent aussi matérialiser tous les moyens pour permettre une transversalité des ressources. C’est-à-dire que lorsque l’on conçoit un outil, il doit pouvoir être utilisable aussi bien sur téléphone que sur ordinateur. Dans la réalité virtuelle, il y a de plus en plus de “full web” qui va simuler l’immersion, sans avoir besoin de casque.

Finalement, il faut s’ouvrir aux contraintes des utilisateurs et apprenants.

Quelle peut-être la place des technologies pour diffuser les compétences et connaissances clés de la transition environnementale et sociale ?

Aujourd’hui, il est essentiel pour les formateurs et les enseignants de ne surtout pas produire de contenu. Il faut se mettre dans une posture particulière et se dire : ce pourquoi j’aimerais créer un contenu, existe probablement déjà. Faisons du benchmark, arrêtons de produire alors que les ressources existent déjà, centrons notre plus value pédagogique dans l’utilisation des ressources qui existent déjà en inventant les activités pédagogiques. Il en est de l’ordre de la responsabilité environnementale.

Cela nécessite en revanche la mise en place d’un cadre légal pour réguler, simplifier les déclarations et indexer les ressources utilisées et produites pour éviter le vol, grâce à un guichet unique par exemple

Justement, selon vous, peut-on conjuguer digital et sobriété ?

Oui à condition de ne pas aller dans les fantasmes du metavers. Oui à condition d’aller dans ces logiques de low tech et de ne pas consommer de la bande passante à l’extrême. De la même manière qu’il faut se recentrer sur la plus-value pédagogique, il faut questionner notre capacité à mesurer l’impact et à juger l’intérêt des médiums utilisés.

Et enfin, vos futurs désirables, Yannig ?

Mes futurs désirables, c’est justement d’aller vers un monde dans lequel chacun peut avoir un véritable accès à des ressources. C’est aussi un monde dans lequel on investit un maximum au niveau des tiers lieux : des espaces dans lesquels on pourrait développer de l’éducation populaire, dans lesquels on mélange de la culture, de l’échange de pratiques, des relations sociales entre les personnes.

Le digital doit servir à rapprocher les gens, quand il sert à les éloigner, on est à l’inverse du monde que je désire.

Cette semaine, nous revenons sur plusieurs concepts, souvent abordés dans le secteur de la transformation environnementale et sociale : limites planétaires, jour du dépassement, Théorie du Donut… Le point avec Jérôme Cohen, Président fondateur d’ENGAGE.

Peux-tu tout d’abord présenter succinctement la raison d’être d’ENGAGE, sa mission et ses activités ?

ENGAGE a pour mission de lutter contre le manque d’action significative des personnes et des organisations pour opérer une bascule écologique. C’est ainsi que nous définissons notre raison d’être. Nous voulons permettre aux citoyens et aux organisations de se saisir des grands défis environnementaux et sociaux, car comme tu le sais, les enjeux environnementaux et sociaux sont intimement liés.

Pour cela, notre métier consiste à créer les programmes et les outils d’engagement collectif : le Mooc Biodiversité ou l’atelier Mission Biodiversité, par exemple, pour construire une société prospère, participative et écologique.

Cela résonne avec la notion des limites planétaires, dont nous entendons de plus en plus parler. Peux-tu nous les expliciter ?

Il y a en effet 9 limites planétaires *. Certaines, comme le dérèglement climatique, la crise de la biodiversité ou l’acidification des océans sont déjà dépassées. Cela signifie que, sur ces dimensions, nous puisons profondément dans nos ressources, qui n’ont pas le temps de se reconstituer. On peut relier cette analyse avec le jour du dépassement.

*voir l’article qui y est consacré dans cette ActionLetter ici

Six de ces neuf limites sont déjà dépassées ou sur le point d’être dépassées, n’est-ce pas trop tard ? Peut-on encore agir lorsque l’on voit l’état de nos écosystèmes ?

Non, il n’est jamais trop tard pour agir. Prenons l’exemple concret de l’une de ces limites, l’appauvrissement de la couche d’ozone atmosphérique. Cette limite était dépassée mais suite aux accords de Montréal, nous sommes repassés en dessous. Cela montre qu’en agissant à une échelle mondiale et coordonnée, il est possible d’inverser des tendances et rapidement de surcroît.
Prenons un autre exemple, celui du climat. La limite est certes dépassée, mais tous les efforts et toutes les réductions d’émissions sont fondamentales car vivre dans un monde à 2 ou 2,5 degrés n’a pas la même signification pour la planète et donc pour les Hommes.

Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer.

Cette notion est de plus en plus reliée à celle d’économie ou d’entreprise régénérative, pourquoi ?

L’impact des entreprises est massif. Un rapport du Shift Project estimait l’impact des entreprises sur les questions climatiques (mais on peut l’élargir à l’impact environnemental) à 70% de l’impact global. Cela veut évidemment dire que la contribution des entreprises dans la transition est absolument fondamentale. Il est donc de notre responsabilité d’inventer une nouvelle économie, un nouveau modèle qui, au lieu de détruire nos écosystèmes, les protège voire participe à leur régénération.

L’entreprise régénérative permet de passer d’une logique d’extraction et d’épuisement à un modèle qui se met au service du vivant, dans toutes ses acceptions.
Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer. On parle ici de protection du capital naturel donc, mais aussi du capital humain. Nous pourrions parler d’économie du bien-être ou du soin, appliquée à la nature, au vivant et à l’Homme (dont il fait partie).

Cela implique des transformations majeures pour l’entreprise, lesquelles ?

Oui, bien sûr. Personne ne dit que cette transformation massive sera simple. Mais la transition sera difficile pour tous les acteurs, particuliers comme organisations.
Si l’on reprend chacun des principes un par un :

  • Décarboner, cela veut dire favoriser la circularité et l’éco-conception, favoriser l’usage et la fonctionnalité puis arbitrer, rediriger ses activités (on peut prendre l’exemple des stations de ski).
  • Restaurer, cela veut dire restaurer les puits de carbone, les écosystèmes, ce que l’on pourrait aussi appeler les communs.
  • Protéger, nous parlons encore des écosystèmes, des communs, mais cela veut dire aussi prendre soin des Hommes, de leurs conditions de vie, qu’ils soient des consommateurs, des salariés directs ou chez nos fournisseurs en assurant une juste rétribution et un sens à leur travail.
  • Enfin coopérer s’applique à notre relation au vivant mais aussi favoriser au sein ou à l’extérieur de l’entreprise des modes collaboratifs, participatifs.

On voit donc que l’entreprise régénérative touche autant la nature que l’Homme et implique des transformations dans ses activités mais aussi dans sa gouvernance.

Dernier point peut-être, cela nécessite un accompagnement fort des pouvoirs publics et un changement des pratiques des citoyens-consommateurs.

L’économiste Kate Raworth a formalisé la Théorie du Donut, un outil permettant de visualiser les limites écologiques et sociales à ne pas dépasser pour conserver un développement économique inclusif et durable. Cet outil représente-t-il une première brique sur laquelle les entreprises pourraient s’appuyer ?

Absolument, c’est l’un des outils pouvant être utilisé puisqu’il intègre ces notions. Il nous invite à faire se rejoindre la notions de limites planétaires et les besoins fondamentaux de chaque personne. La partie verte symbolise l’espace dans lequel doivent vivre les 8 milliards d’habitants de la planète entre le plafond et le plancher.


D’ailleurs, cette théorie ne s’applique pas seulement aux entreprises mais aussi à d’autres types de systèmes et d’organisations comme les villes. Amsterdam a, par exemple, fondé sa stratégie de développement sur cette théorie à horizon 2050 avec de nombreuses applications, sur l’immobilier par exemple. Comment établir une stratégie habitat, respectueuse de l’environnement (stratégie émission 0 en 2050) et capable de loger tous les habitants dans des conditions descente, pour l’exprimer simplement.

Voir ici un article d’Oxfam sur la Théorie du Donut.

Dans une récente interview, tu insistais sur la nécessité de repenser, individuellement et collectivement, notre rapport au vivant. Qu’entends-tu par là ?

Je pense simplement que rien de tout cela ne pourra être mis en place sans repenser notre place, sans repenser notre rapport au vivant, sans repenser notre système de valeurs, même si ce mot est bien sûr à prendre avec des pincettes. Cela nécessite de revoir notre éducation, dès le plus jeune âge, notre système de représentation. Lorsque l’on pense qu’un enfant américain peut reconnaître et nommer en moyenne trois essences d’arbre de sa région et cinq cents marques (je n’ai pas les chiffres pour la France ou l’Europe), on peut estimer le chemin à parcourir.
L’Homme fait partie du vivant, nous avons eu tendance à l’oublier et à nous considérer comme surpuissant, prédominant…le retour de bâton est violent.

Et enfin, Jérôme, quels sont tes futurs désirables ?

Je crois qu’il faut d’abord se reposer les questions premières. Pourquoi sommes-nous sur terre ? Quel est notre essentiel ? Ce sont certainement des évidences mais il me paraît utile de les rappeler.
Je pense qu’il faut retisser un lien perdu, fondamental.
Je rêve finalement de futurs ou de présents désirables dans lesquels nos enfants pourront encore s’émerveiller du chant d’un rossignol, de la beauté d’un paysage montagneux ou d’un été dans les champs.

 

Retrouvez également ici le Live Linkedin de Jérôme Cohen sur l’entreprise régénérative.

Catherine Brennan et Héloïse Belmont travaillent pour le cabinet de recrutement Birdeo, fondé par Caroline Renoux. Elles proposent à travers cet interview, de mieux comprendre les enjeux de l’emploi dans le secteur de la transition environnementale et sociale.

Pouvez-vous vous présenter ?

CB :  Je suis directrice des opérations chez Birdeo depuis 4 ans. Je suis responsable de la qualité et de la rapidité d’exécution. Mes missions au quotidien consistent à assurer le bon déroulement des missions que nous transmettent nos clients, afin qu’elles soient effectuées dans l’intérêt des clients et des candidats. J’ai commencé ma carrière dans des secteurs et métiers complètement différents (tech et e-commerce). D’ailleurs, j’aurais pu participer au Programme Transformation d’ENGAGE

HB : Je suis responsable communication et marketing chez Birdeo depuis 3 ans. J’y gère tous les aspects de la communication : partenariats, événementiel, com interne, relations presse…

Que fait Birdeo ? 

CB : Birdeo intervient à différents niveaux. 

Nous avons un métier de chasse de tête auprès d’organisations classiques qui cherchent à recruter des profils experts sur les enjeux de transition. Nous accompagnons également des organisations avec un ADN “durabilité”, qui souhaitent recruter sur des postes plus classiques (directeur marketing, directeur des ventes, directeur général…). 

L’entité People4Impact by Birdeo place des experts indépendants pour des missions spécifiques, ponctuelles ou à court terme.

Enfin, nous intervenons sur des missions de conseil RH, notamment sur des politiques de rémunération, d’aide à la prise de poste ou de montée en compétences des collaborateurs. 

Quelle est pour vous la définition d’un “emploi à impact positif” ? 

CB : Ce sont des métiers qui permettent à l’entreprise de s’engager sur la voie de la durabilité et qui par essence, ont un impact positif sur les questions sociales et environnementales. Les professionnels du secteur sont également capables de diagnostiquer les impacts négatifs de l’entreprise et d’agir pour les réduire, ils font avancer l’entreprise vers une transformation durable de leur business. 

La crise du Covid 19 a révélé que de nombreux Français ne sont pas épanouis dans leur vie professionnelle, selon vous, quelles en sont les causes ?

CB : En effet, certains professionnels ne trouvent pas d’impact dans les actions qu’ils mènent au quotidien, ils sont en désaccord entre leurs propres valeurs et ce que porte concrètement au quotidien leur entreprise. Ils sont également en dissonance avec les produits et services vendus par leurs entreprises. 

Pourtant, les emplois à impact positif peinent à trouver des candidats, pourquoi ?

CB : Il y a une forme d’inadéquation entre le besoin et le nombre de personnes formées pour travailler sur ces sujets. Les emplois à impact traitent de thématiques très techniques, sur lesquelles il est impossible d’improviser. À titre d’exemple : quand vous faites du reporting extra financier, il faut savoir répondre à des codes extrêmement précis. 

Les feuilles de route données par les entreprises, pas seulement celles du CAC 40, sont aujourd’hui plus ambitieuses. Tout naturellement, de nouveaux besoins sont apparus à tous les niveaux : postes transverses (CSR Manager, Développement RSE), postes techniques, métiers à double casquettes…

Une autre raison est que les personnes formées et déjà en poste sont généralement très satisfaites de leur poste. Il y a donc un réel besoin d’agrandir le vivier de candidats, mais tout cela est enthousiasmant et va dans la bonne direction !  

Selon une étude menée par Dell et l’Institut pour le futur, 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore. Quels seront ces métiers ? Dans quels secteurs particuliers ?

CB : Chez Birdeo, nous menons une étude en interne tous les ans. Nous avons besoin d’anticiper les besoins des entreprises sur du moyen ou long terme. (Vous pouvez retrouver les publications ICI )

Si je devais citer 5 métiers et thématiques : 

  • Les métiers du secteur financier, notamment des postes de directeur financier/extra financier 
  • Les sujets autour de la data à destination du développement durable. Ici, les candidats devront être en capacité de collecter, analyser, restituer…
  • Les sujets de la biodiversité : maintenant que les enjeux de dépendances et d’impact sur le vivant commencent à se mesurer, de nouveaux métiers vont se développer autour de l’économie régénérative
  • Les métiers autour de l’énergie vont se décliner de nombreuses manières : la fin des voitures thermiques en 2035 par exemple
  • Les métiers autour de l’humain : Le travail à distance et la digitalisation, accélérés par la Covid, auront des conséquences. Les secteurs de la QVT, du bien être au travail, des sujets d’éco-anxiété vont exiger de nouvelles compétences. 

Quelles sont, selon, vous les compétences et connaissances nécessaires pour participer à la transformation sociale et environnementale des entreprises ?

CB : Il faut avant tout un socle de savoirs être, le reste s’apprend si l’on est motivé.

Travailler à la transformation des entreprises nécessite une énorme appétence pour ces sujets. Cela se traduit par une culture générale et la connaissance d’un vocabulaire particulier. Il faut vraiment faire un effort de curiosité, car ce sont des sujets loin d’être normés et posés. 

Il est également important d’avoir une certaine capacité à embarquer, de faire preuve de beaucoup de pédagogie, de ténacité, il faut aimer profondément l’humain. Pour nous, les bons candidats sont engagés mais pas militants. Ils doivent avoir envie de changer les choses bien sûr, mais la transition nécessite de la patience et de la conciliation…

HB : L’humilité me paraît également essentielle, car on travaille sur quelque chose qui est plus grand que soi. 

Quels seraient les trois grands conseils que vous donneriez à de nouveaux professionnels de la transition ?

CB : Bien sûr, chaque parcours est unique mais, je pense qu’il faut premièrement se poser les bonnes questions : “si j’avais une baguette magique, quel serait mon job idéal ?”. On peut aussi se rapprocher d’un professionnel qui évolue dans ce secteur pour se confronter à la réalité du terrain. 

Il faut également se donner du temps : le switch ne se fait pas du jour au lendemain. Comprendre les enjeux de durabilité nécessite beaucoup de rencontres, de lectures : pour cela, ne pas oublier de reconstruire son réseau et de capitaliser sur les compétences déjà acquises lors d’une première partie de carrière.

Enfin, il me paraît primordial de s’assurer que son niveau d’anglais est bon, la transition est un sujet qui va au-delà des frontières physiques.

Et enfin… à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

CB : Je rêve d’un monde sans voitures, plus juste socialement. Je pense que l’on pourra y arriver seulement si on embarque tout le monde, il y a donc un vrai sujet de redistribution. Dans mon futur désirable, mes enfants et petits enfants peuvent vivre sur une planète qui offrent les mêmes opportunités qu’à la génération précédente. 

HB : Les entreprises ont leur rôle à jouer, les sujets de transformation doivent donc être pris au plus haut niveau de décision, dans tous les secteurs. Je crois en la capacité de l’humain à mener le changement ! Je pense qu’il ne faut pas oublier la biodiversité, de plus en plus d’espèces disparaissent, c’est un vrai sujet pour moi. Enfin, bien que le digital nous aide dans la transition, il faut revoir l’utilisation que nous en faisons.