Les populations de truites, et en particulier de truites fario, pour les connaisseurs, s’effondrent, décimées par l’élévation de la température des rivières, la pollution des eaux, le remembrement et l’appauvrissement des écosystèmes, les espèces envahissantes et en particulier les écrevisses américaines.
Ce constat alarmant et tellement triste pour les amoureux de ce poisson emblématique de nos rivières illustre l’effondrement plus général de la biodiversité et les cinq causes qui le provoquent : le changement d’usage des terres et des mers, la surexploitation de certains organismes, le dérèglement climatique, la pollution des eaux, des sols et de l’air, la propagation des espèces envahissantes.

La situation est critique et nous le savons presque tous désormais, tant les articles et les prises de paroles se succèdent, enfin, dans les médias, les conférences.

Alors, doit-on baisser les bras ? La situation est-elle irrécupérable ?

Non, car les écosystèmes terrestres ou marins peuvent se régénérer, comme le démontre la création d’une réserve de biodiversité par le photographe Sebastião Salgado et sa femme au Brésil. En seulement 20 ans, 700 hectares régénérés avec plus de 300 espèces de végétaux, 150 espèces animales, 30 espèces de batraciens…sur la terre héritée de son grand-père, devenue aride à cause de l’agriculture bovine intensive.

La réserve du Minas Gerais au Brésil

Nous le savons aussi, l’économie et les entreprises sont à l’origine d’une très grande partie de cet effondrement. Et elles ont aussi les leviers, par construction, pour atténuer leur impact et contribuer à la restauration des écosystèmes. L’heure n’est plus de nous interroger sur le pourquoi mais à nous mettre en action pour travailler sur le comment. Comment réduire cet impact ? Comment contribuer à la restauration des écosystèmes ?

Que faire donc et comment agir efficacement à la hauteur de l’enjeu, telle est la seule question qui prévaut désormais.

Il s’agit de comprendre les racines du problème puis de transformer l’économie et les entreprises pour en faire des alliés du vivant, des entreprises restauratrices.
Comprendre, cela veut dire d’abord se former pour saisir les enjeux. Cela veut dire ensuite analyser ses dépendances et ses impacts.

Transformer, cela signifie réduire ses interrelations avec le vivant, comme premier pas ; cela signifie ensuite repenser son modèle d’affaires en privilégiant, par exemple, une économie d’usage ; cela signifie enfin, et il s’agit sans nul doute de l’étape la plus complexe, rediriger ou renoncer à certaines activités trop néfastes.
Bref, replacer l’entreprise au service du vivant, cela veut dire réinventer l’entreprise, pour son bien et celui de la planète. Oui, pour son bien, car ces transformations sont les conditions de sa résilience. Face aux risques, nouveaux et de plus en plus intenses qui l’entourent, opérationnels, de marché, financiers, réglementaires, réputationnels, une entreprise qui ne se transforme pas se condamne, à court ou moyen termes, selon les secteurs.

L’entreprise et l’économie sont donc à un moment pivot de leur histoires

C’est bien d’un changement radical dont nous parlons. L’entreprise doit opérer sa mue et abandonner certaines croyances, certaines certitudes, certains réflexes pour devenir restauratrice.

Elle doit se muer en organisation apprenante tout d’abord pour faire entrer, en son sein, de nouvelles connaissances, de nouveaux savoirs fondamentaux, dont elle était auparavant éloignée, les sciences du vivant par exemple.
Elle doit se muer en organisation participative voire, osons le mot, démocratique, pour que tous ses collaborateurs et décideurs, à tous niveaux hiérarchiques, participent à sa refonte, car les solutions sont au croisement des enjeux opérationnels et stratégiques, des activités et des métiers.
Elle doit se muer enfin, en organisation ouverte, car c’est avec l’ensemble de ses parties prenantes, en relation constante avec son écosystème de partenaires, fournisseurs, acteurs publics, citoyens, associations, qu’elle pourra définir des actions pertinentes, en relation avec son territoire.

Cette trajectoire de réinvention est sans aucun doute une aventure passionnante pour l’entreprise, à même d’entraîner l’adhésion de ses collaborateurs, de replacer ses actions au cœur de la société et d’en faire un lieu de confiance et d’engagement lorsque d’autres acteurs de la société ou corps intermédiaires se disloquent.

Pour en savoir plus :

Géo – La réserve de Sebastiã Salgado au Brésil
Salamandre – Pourquoi les truites disparaissent-elles ?

Pour aller plus loin :

– Suivre notre atelier Mission Biodiversité : https://lnkd.in/eJb2zJ35
– Suivre notre Mooc Biodiversité : https://lnkd.in/eTXq7iUE
– Participer à notre formation Action Biodiversité : https://lnkd.in/e93iX_WZ
– Engager votre entreprise dans un Défi Transition : https://lnkd.in/e3Q9eek9

Rencontre avec Sabine Jean Dubourg, fondatrice et associée du cabinet de conseil en achat responsable The A Lab. Avec elle, nous creusons la thématique de l’achat responsable, sujet clé de la transition environnementale et sociale des entreprises.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Sabine Jean Dubourg, j’ai fondé il y a quatre ans un cabinet de conseil en achat responsable, The A Lab. “A” comme achat, comme autrement et comme Aquitaine ma région d’origine. “Lab” parce que j’ai commencé les achats il y a maintenant 27 ans dans l’industrie pharmaceutique. The A Lab est avant tout un réseau d’une dizaine de partenaires, y compris de grandes entreprises comme Tennaxia et Axa Climate, qui nous aident à penser la stratégie long terme dans les achats. C’est un cabinet à  la fois agile et adossé à des grands qui ont des outils performants sur les stratégies achat et sur la vision long terme.

Quelle serait votre définition de l’achat responsable ?

Ma définition de l’achat responsable comporte trois dimensions. Il s’agit d’abord d’acheter un produit en tenant compte des contraintes économiques de l’entreprise et des attentes du marché qu’elle vise. Il s’agit ensuite d’acheter chez un fournisseur responsable ou d’amener un maximum de ses fournisseurs vers plus de responsabilité. Enfin, la relation entre le fournisseur et l’acheteur doit être elle-même responsable, respectueuse, éthique.

Justement, comment encourager les entreprises à rendre leurs achats plus vertueux ?

Les achats représentent une grosse part du budget des entreprises : entre 40 et 80% des dépenses pour une entreprise de distribution. L’enjeu est majeur.

Après, aucune entreprise ne part de zéro. Il y a les fournisseurs que l’on choisit après avoir lancé sa nouvelle politique d’achat responsable, mais il y a aussi tout un héritage de fournisseurs, qu’il faut réussir à accompagner vers plus de responsabilité. C’est donc une transition qu’il s’agit d’opérer.

Les clients, les consommateurs ont un rôle majeur. Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus exigeants, la confiance se gagne. Ils réclament la traçabilité des produits, tout au long de la chaîne de production, contraignant les entreprises à bouger.

Il y a aussi les normes, les réglementations, au niveau national ou européen. Les nouvelles réglementations sur l’impact des produits en termes de déforestation, par exemple, vont, je l’espère, avoir un impact important.

Les pratiques d’achat en entreprise sont peu connues du grand public, dès lors, comment valoriser les bonnes pratiques ? Et comment éviter le greenwashing ?

Il faut beaucoup d’humilité lorsque l’on communique sur les achats responsables car c’est un sujet très complexe : qui dit trois dimensions, dit trois opportunités mais aussi trois risques de mal faire.

L’idéal pour communiquer sur un produit responsable est d’objectiver les données par des analyses comme celles du cycle de vie (ACV). Et cela demande un vrai engagement de l’entreprise, en temps et financier. Mais c’est aussi le moyen le plus efficace de communiquer sans greenwashing parce que l’on a objectivé la responsabilité sociale et environnementale par une analyse. 

Il convient aussi d’établir un code de conduite fournisseur, à l’image d’un code de conduite collaborateur, qui précise ce que le fournisseur peut ou ne pas faire. Quand une entreprise communique sur la responsabilité de sa chaîne d’approvisionnement, très souvent elle communique sur ce code de conduite, souvent rendu public, qui doit être envoyé et explicité aux fournisseurs les plus à risques.

Il faut enfin cartographier ses risques : quels sont les fournisseurs et les produits qu’on achète qui sont à risques ? Ce qui peut nous amener parfois à renoncer à certains produits. Un de mes clients avait une gamme de produits qui contenait de l’électronique fabriquée en Asie, sur laquelle il n’arrivait pas à avoir suffisamment d’information. L’entreprise a décidé de supprimer cette gamme de produits pour supprimer le risque et être plus cohérente. 

Lorsque l’on met en place une démarche humble, transparente et objectivée par des outils (ACV, cartographie, code de conduite), alors le risque de greenwashing diminue très sensiblement. 

Mais finalement, le point de départ n’est-il pas d’acheter et de produire moins ? Quelle est la place de la sobriété dans l’achat responsable ?

Bien sûr. La première chose que je dis en formation, c’est d’analyser le besoin, comme on pourrait le faire à titre individuel avec la méthode “BISOU” par exemple. La méthode BISOU repose sur cinq questions :
Le “B” de “besoin”: est-ce que tu as besoin du produit ? Par exemple, un collaborateur vient demander un ordinateur et rêve du même que celui du directeur financier. Mettons que le directeur financier passe 8 à 10 heurs par jour sur des fichiers Excels lourds, et que ce collaborateur soit dans la direction marketing, donc utilise plutôt ses mails et PowerPoint.  Le besoin est différent, donc l’ordinateur  sera sans doute différent. 

Le “I” de “immédiat”. Souvent le donneur d’ordre veut la chose immédiatement, ce qui crée une pression pour l’acheteur. Il faut savoir éduquer et replacer les choses dans le temps. 

Le “S” de “semblable” : il s’agit de se demander si l’on dispose déjà d’un produit semblable. Par exemple, à une époque j’achetais du mobilier de bureau, et dès qu’un nouveau collaborateur arrivait, il fallait absolument lui acheter un nouveau bureau. Il a fallu éduquer les collaborateurs à réutiliser des bureaux déjà existants dans l’entreprise, tout simplement.  

Le “O” de “origine” : quelle est l’origine du produit que je souhaite acheter ? C’est toute la question de la traçabilité, de la provenance, que nous avons déjà abordée. 

Le “U” de “utile” : Avons-nous tous besoin d’un bureau avec le télé-travail ? 

Selon vous, quelles sont les compétences et les connaissances clés de l’acheteur de demain ?

La première qualité de l’acheteur, c’est d’être très curieux car le métier évolue beaucoup et nécessite de nouvelles connaissances. Le métier devient plus technique. L’acheteur doit comprendre ce qu’est une ACV par exemple, comment on la réalise, la lit, ce qu’est un bilan carbone…Ce sont des compétences nouvelles…
Il doit aussi être un bon communicant en interne et en externe pour convaincre de ses choix, essayer de faire évoluer un fournisseur, etc. Un métier très complet donc.

Et enfin Sabine, quels sont vos futurs désirables ?

Il conviendrait tout d’abord d’arrêter de parler de croissance infinie dans un monde fini et de sortir de cette société de surconsommation dans laquelle nous avons été baignés depuis trop longtemps.
L’analyse est la même au niveau des entreprises. Elles doivent, elles aussi, renoncer à une logique de croissance à tout prix. C’est compliqué, bien évidemment, je ne suis pas naïve, mais c’est à ce prix que nous éviterons de dépasser toujours plus les limites planétaires.

Bref, privilégions l’indice bonheur à l’indice croissance !

Taxonomie, CSRD, Accords de Kunming… Ces dernières semaines, l’évolution de la réglementation Européenne sur les enjeux environnementaux, et plus spécifiquement de biodiversité a fait couler beaucoup d’encre. Quand certains qualifient ces avancées de réelle révolution, d’autres les jugent trop peu ambitieuses. Mais finalement, quels sont les grands axes de cette nouvelle législation ? Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelles nouvelles obligations en découlent ? Le point.

L’accord historique de la COP15

Le 19 décembre 2022, 196 pays adoptaient un nouvel accord historique dans le cadre de la COP15 Biodiversité à Kunming.

Son objectif ? Fournir une trajectoire d’action internationale à la hauteur de l’urgence pour faire oublier l’échec des accords d’Aichi. Le résultat ? Un cadre mondial pour la biodiversité, qui comprend 4 objectifs de long-terme (2050) et 23 cibles pour l’action (2030).

Parmi elles, la cible 15 a retenu l’attention des acteurs économiques. Cette dernière implique les états à prendre des mesures juridiques, administratives ou politiques pour inciter les entreprises, et plus particulièrement les multinationales et les institutions financières, à :
– Contrôler, évaluer et divulguer régulièrement et de manière transparente leurs risques, dépendances et impacts sur la biodiversité.
– Fournir les informations nécessaires aux consommateurs pour promouvoir des modes de consommation durables.

Bien qu’il s’agisse ici d’incitation et non d’obligation, cette mesure fait date. C’est la première fois qu’un accord international vise directement les acteurs financiers et économiques. D’autres cibles concernent indirectement les entreprises, notamment la 16 qui vise à réduire l’empreinte mondiale de la consommation. Si ces avancées représentent un enjeu de taille pour les entreprises, elles répondent aussi à une vraie attente des sphères économiques et financières. En amont de la COP15 et à travers la campagne #MakeItMandatory, plus de 400 entreprises avaient sollicité les négociateurs pour rendre des exigences de reporting obligatoires.

La CSRD : le pari ambitieux de l’UE

C’est là qu’entre en jeu la fameuse directive sur le reporting environnemental, social et de gouvernance des entreprises, plus connue sous le nom de “CSRD”, pour “Corporate Sustainability Reporting Directive”. Adoptée en décembre 2022, avec pour objectif de normaliser l’information extra-financière, cette directive introduit pour la première fois une obligation de reporting et de vérification d’informations normées en matière de durabilité pour plus de 50 000 entreprises européennes. Ce reporting devra de surcroît s’inscrire dans le principe novateur de ” double matérialité ” : une entreprise devra aussi bien identifier les risques et opportunités que la société et l’environnement ont sur elle, que les impacts (négatifs et positifs) qu’elle peut avoir sur eux. La CSRD vient compléter les avancées de la Taxonomie verte, du Green Deal et de la SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), et il est désormais admis que l’entreprise doit répondre à des intérêts que l’on peut qualifier de généraux et non simplement privés.

Contrairement à ce qui était prescrit par l’EFRAG, l’organe européen spécialiste de l’information financière, la Commission Européenne a considérablement revu à la baisse l’ambition initiale de la CSRD dans ce projet.

Entre espoirs et désillusions

Pour être opérationnelle, la CSRD s’appuie sur une série de normes et d’indicateurs (ESRS) qui visent à standardiser les déclarations non financières. Leur contenu et les modalités de leur application ont été dévoilés dans un projet d’acte délégué publié en juin par la Commission Européenne.

Contrairement à ce qui était prescrit par l’EFRAG, l’organe européen spécialiste de l’information financière, la Commission Européenne a considérablement revu à la baisse l’ambition initiale de la CSRD dans ce projet. Le principal recul est le renoncement à rendre obligatoire la divulgation d’indicateurs clés, qui est maintenant conditionnée à une analyse de matérialité. En d’autres termes, il appartiendrait aux entreprises, avec leurs consultants et leurs conseillers, de déterminer ce qui est important ou non de divulguer.

De ce fait, un consortium d’une centaine d’investisseurs et d’acteurs financiers déplore ce manque d’ambition dans un communiqué publié début juillet. Il appelle notamment la Commission à reconsidérer la nature totalement facultative des plans de transition pour la biodiversité, afin de fournir aux investisseurs des informations sur la manière dont les entreprises alignent leur stratégie aux cadres internationaux émergents.

Une fois le sort de la CSRD fixé, les instances européennes devront s’accorder sur un chantier tout aussi conséquent : celui du devoir de vigilance. Après avoir normé et régulé le déclaratif, l’Union européenne devra faire de même avec la mise en œuvre des plans d’action des entreprises. C’est là toute l’ambition du projet de directive sur le devoir de vigilance (CSDDD ou CS3D), adopté en juin 2023 par le Parlement européen. Cette directive vise à encadrer les obligations de responsabilité des entreprises sur le plan social et environnemental ainsi qu’à appliquer au niveau européen la notion de « devoir de vigilance ». La CS3D devra passer par le trilogue de l’Union Européenne afin d’être définitivement adoptée en 2024.

Une stratégie nationale

À l’échelle nationale, la démarche “ Éviter, Réduire, Compenser ” a été introduite en droit français, dans la loi relative à la protection de la nature en 1976. Elle a depuis été renforcée par la loi pour la reconquête de la biodiversité en 2016, afin d’atteindre l’absence de perte nette de biodiversité dans la conception puis la réalisation de plans, de programmes ou de projets d’aménagement du territoire (ZAN). Le premier volet de la stratégie nationale biodiversité 2030, dévoilé en février 2022, à également ancré l’ambition que “ les entreprises rendent compte de leurs impacts et dépendances à la biodiversité et qu’elles réduisent leurs impacts négatifs de 50 % ” d’ici 2030. Le second volet, qui devrait être publié dans les prochaines semaines, viendra sûrement conforter le rôle de l’entreprise dans la préservation de la biodiversité.

Quentin Thomas
Responsable Biodiversité

 

Pour aller plus loin 

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Sources

Monitoring framework for the Kunming-Montreal global biodiversity framework – Convention on Biological Biodiversity 

COP15 biodiversité : un accord historique, mais imprécis et non-contraignant – Carbone 4

CDC BIODIVERSITÉ (2023), COP 15, ET APRÈS ? ANALYSE DES CIBLES ÉCONOMIQUES ET RECUEIL DE POINTS DE VUE. BOURCET, C., CHESNOT, Y., MAGNIER, D., N°44, 50P – CDC Biodiversité

Corporate sustainability reporting – Europa.eu

CSRD : modalités et perspectives. Comment vous aider à préparer le reporting de durabilité ? – EY 

Normes européennes d’information en matière de durabilité – premier ensemble de normes – Europa.eu

Joint statement on ESRS – Eurosif, PRI, IIGCC, EFAMA, UNEP FI

Le dérèglement climatique accélère et frôle déjà les 2° en France, la biodiversité s’effondre et les insectes disparaissent, un plan d’adaptation est désormais envisagé qui anticipe un réchauffement de 4° sur notre territoire. Bref, les occasions de se réjouir se multiplient.

Pourtant, dans cet océan de noirceur, une bonne nouvelle pointe son nez…si, si… que nous pourrions appeler, avec une pointe d’humour, la convergence des luttes.
L’explication est très simple : l’intérêt privé et l’intérêt général tendent à ne faire plus qu’un, ce qui pourrait accélérer l’engagement des acteurs économiques qui, faut-il le rappeler, pèsent à hauteur de 75% dans les dérèglements environnementaux.
Autrement dit, lorsque l’éthique d’action ne suffit pas à provoquer la grande transformation, il se pourrait que la protection de leurs intérêts, privés par essence, pousse les entreprises à se mettre enfin véritablement en mouvement et infléchissent massivement leur politique RSE .

‘Les entreprises sont désormais soumises à des pressions et des risques systémiques sans précédent’

Pourquoi ? Car elles sont désormais soumises à des pressions et des risques systémiques sans précédent.

Risques opérationnels qui menacent leurs activités ; risques de marché face à l’évolution de leurs consommateurs ; risques de financement face à des investisseurs dont l’exigence va croissante ; risques réglementaires bien sûr, si les gouvernements et surtout l’Europe s’engagent durablement dans la voie plus ambitieuse qu’ils semblent emprunter; risques réputationnels enfin, en interne et en externe, qui menacent leurs politiques de recrutement et l’engagement de leurs collaborateurs de plus en plus intransigeants.

Certains ricanent peut-être, me traitant de doux rêveur. Je leur réponds d’un clin d’œil de cassandre. Non, je ne rêve pas, j’espère simplement, face à la gravité de la situation, hélas prévisible mais tellement lourde et prégnante désormais.

J’observe aussi, autour de moi, l’évolution de certains patrons, conscients et tiraillés par leurs incohérences et souvent harcelés par leur descendance.

‘La majorité a basculé vers la question du comment agir et c’est là que l’affrontement se concentre désormais entre des visions clairement opposées’

Évidemment, les blocages ont la vie dure mais ils ont évolué. Seuls quelques irréductibles restent bloqués sur la question du pourquoi agir, fleurtant encore avec le climatoscepticisme.
La majorité a basculé vers la question du comment agir et c’est là que l’affrontement se concentre désormais entre des visions clairement opposées.

D’un côté, les technologistes ou techno-solutionnistes arguent que l’Homme, dans son génie, saura trouver les solutions et qu’il ne sert à rien de chercher à réinventer notre modèle. Nous capterons le carbone, un jour…L’avion vert volera, un jour… On peut y adjoindre les tenants du jusqu’au-boutisme, nourris, non plus par le déni, mais plutôt par la conscience sclérosante de la gravité de la situation. Après-moi le déluge….

De l’autre, ceux qui refusent ce leurre technologique ou ce défaitisme cynique et pour qui vient le temps de l’engagement, volontariste et escarpé. Car il leur faudra slalomer entre les résistances internes, les injonctions contradictoires du court et du long terme, les logiques mercantiles difficiles à défaire et des arbitrages qui feront passer les timides avancées actuelles pour des prémisses dérisoires à mesure que les pressions augmenteront.

Ce sont eux qu’il faut aider bien sûr, en premier lieu, puis montrer en exemple. C’est grâce à ces ‘pionniers’ que nous pourrons convaincre la majorité qui résiste encore que cet engagement pour l’intérêt général n’est pas optionnel mais fondamental pour leur propre avenir, pour leur intérêt particulier et que leur croyance suranné dans un modèle dépassé ou leur immobilisme opportuniste les condamnent à moyen terme.

La convergence des intérêts particuliers et de l’intérêt général constitue bien un argument décisif. Je vous laisse en revanche décider s’il convient de parler, à ce stade, de convergence des luttes, je ne suis pas certain que cette forme d’humour fasse mouche.

Jérôme Cohen
Fondateur ENGAGE

On me demande souvent pourquoi la transition ou, pour être plus ambitieux, la bascule vers une société écologique ne se fait pas plus rapidement. Difficile de répondre simplement, bien évidemment, tant les raisons sont multiples et les racines  du blocage, systémiques.

Constatons d’abord, pour garder un brin d’optimisme, que la transition, pour lente qu’elle soit, a tout de même tendance à s’accélérer. Lorsque nous étions considérés comme des empêcheurs de manager en rond il y a quelques années, nous sommes aujourd’hui parfois appelés à la rescousse. Nous sommes encore loin de la médecine préventive, convenons-en, mais une certaine dynamique se fait sentir.

Pendant des années, ce cercle a été grippé, chacun se renvoyant les responsabilités ou pour le dire plus prosaïquement, la patate chaude.

Pour expliquer le phénomène plus en profondeur et comprendre notre situation de blocage, le concept très didactique du triangle de l’inaction semble approprié.
Il part du principe que la société évolue lorsque les citoyens, le monde économique et la sphère politique alimentent un cercle vertueux. Or, pendant des années, ce cercle a été grippé, chacun se renvoyant les responsabilités ou pour le dire plus prosaïquement, la patate chaude.

Pourquoi ? Parce que les citoyens, mal aidés par les médias et les lobbys en tous genres, n’étaient pas suffisamment informés et donc conscients des phénomènes à venir, à savoir le dérèglement climatique et la chute de la biodiversité, pourtant excessivement documentés depuis des dizaines d’années.

Est-ce leur faute ? Probablement pas.
Face à cette société civile peu conscientisée, les politiques n’avaient aucune raison ‘politicienne’ de s’occuper du sujet. La pression populaire n’allait pas dans ce sens et les élections n’étaient en rien menacées par leur absence de courage politique, bien au contraire. Les Henri Dumont et autres écologistes avaient beau se remuer et agiter le chiffon rouge, rien, ou presque ne se passait. Constatons aussi que leur niveau de connaissances des enjeux était, lui aussi, très faible. Pour résumer, les politiques disaient et disent encore parfois, je ne peux rien faire, la société civile n’est pas prête.
Hop, je renvoie la patate, de plus en plus chaude, sur le citoyen…

Par construction, la pression mise par les politiques sur le monde économique était donc, elle aussi, nécessairement limitée. Et, par effet miroir, les entreprises, peu conscientes et insuffisamment à l’écoute des risques que ces crises faisaient peser sur leur activité, et pas volontaristes pour un sou, n’avaient elles-mêmes peu de motivations pour demander aux politiques d’agir. Elles ne ressentaient aucune pression en interne de leurs salariés-citoyens, nous l’avons déjà mentionné et se contentaient de politiques RSE timides et suivistes.
Pour résumer, les décideurs économiques disaient de leur côté: que voulez-vous que nous fassions si le consommateur n’est pas prêt…Hum, et la politique de l’offre ?
Hop, je renvoie la patate chaude qui devient brûlante à mesure que la planète se réchauffe, sur les citoyens…

Voilà, vous l’aurez compris, la mise en mouvement de la société était bloquée, les responsabilités ‘habilement’ et réciproquement renvoyées, c’est ce qu’on appelle le triangle de l’inaction. Malin, aujourd’hui, la patate nous brûle les doigts…

Alors, doit-on perdre espoir ? La machine est-elle définitivement grippée et notre monde condamné aux 4° ?
Disons qu’il va falloir mettre beaucoup d’huile dans les rouages pour qu’ils se mettent à tourner dans le bon sens, mais que rien n’est perdu si l’on agit vite.

Passer à une dynamique de mise en mouvement, que nous pouvons nommer le vortex de la régénération.

Disons aussi, que dans un contexte de prise de conscience généralisée, en tout cas en France, en Europe et dans certaines régions ‘en avance’ sur le sujet, il semble que les choses se mettent ou pourraient se mettre, à changer.
Pourquoi, car les citoyens, conscientisés, alertés et inquiets, pourraient faire pression sur les politiques d’une part et sur leurs entreprises d’autre part pour qu’ils bougent (cf. le phénomène de grande démission des jeunes générations qui quittent de plus en plus les entreprises accusées de cynisme et d’inaction environnementale) ; les politiques seraient dès lors poussés à réglementer plus vite, contraignant ou incitant les entreprises à agir ; les entreprises, par devoir de bonne gestion et de plus en plus conscientes des risques, pourraient elles-mêmes demander aux politiques un cadre plus clair et plus juste pour planifier leur transformation.

Pour trouver une formule et par soucis de clarté, nous passerions alors d’une situation de blocage, le triangle de l’inaction, à une dynamique de mise en mouvement, que nous pouvons nommer le vortex de la régénération.

 

Voilà ce à quoi nous devons tous œuvrer et ce pourquoi toutes les formes d’actions sont souhaitables et se complètent.
Faire pression sur les médias pour qu’ils alertent toujours plus et accélèrent encore d’avantage la prise de conscience citoyenne. Favoriser la mobilisation de la société civile, des consomacteurs et salariés-citoyens, pour qu’ils pèsent de plus en plus sur les décideurs économiques, au sein de leurs organisations et sur les décideurs politiques à toutes les échelles territoriales.
Faire pression sur les politiques pour qu’ils aient le courage de réglementer à la hauteur des enjeux, sans faire trop de pauses… Cela pourrait aider les entreprises, responsables de 75% des dérèglements actuels à comprendre que leurs intérêts et l’intérêt général ne font désormais plus qu’un, car un monde à +4° ne sera pas très bon pour leur business, comme ils disent…
Mais cette question fondamentale de la convergence des intérêts fera l’objet d’un prochain article.

Jérôme Cohen
Fondateur ENGAGE