Karine Jacquemart est directrice générale de Foodwatch France et Éclaireuse ENGAGE.

Quelle est la mission de Foodwatch ?

Foodwatch France, qui fête ses 10 ans, est un contre-pouvoir citoyen 100% indépendant qui milite pour une alimentation saine, durable et abordable, pour toutes et pour tous.

Nous sommes une association loi 1901, mais également association agréée de défense des consommateurs et consommatrices, ce qui nous permet d’agir en justice. C’est fondamental car il faut casser le climat actuel d’impunité. Nous avons donc porté plainte dans l’affaire Lactalis des laits contaminés en 2018, suite aux scandales Nestlé (Buitoni) et Ferrero (Kinder) en 2022 et de nouveau il y a un mois quand on a découvert la fraude massive sur les eaux minérales filtrées illégalement par Sources Alma et Nestlé Waters.

Donc la mobilisation citoyenne, dont nous parlerons mercredi prochain, n’est pas notre seul moyen d’action.

Quant à moi, comme tu le sais, je milite depuis plus de vingt ans pour plus de justice sociale et environnementale, partout.

 

Si on entre un peu plus dans les détails, quels sont les moyens ou les leviers d’action de Foodwatch 

D’abord, nous menons des enquêtes fact based ou science based, et ça aussi c’est fondamental. Nous nous appuyons sur des rapports d’experts lorsque nous pointons du doigt par exemple des risques pour la santé liés à des additifs ou d’autres contaminants dans notre alimentation et exigeons leur interdiction (cf notre campagne contre les nitrites ajoutés dans la charcuterie).

Nous révélons des pratiques abusives dans l’industrie agroalimentaire et la grande distribution (arnaques sur l’étiquette, scandales, lobby…). Pour contraindre les entreprises à bouger bien sûr mais aussi pour contraindre les autorités à renforcer les lois (la plupart de ces pratiques étant illégitimes mais légales…) ou simplement à les faire appliquer, en France et dans l’UE.

Ce que nous voulons, c’est sortir de ce climat général d’opacité et d’impunité et remettre les points sur les i des responsables de notre système agricole et alimentaire qui est devenu fou : au début de la chaîne, un agriculteur ou agricultrice sur 5 vit sous le seuil de pauvreté et en bout de chaîne des millions de personnes tombent dans la précarité alimentaire. Au milieu, les géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution ont la main mise sur le marché : ce sont eux qui décident quels produits sont disponibles dans les rayons et à quels prix. Eux qui profitent de l’inflation sur le dos de la majorité.   Fin 2023, nous avons donc à la fois publié un décryptage de ce système, mais aussi une action de mobilisation pour exiger de la transparence sur la construction des prix et une modération des marges sur les produits les plus sains et durables.

 

Et la mobilisation collective dans tout ça ?

C’est un des ingrédients indispensables pour peser de tout notre poids. Lorsque les faits sont établis, nous lançons l’alerte auprès des médias et de millions de personnes, car tout commence par l’information, par rendre accessible cette information. C’est elle qui déclenche cette forme d’espoir que représente l’action.

Il est évident que les citoyennes et citoyens ne peuvent agir seuls, ils doivent être fédérés pour agir et c’est ce que fait Foodwatch, c’est notre raison d’être. Aujourd’hui nous avons une communauté de près de 450.000 foodwatchers, ce qui a un certain poids.

Cette communauté est indispensable lorsque nous pratiquons le Name and Shame (nommer et couvrir de honte, en bon français). Nous voulons mettre les entreprises qui ont ces pratiques délétères ou illégales face à leurs responsabilités, les obliger à rendre des comptes. Et l’Etat aussi. Lorsque nous obtenons des rendez-vous dans les ministères, ce qui arrive fréquemment, nous portons la voix de ces centaines de milliers de Françaises et Français. Et ils le savent.

Nous devons peser simultanément sur le monde politique et le monde économique en s’appuyant sur la sphère citoyenne qui, de plus en plus informée, réclame de véritables changements. C’est grâce à la mobilisation citoyenne que nous sommes un vrai contre-pouvoir.

 

Et pour finir, tes futurs désirables, quels sont-ils ?

Ce que je souhaite, c’est que l’on n’accepte plus l’inacceptable ! Que l’on arrive à faire changer les choses, pour une alimentation saine, durable abordable pour toutes et tous mais bien au-delà : pour une société où l’on vit ensemble dans un respect mutuel, la justice sociale et environnementale, les droits fondamentaux.

Que les notions de transparence et de redevabilité deviennent la règle. Si l’on prend l’exemple des marges et des prix de vente alimentaires, déjà mettre en lumière qui profite de quoi et les conséquences de ces pratiques dissuaderait davantage.

Pour que cette transformation advienne, je suis également persuadée que nous avons besoin d’un renouvellement en profondeur de notre personnel politique et leurs biais. Le système aujourd’hui est aussi lâche que violent, contre l’intérêt général. Donc contre toutes et tous. Mais ça n’est pas une fatalité. J’en reviens à notre sujet : mobilisons-nous !

Pour aller plus loin :
– Visiter le site de Foodwatch France
– Retrouver l’interview de Karine Jacquemart dans RTL matin
– Regarder l’interview contre-pouvoir

Rencontre avec Sabine Jean Dubourg, fondatrice et associée du cabinet de conseil en achat responsable The A Lab. Avec elle, nous creusons la thématique de l’achat responsable, sujet clé de la transition environnementale et sociale des entreprises.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Sabine Jean Dubourg, j’ai fondé il y a quatre ans un cabinet de conseil en achat responsable, The A Lab. “A” comme achat, comme autrement et comme Aquitaine ma région d’origine. “Lab” parce que j’ai commencé les achats il y a maintenant 27 ans dans l’industrie pharmaceutique. The A Lab est avant tout un réseau d’une dizaine de partenaires, y compris de grandes entreprises comme Tennaxia et Axa Climate, qui nous aident à penser la stratégie long terme dans les achats. C’est un cabinet à  la fois agile et adossé à des grands qui ont des outils performants sur les stratégies achat et sur la vision long terme.

Quelle serait votre définition de l’achat responsable ?

Ma définition de l’achat responsable comporte trois dimensions. Il s’agit d’abord d’acheter un produit en tenant compte des contraintes économiques de l’entreprise et des attentes du marché qu’elle vise. Il s’agit ensuite d’acheter chez un fournisseur responsable ou d’amener un maximum de ses fournisseurs vers plus de responsabilité. Enfin, la relation entre le fournisseur et l’acheteur doit être elle-même responsable, respectueuse, éthique.

Justement, comment encourager les entreprises à rendre leurs achats plus vertueux ?

Les achats représentent une grosse part du budget des entreprises : entre 40 et 80% des dépenses pour une entreprise de distribution. L’enjeu est majeur.

Après, aucune entreprise ne part de zéro. Il y a les fournisseurs que l’on choisit après avoir lancé sa nouvelle politique d’achat responsable, mais il y a aussi tout un héritage de fournisseurs, qu’il faut réussir à accompagner vers plus de responsabilité. C’est donc une transition qu’il s’agit d’opérer.

Les clients, les consommateurs ont un rôle majeur. Aujourd’hui, les clients sont de plus en plus exigeants, la confiance se gagne. Ils réclament la traçabilité des produits, tout au long de la chaîne de production, contraignant les entreprises à bouger.

Il y a aussi les normes, les réglementations, au niveau national ou européen. Les nouvelles réglementations sur l’impact des produits en termes de déforestation, par exemple, vont, je l’espère, avoir un impact important.

Les pratiques d’achat en entreprise sont peu connues du grand public, dès lors, comment valoriser les bonnes pratiques ? Et comment éviter le greenwashing ?

Il faut beaucoup d’humilité lorsque l’on communique sur les achats responsables car c’est un sujet très complexe : qui dit trois dimensions, dit trois opportunités mais aussi trois risques de mal faire.

L’idéal pour communiquer sur un produit responsable est d’objectiver les données par des analyses comme celles du cycle de vie (ACV). Et cela demande un vrai engagement de l’entreprise, en temps et financier. Mais c’est aussi le moyen le plus efficace de communiquer sans greenwashing parce que l’on a objectivé la responsabilité sociale et environnementale par une analyse. 

Il convient aussi d’établir un code de conduite fournisseur, à l’image d’un code de conduite collaborateur, qui précise ce que le fournisseur peut ou ne pas faire. Quand une entreprise communique sur la responsabilité de sa chaîne d’approvisionnement, très souvent elle communique sur ce code de conduite, souvent rendu public, qui doit être envoyé et explicité aux fournisseurs les plus à risques.

Il faut enfin cartographier ses risques : quels sont les fournisseurs et les produits qu’on achète qui sont à risques ? Ce qui peut nous amener parfois à renoncer à certains produits. Un de mes clients avait une gamme de produits qui contenait de l’électronique fabriquée en Asie, sur laquelle il n’arrivait pas à avoir suffisamment d’information. L’entreprise a décidé de supprimer cette gamme de produits pour supprimer le risque et être plus cohérente. 

Lorsque l’on met en place une démarche humble, transparente et objectivée par des outils (ACV, cartographie, code de conduite), alors le risque de greenwashing diminue très sensiblement. 

Mais finalement, le point de départ n’est-il pas d’acheter et de produire moins ? Quelle est la place de la sobriété dans l’achat responsable ?

Bien sûr. La première chose que je dis en formation, c’est d’analyser le besoin, comme on pourrait le faire à titre individuel avec la méthode “BISOU” par exemple. La méthode BISOU repose sur cinq questions :
Le “B” de “besoin”: est-ce que tu as besoin du produit ? Par exemple, un collaborateur vient demander un ordinateur et rêve du même que celui du directeur financier. Mettons que le directeur financier passe 8 à 10 heurs par jour sur des fichiers Excels lourds, et que ce collaborateur soit dans la direction marketing, donc utilise plutôt ses mails et PowerPoint.  Le besoin est différent, donc l’ordinateur  sera sans doute différent. 

Le “I” de “immédiat”. Souvent le donneur d’ordre veut la chose immédiatement, ce qui crée une pression pour l’acheteur. Il faut savoir éduquer et replacer les choses dans le temps. 

Le “S” de “semblable” : il s’agit de se demander si l’on dispose déjà d’un produit semblable. Par exemple, à une époque j’achetais du mobilier de bureau, et dès qu’un nouveau collaborateur arrivait, il fallait absolument lui acheter un nouveau bureau. Il a fallu éduquer les collaborateurs à réutiliser des bureaux déjà existants dans l’entreprise, tout simplement.  

Le “O” de “origine” : quelle est l’origine du produit que je souhaite acheter ? C’est toute la question de la traçabilité, de la provenance, que nous avons déjà abordée. 

Le “U” de “utile” : Avons-nous tous besoin d’un bureau avec le télé-travail ? 

Selon vous, quelles sont les compétences et les connaissances clés de l’acheteur de demain ?

La première qualité de l’acheteur, c’est d’être très curieux car le métier évolue beaucoup et nécessite de nouvelles connaissances. Le métier devient plus technique. L’acheteur doit comprendre ce qu’est une ACV par exemple, comment on la réalise, la lit, ce qu’est un bilan carbone…Ce sont des compétences nouvelles…
Il doit aussi être un bon communicant en interne et en externe pour convaincre de ses choix, essayer de faire évoluer un fournisseur, etc. Un métier très complet donc.

Et enfin Sabine, quels sont vos futurs désirables ?

Il conviendrait tout d’abord d’arrêter de parler de croissance infinie dans un monde fini et de sortir de cette société de surconsommation dans laquelle nous avons été baignés depuis trop longtemps.
L’analyse est la même au niveau des entreprises. Elles doivent, elles aussi, renoncer à une logique de croissance à tout prix. C’est compliqué, bien évidemment, je ne suis pas naïve, mais c’est à ce prix que nous éviterons de dépasser toujours plus les limites planétaires.

Bref, privilégions l’indice bonheur à l’indice croissance !

Taxonomie, CSRD, Accords de Kunming… Ces dernières semaines, l’évolution de la réglementation Européenne sur les enjeux environnementaux, et plus spécifiquement de biodiversité a fait couler beaucoup d’encre. Quand certains qualifient ces avancées de réelle révolution, d’autres les jugent trop peu ambitieuses. Mais finalement, quels sont les grands axes de cette nouvelle législation ? Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelles nouvelles obligations en découlent ? Le point.

L’accord historique de la COP15

Le 19 décembre 2022, 196 pays adoptaient un nouvel accord historique dans le cadre de la COP15 Biodiversité à Kunming.

Son objectif ? Fournir une trajectoire d’action internationale à la hauteur de l’urgence pour faire oublier l’échec des accords d’Aichi. Le résultat ? Un cadre mondial pour la biodiversité, qui comprend 4 objectifs de long-terme (2050) et 23 cibles pour l’action (2030).

Parmi elles, la cible 15 a retenu l’attention des acteurs économiques. Cette dernière implique les états à prendre des mesures juridiques, administratives ou politiques pour inciter les entreprises, et plus particulièrement les multinationales et les institutions financières, à :
– Contrôler, évaluer et divulguer régulièrement et de manière transparente leurs risques, dépendances et impacts sur la biodiversité.
– Fournir les informations nécessaires aux consommateurs pour promouvoir des modes de consommation durables.

Bien qu’il s’agisse ici d’incitation et non d’obligation, cette mesure fait date. C’est la première fois qu’un accord international vise directement les acteurs financiers et économiques. D’autres cibles concernent indirectement les entreprises, notamment la 16 qui vise à réduire l’empreinte mondiale de la consommation. Si ces avancées représentent un enjeu de taille pour les entreprises, elles répondent aussi à une vraie attente des sphères économiques et financières. En amont de la COP15 et à travers la campagne #MakeItMandatory, plus de 400 entreprises avaient sollicité les négociateurs pour rendre des exigences de reporting obligatoires.

La CSRD : le pari ambitieux de l’UE

C’est là qu’entre en jeu la fameuse directive sur le reporting environnemental, social et de gouvernance des entreprises, plus connue sous le nom de “CSRD”, pour “Corporate Sustainability Reporting Directive”. Adoptée en décembre 2022, avec pour objectif de normaliser l’information extra-financière, cette directive introduit pour la première fois une obligation de reporting et de vérification d’informations normées en matière de durabilité pour plus de 50 000 entreprises européennes. Ce reporting devra de surcroît s’inscrire dans le principe novateur de ” double matérialité ” : une entreprise devra aussi bien identifier les risques et opportunités que la société et l’environnement ont sur elle, que les impacts (négatifs et positifs) qu’elle peut avoir sur eux. La CSRD vient compléter les avancées de la Taxonomie verte, du Green Deal et de la SFDR (Sustainable Finance Disclosure Regulation), et il est désormais admis que l’entreprise doit répondre à des intérêts que l’on peut qualifier de généraux et non simplement privés.

Contrairement à ce qui était prescrit par l’EFRAG, l’organe européen spécialiste de l’information financière, la Commission Européenne a considérablement revu à la baisse l’ambition initiale de la CSRD dans ce projet.

Entre espoirs et désillusions

Pour être opérationnelle, la CSRD s’appuie sur une série de normes et d’indicateurs (ESRS) qui visent à standardiser les déclarations non financières. Leur contenu et les modalités de leur application ont été dévoilés dans un projet d’acte délégué publié en juin par la Commission Européenne.

Contrairement à ce qui était prescrit par l’EFRAG, l’organe européen spécialiste de l’information financière, la Commission Européenne a considérablement revu à la baisse l’ambition initiale de la CSRD dans ce projet. Le principal recul est le renoncement à rendre obligatoire la divulgation d’indicateurs clés, qui est maintenant conditionnée à une analyse de matérialité. En d’autres termes, il appartiendrait aux entreprises, avec leurs consultants et leurs conseillers, de déterminer ce qui est important ou non de divulguer.

De ce fait, un consortium d’une centaine d’investisseurs et d’acteurs financiers déplore ce manque d’ambition dans un communiqué publié début juillet. Il appelle notamment la Commission à reconsidérer la nature totalement facultative des plans de transition pour la biodiversité, afin de fournir aux investisseurs des informations sur la manière dont les entreprises alignent leur stratégie aux cadres internationaux émergents.

Une fois le sort de la CSRD fixé, les instances européennes devront s’accorder sur un chantier tout aussi conséquent : celui du devoir de vigilance. Après avoir normé et régulé le déclaratif, l’Union européenne devra faire de même avec la mise en œuvre des plans d’action des entreprises. C’est là toute l’ambition du projet de directive sur le devoir de vigilance (CSDDD ou CS3D), adopté en juin 2023 par le Parlement européen. Cette directive vise à encadrer les obligations de responsabilité des entreprises sur le plan social et environnemental ainsi qu’à appliquer au niveau européen la notion de « devoir de vigilance ». La CS3D devra passer par le trilogue de l’Union Européenne afin d’être définitivement adoptée en 2024.

Une stratégie nationale

À l’échelle nationale, la démarche “ Éviter, Réduire, Compenser ” a été introduite en droit français, dans la loi relative à la protection de la nature en 1976. Elle a depuis été renforcée par la loi pour la reconquête de la biodiversité en 2016, afin d’atteindre l’absence de perte nette de biodiversité dans la conception puis la réalisation de plans, de programmes ou de projets d’aménagement du territoire (ZAN). Le premier volet de la stratégie nationale biodiversité 2030, dévoilé en février 2022, à également ancré l’ambition que “ les entreprises rendent compte de leurs impacts et dépendances à la biodiversité et qu’elles réduisent leurs impacts négatifs de 50 % ” d’ici 2030. Le second volet, qui devrait être publié dans les prochaines semaines, viendra sûrement conforter le rôle de l’entreprise dans la préservation de la biodiversité.

Quentin Thomas
Responsable Biodiversité

 

Pour aller plus loin 

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Sources

Monitoring framework for the Kunming-Montreal global biodiversity framework – Convention on Biological Biodiversity 

COP15 biodiversité : un accord historique, mais imprécis et non-contraignant – Carbone 4

CDC BIODIVERSITÉ (2023), COP 15, ET APRÈS ? ANALYSE DES CIBLES ÉCONOMIQUES ET RECUEIL DE POINTS DE VUE. BOURCET, C., CHESNOT, Y., MAGNIER, D., N°44, 50P – CDC Biodiversité

Corporate sustainability reporting – Europa.eu

CSRD : modalités et perspectives. Comment vous aider à préparer le reporting de durabilité ? – EY 

Normes européennes d’information en matière de durabilité – premier ensemble de normes – Europa.eu

Joint statement on ESRS – Eurosif, PRI, IIGCC, EFAMA, UNEP FI

Rencontre avec Philippe J. Dubois, ornithologue et auteur de “La Grande Amnésie écologique” et “Petit traité de solastalgie”. Philippe interviendra lors de notre conférence le 5 juillet à l’Académie du Climat.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Philippe Dubois, et je suis ornithologue. J’ai à la base une formation de chirurgien dentiste et d’ingénieur écologue. J’ai longtemps travaillé pour la LPO et je suis auteur écrivain, sur des sujets liés à la philosophie des sciences, mais aussi sur l’influence du changement climatique sur les oiseaux. 

Au-delà de vos travaux autour des oiseaux et des espèces domestiques, vous semblez vous intéresser à nos liens au vivant, souvent perdus, pourquoi ?

Je vais d’abord commencer par vous raconter une anecdote ! Quand j’étais jeune, alors que je me promenais avec mon père, je lui ai fait remarquer que nous entendions beaucoup chanter les alouettes. Il m’avait alors répondu qu’elles étaient beaucoup moins nombreuses que lorsque lui-même était jeune. Quelques décennies plus tard, en me promenant avec mes enfants, je leur fais observer qu’elles sont encore plus rares : si nous en entendons aujourd’hui 3, j’avais dû moi-même en entendre 10, quand mon père lui en entendait 20 ! 

Le Muséum national d’Histoire naturelle a beaucoup travaillé sur un programme nommé Stoc, le suivi temporel des oiseaux communs. On se rend compte que des espèces d’oiseaux telles que l’étourneau, l’alouette ou la caille des blés, qui étaient réputées communes et faisaient partie du paysage sonore, sont en train de disparaître. Nous prenons conscience de ces extinctions dès lors qu’il est déjà trop tard, parce que notre cerveau fait des mises à jour permanentes et nous fait oublier le passé

Vous avez écrit La Grande Amnésie écologique en 2012, puis Petit traité de solastalgie en 2021, pouvez-vous nous éclairer sur ces deux concepts ?

L’amnésie écologique, c’est cette capacité incroyable qu’a notre cerveau d’oublier le passé. Inconsciemment, il réalise des mises à jour, et finit par oublier les situations passées pour retenir uniquement les situations présentes, celles durant lesquelles nous pouvons agir. Le seul souci, pour reprendre l’anecdote de l’alouette, c’est qu’en perdant le recul, nous n’avons plus la vision exacte de la dynamique de cette espèce. On ne s’aperçoit donc pas qu’elle diminue, jusqu’au jour où nous sommes face à un quasi-effondrement. C’est cela finalement, l’amnésie écologique, une vision parcellaire de la réalité des choses qui nous dépasse et nous mène à prendre des mauvaises décisions. 

La solastalgie, c’est une sensation de tristesse et de nostalgie. Pour prendre un exemple, imaginons que vous partiez 3 mois en voyage : certes, au bout d’un certain temps, vous aurez la nostalgie de la France, mais vous savez que vous y reviendrez à un moment ! La solastalgie, c’est exactement le contraire : c’est le pays qui vous quitte, vous êtes toujours au même endroit, sans vraiment être dans le pays que vous avez connu. Le petit parc où vous jouiez étant petit n’existe plus. Tous ces éléments vous font prendre conscience et vous procurent une sensation d’anxiété, de tristesse et parfois de déni, c’est vraiment l’équivalent d’un travail de deuil. 

Justement, que pensez-vous de l’évolution de notre rapport à la biodiversité, allons-nous dans le bon sens ? 

Il y a tout de même une prise de conscience, pas encore généralisée. Il aura fallu des évènements météorologiques extrêmes pour que les gens comprennent qu’il y a une perte de la biodiversité. Pourtant la rapidité du processus n’est pas encore assimilée. Les premiers chercheurs ont annoncé au Sommet de Rio en 1992 qu’il restait 10 ans pour sauver la planète. Nous sommes en 2023, je vous laisse faire le calcul ! Chaque jour qui passe est un jour de moins pour sauver la biodiversité. 

Puis, il y a aussi cette espèce de léthargie qui nous immobilise. Lorsqu’on commence à se poser la question de ce que l’on “peut” faire, c’est qu’on a pas vraiment envie de faire… 

Enfin, je ne crois plus vraiment au grand effondrement où tout disparaîtrait. Certaines espèces, à l’image des invertébrés, sont bien mieux adaptées que nous au changement climatique. Mais les mammifères supérieurs, auxquels nous appartenons, sont beaucoup plus menacés. Même si nous ne pouvons pas attester d’une disparition, nous allons faire face à une régulation très importante de l’espèce humaine, soit à travers la pollution, la sécheresse ou les maladies…

Donc je suis moyennement optimiste ! Les politiques et les industriels ne sont pas prêts à voir bouger les choses, pourtant la sauvegarde de la biodiversité passe forcément par la politique. 

Nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Quelles seraient les solutions pour faire face à l’amnésie écologique ou à la solastalgie ?

Il faudrait avant tout une prise de conscience globale et rapide. On parlait tout à l’heure de mises à jour de notre mémoire, aujourd’hui, ça ne serait même plus le logiciel qu’il faudrait changer, mais le disque dur ! C’est-à-dire notre appréhension du monde, notre compréhension du monde et surtout notre volonté de faire en sorte que choses changent. Cela sous entend laisser tomber les habitudes, laisser tomber nos modes de vies et laisser tomber notre pouvoir dominant blanc-occidental… Tout cela est très compliqué ! 

Je pense donc que nous allons forcément passer par une phase de remise en question, les solutions vont passer par des choses qui vont nous dépasser : les crises climatiques, atmosphériques, de pollution, sanitaires, alimentaires… 

Enfin, nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Le 5 juillet prochain, lors de la deuxième conférence de notre Défi Biodiversité, nous tenterons d’identifier les causes de cette déconnexion, pouvez-vous nous en citer quelques unes ?

La première selon moi, et la plus importante, réside dans notre mode de vie à l’occidentale puisqu’il nous déconnecte complètement de la réalité environnementale. Nous n’avons jamais eu autant d’amis virtuels tout en se sentant aussi seuls qu’avec les réseaux sociaux. Nous nous sommes installés dans un confort consumériste, qui fait que nous sommes bien à l’aise dans ce cocon et que nous n’avons pas envie de changer. De temps en temps, pendant les vacances, il nous arrive d’aller profiter d’un petit coin de nature, mais dès que nous rentrons, nous reprenons nos habitudes. Il n’y a pourtant rien de pire que l’habitude pour se déconnecter de la réalité. Il serait donc temps d’apprendre la biodiversité aux enfants en même temps que l’on leur apprend à parler.

L’autre cause selon moi, est liée à la notion d’immédiateté. Nous sommes entrés dans le temps court, hors tout ce qui est d’attrait à la biodiversité et à son évolution, ne se fait que dans le temps long ! Il faudrait que l’on apprenne à reprendre le temps. 

Et enfin Philippe, à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Justement, mon futur désirable, ce serait qu’après des millénaires de domination du patriarcat sur la planète, sur les femmes, sur les animaux, avec le résultat que nous connaissons aujourd’hui, nous laissions la parole aux femmes. Que nous leur laissions le temps de l’action, le temps de prendre les choses en main et que nous les aidions, sans se mettre dans une posture qui consisterait à dire “à votre tour”. Vu ce que l’on a fait, elles ne peuvent pas faire pire que nous !

Ma conviction aujourd’hui, c’est que l’écoféminisme est peut-être la dernière chance pour sauver la planète. Il suffit d’aller en Afrique ou en Asie pour voir que les femmes sont des éco féministes bien avant l’heure. Elles y gèrent la nature, bien mieux que les hommes. C’est selon moi la seule voie pour que notre futur reste désirable, et reste vivant. 

On me demande souvent pourquoi la transition ou, pour être plus ambitieux, la bascule vers une société écologique ne se fait pas plus rapidement. Difficile de répondre simplement, bien évidemment, tant les raisons sont multiples et les racines  du blocage, systémiques.

Constatons d’abord, pour garder un brin d’optimisme, que la transition, pour lente qu’elle soit, a tout de même tendance à s’accélérer. Lorsque nous étions considérés comme des empêcheurs de manager en rond il y a quelques années, nous sommes aujourd’hui parfois appelés à la rescousse. Nous sommes encore loin de la médecine préventive, convenons-en, mais une certaine dynamique se fait sentir.

Pendant des années, ce cercle a été grippé, chacun se renvoyant les responsabilités ou pour le dire plus prosaïquement, la patate chaude.

Pour expliquer le phénomène plus en profondeur et comprendre notre situation de blocage, le concept très didactique du triangle de l’inaction semble approprié.
Il part du principe que la société évolue lorsque les citoyens, le monde économique et la sphère politique alimentent un cercle vertueux. Or, pendant des années, ce cercle a été grippé, chacun se renvoyant les responsabilités ou pour le dire plus prosaïquement, la patate chaude.

Pourquoi ? Parce que les citoyens, mal aidés par les médias et les lobbys en tous genres, n’étaient pas suffisamment informés et donc conscients des phénomènes à venir, à savoir le dérèglement climatique et la chute de la biodiversité, pourtant excessivement documentés depuis des dizaines d’années.

Est-ce leur faute ? Probablement pas.
Face à cette société civile peu conscientisée, les politiques n’avaient aucune raison ‘politicienne’ de s’occuper du sujet. La pression populaire n’allait pas dans ce sens et les élections n’étaient en rien menacées par leur absence de courage politique, bien au contraire. Les Henri Dumont et autres écologistes avaient beau se remuer et agiter le chiffon rouge, rien, ou presque ne se passait. Constatons aussi que leur niveau de connaissances des enjeux était, lui aussi, très faible. Pour résumer, les politiques disaient et disent encore parfois, je ne peux rien faire, la société civile n’est pas prête.
Hop, je renvoie la patate, de plus en plus chaude, sur le citoyen…

Par construction, la pression mise par les politiques sur le monde économique était donc, elle aussi, nécessairement limitée. Et, par effet miroir, les entreprises, peu conscientes et insuffisamment à l’écoute des risques que ces crises faisaient peser sur leur activité, et pas volontaristes pour un sou, n’avaient elles-mêmes peu de motivations pour demander aux politiques d’agir. Elles ne ressentaient aucune pression en interne de leurs salariés-citoyens, nous l’avons déjà mentionné et se contentaient de politiques RSE timides et suivistes.
Pour résumer, les décideurs économiques disaient de leur côté: que voulez-vous que nous fassions si le consommateur n’est pas prêt…Hum, et la politique de l’offre ?
Hop, je renvoie la patate chaude qui devient brûlante à mesure que la planète se réchauffe, sur les citoyens…

Voilà, vous l’aurez compris, la mise en mouvement de la société était bloquée, les responsabilités ‘habilement’ et réciproquement renvoyées, c’est ce qu’on appelle le triangle de l’inaction. Malin, aujourd’hui, la patate nous brûle les doigts…

Alors, doit-on perdre espoir ? La machine est-elle définitivement grippée et notre monde condamné aux 4° ?
Disons qu’il va falloir mettre beaucoup d’huile dans les rouages pour qu’ils se mettent à tourner dans le bon sens, mais que rien n’est perdu si l’on agit vite.

Passer à une dynamique de mise en mouvement, que nous pouvons nommer le vortex de la régénération.

Disons aussi, que dans un contexte de prise de conscience généralisée, en tout cas en France, en Europe et dans certaines régions ‘en avance’ sur le sujet, il semble que les choses se mettent ou pourraient se mettre, à changer.
Pourquoi, car les citoyens, conscientisés, alertés et inquiets, pourraient faire pression sur les politiques d’une part et sur leurs entreprises d’autre part pour qu’ils bougent (cf. le phénomène de grande démission des jeunes générations qui quittent de plus en plus les entreprises accusées de cynisme et d’inaction environnementale) ; les politiques seraient dès lors poussés à réglementer plus vite, contraignant ou incitant les entreprises à agir ; les entreprises, par devoir de bonne gestion et de plus en plus conscientes des risques, pourraient elles-mêmes demander aux politiques un cadre plus clair et plus juste pour planifier leur transformation.

Pour trouver une formule et par soucis de clarté, nous passerions alors d’une situation de blocage, le triangle de l’inaction, à une dynamique de mise en mouvement, que nous pouvons nommer le vortex de la régénération.

 

Voilà ce à quoi nous devons tous œuvrer et ce pourquoi toutes les formes d’actions sont souhaitables et se complètent.
Faire pression sur les médias pour qu’ils alertent toujours plus et accélèrent encore d’avantage la prise de conscience citoyenne. Favoriser la mobilisation de la société civile, des consomacteurs et salariés-citoyens, pour qu’ils pèsent de plus en plus sur les décideurs économiques, au sein de leurs organisations et sur les décideurs politiques à toutes les échelles territoriales.
Faire pression sur les politiques pour qu’ils aient le courage de réglementer à la hauteur des enjeux, sans faire trop de pauses… Cela pourrait aider les entreprises, responsables de 75% des dérèglements actuels à comprendre que leurs intérêts et l’intérêt général ne font désormais plus qu’un, car un monde à +4° ne sera pas très bon pour leur business, comme ils disent…
Mais cette question fondamentale de la convergence des intérêts fera l’objet d’un prochain article.

Jérôme Cohen
Fondateur ENGAGE

La Data peut-elle se mettre au service de la transformation environnementale et sociale ? Le point avec Lou Welgryn, Head of Product chez Carbon 4 Finance, et co-Présidente de l’association Data for Good.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Lou Welgryn, j’ai 28 ans, et je suis Head of Product chez Carbon 4 Finance, et co-Présidente de l’association Data for Good.

Data for Good, c’est une communauté de 4000 experts de la tech. Ce sont des bénévoles qui donnent de leur temps pour accompagner les projets à impact sociaux et environnementaux qui n’ont pas forcément les ressources nécessaires en interne. Pour cela, nous créons des équipes de bénévoles qui vont donner du temps pendant 3 mois pour aider des associations qui servent l’intérêt général.

Et quelle serait votre définition de “data for good” ?

Il s’agit d’en permanence se poser la question de la finalité de l’usage de la donnée, et pas seulement de voir la donnée comme un moyen. Aujourd’hui, la donnée est un outil au service d’un produit ou d’un service que l’on vend. Donc lorsqu’on veut utiliser de la donnée “for good”, la première chose à faire est de se demander si le service ou le produit que l’on vend est compatible avec un monde bas carbone et en harmonie avec le vivant. Si la réponse est oui, alors on peut commencer à regarder comment l’utiliser.

Pour donner un exemple un peu plus concret, utiliser de la donnée pour réduire son impact quand on vend de la publicité vidéo en ligne n’a pas vraiment de sens, puisque la finalité du produit vendu n’est pas du tout alignée avec un monde bas carbone.

Enfin, chez Data for good, nous mettons un point d’honneur à ce que la donnée et le code produit soit open source, pour servir l’intérêt général et pour pouvoir être réutilisé par d’autres personnes qui auraient des problématiques similaires. C’est vraiment une démarche de construction de communs numériques.

Vous êtes par ailleurs “Carbon Data Analyst” chez Carbon 4 Finance, à quoi cela correspond-il ?

Chez Carbon 4 Finance, nous travaillons avec les investisseurs et les aidons à identifier les entreprises qui intègrent au mieux les enjeux environnementaux. Pour cela, nous développons des méthodologies sectorielles qui nous permettent de comprendre les impacts directs et indirects des entreprises.

Il s’agit vraiment de remettre la physique au cœur de l’économie, et de recalculer les impacts réels et les dépendances qu’ont les entreprises aux énergies fossiles, en évaluant à la fois leurs performances passées, présentes et futures. Cela laisse à appréhender leur compréhension des enjeux, la façon dont elles les intègrent dans leurs stratégies mais aussi de savoir si elles s’engagent réellement dans la transition. Grâce à cela, nous obtenons une sorte de bilan carbone simplifié, à partir des données publiques rapportées par l’entreprise, pour être capable d’identifier les meilleures au sein de chaque secteur. Nous utilisons également la note pour comparer les entreprises entre elles.

Data for good rejoint, d’une certaine façon la promesse initiale du web, aujourd’hui considérée comme dévoyée. En quoi la data peut-elle contribuer à la lutte contre le dérèglement climatique ?

Il s’agit donner les bonnes informations aux gens pour leur permettre d’agir. La technologie est un outil important certes, mais qui n’est pas essentiel dans le combat. Une fois que l’on a identifié les besoins qui sont les nôtres pour vivre dans un monde bas carbone et en harmonie avec le vivant et pour réussir à s’y adapter, alors à ce moment on peut utiliser les données pour décupler son impact.

Par exemple, chez Data for good, nous avons développé l’éco-score avec Open Food Facts, qui permet aux consommateurs de comprendre l’empreinte carbone de leur alimentation. Savoir que 1kg de bœuf génère 30kg de CO2 contre 700g pour 1kg de tomates peut permettre d’éclairer le choix des consommateurs, de faire prendre conscience aux industriels de ces changements de modes de consommation et les faire bouger.

Qu’en est-il pour les autres limites planétaires, comme l’effondrement du vivant par exemple ?

Je peux citer un autre exemple. Le projet Pyronear a pour objectif d’aider les pompiers à détecter les départs de feux. Concrètement, il s’agit d’un micro dispositif apposé sur une tour de guet, qui permet grâce à un algorithme de deep learning en open source, de traiter en instantané les images pour alerter les pompiers en cas d’incendie. Ici encore, la donnée permet d’avoir les bons ordres de grandeur pour prendre des décisions. Malgré les croyances, ce n’est pas la donnée en elle-même qui va nous aider à résoudre la crise climatique.

Et justement, quels seront les futurs métiers et donc les compétences et connaissances requises pour travailler dans la “data for good” ?

Il n’y a pas besoin d’avoir fait une école d’ingénieur ou des maths pendant 10 ans pour travailler dans le monde de la donnée. D’ailleurs, nous manipulons tous de la donnée, tout le temps. Cela peut être très intéressant d’avoir des profils différents, avec une diversité de regards. Il y a forcément des compétences techniques, puisqu’il faut apprendre à coder un petit peu, mais c’est finalement très réalisable si on accède aux bonnes formations en ligne.

Je pense qu’une autre compétence fondamentale, c’est la capacité de réflexion et d’interrogation sur les données manipulées. Il faut toujours se poser des questions sur la façon dont nous obtenons les chiffres, sur leur origine, sur les biais existants, car en fait, pour avoir un chiffre, on part toujours d’une hypothèse de départ. Au final, ne pas prendre les chiffres comme des vérités absolues, mais être capable de les nuancer et d’avoir cette envie de les comprendre.

Enfin, il faut aussi dire que la data est un monde encore très masculin, c’est donc très important en tant que femme d’oser ne pas se mettre de barrière. Ce sont des choses que j’ai moi même beaucoup vécues. Si c’est quelque chose que vous voulez faire, osez aller vers ces métiers !

Mais finalement, quand on sait l’énergie consommée par les data centers, la data peut-elle vraiment être “for good” ?

Il y a un vrai sujet. Les data centers représentent 25% de la consommation énergétique du numérique vs 45% pour la fabrication des terminaux.

En revanche, ce que l’on constate dans les faits, c’est qu’à chaque fois que l’on a inventé une technologie que l’on pensait plus efficace énergétiquement, on a fini par intensifier son usage. Si l’on prend l’exemple de la 5G, qui promettait d’être 10 fois plus efficace énergétiquement que la 4G, partout où elle est déployée, on explose le volume de données transférées. C’est donc une question d’effet rebond, propre à la technologie en général.

Prenons l’exemple de Chat GPT, 0,1% de l’usage est intéressant pour le climat (Climate Q&A par exemple) quand le reste sert à définir la façon dont on peut vendre encore plus de biens peu utiles pour notre bien-être.

L’autre sujet, c’est aussi que la manière dont on conçoit les outils et la technologie qui collecte les données peut nous enfermer dans un mode de pensée. Par exemple, les réseaux sociaux sont des outils pensés pour capter l’attention qui, de fait, favorisent notre consommation.  Il faudrait designer ces réseaux sociaux pour qu’ils favorisent un usage sobre. On en est loin.

Et enfin, Lou, quels seraient vos futurs désirables ?

Je pense à un monde ou c’est cool et stylé de mieux connaître le chant des oiseaux plutôt qu’un logo sur une image.

Mon futur souhaitable est bien défini par Timothée Parrique, c’est un futur où il y a “moins de biens et plus de liens”. Laissons nous le temps de vivre, parce qu’il s’agit bien de la ressource la plus précieuse, et réfléchissons à comment nous l’utilisons : en faisant des choses qui comptent ou en se tuant à gagner de l’argent pour un travail où l’on produit encore plus de choses inutiles ?

J’ai bien conscience que je parle en étant privilégiée, avec un travail qui me passionne. Donc un monde désirable, c’est aussi un monde où tout le monde a le choix de pouvoir faire un travail utile, qui fait sens.

Cette semaine, rencontre avec Sébastien Maire, délégué général de France Ville Durable, partenaire du Grand Défi. Avec lui, nous faisons le point sur le rôle essentiel des territoires dans la transformation écologique et sociale. 

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Sébastien Maire, le délégué général de l’association France Ville Durable. Une association d’intérêt général qui réunit des parties prenantes professionnelles de la ville durable. 

C’est un mouvement assez unique au niveau national, grâce à ses quatre collèges d’acteurs professionnels : l’État, les collectivités locales et certaines de leurs fédérations nationales et intercommunalités, les entreprises (aussi bien des grands comptes du CAC40 que des start-ups) et enfin, le collège des experts : des têtes de réseau nationales d’expertises ou de connaissances scientifiques qui viennent appuyer nos travaux.

Justement, quelles sont les missions de France Ville Durable ?

Repérer et diffuser le plus largement possible, en France et à l’international, des outils, méthodes et exemples concrets de réalisations ou de politiques déjà mises en œuvre, qui permettent à la fois l’accélération de la transformation et la montée en résilience des territoires.

Finalement, la transformation écologique doit répondre à des objectifs globaux, mais sa mise en œuvre, c’est de la dentelle territoriale, aussi bien sur l’atténuation que sur la résilience et l’adaptation. 

Selon vous, quel est le rôle des territoires dans la transformation de la société ? 

Un rapport du GIEC qui donne des grands chiffres à l’échelle mondiale en 2100, ne représente pas un outil pour l’action territoriale. Chaque territoire détient à la fois sa propre histoire, ses spécificités, son contexte, ses acteurs, sa géomorphologie, ses ressources… en somme, son passif hérité du développement économique du siècle dernier. Les stratégies de transformation et d’adaptation ne peuvent donc être les mêmes d’un territoire à l’autre.

Par exemple, on ne doit pas rénover des logements de la même manière au sud et au nord de la France, on ne doit pas lutter contre les mêmes risques environnementaux selon qu’on soit dans la montagne ou sur le littoral… En fait, l’État fixe un grand cadre, mais ce sont les élus locaux et les entreprises locales qui “font”. 

Enfin, il existe une certaine proximité au niveau territorial, qui fait que les élus, les entreprises et les citoyens connaissent très bien leur territoire, et on sait qu’il va être important de faire avec ceux qui savent ! Par ailleurs, les décideurs et décideuses ont une légitimité démocratique bien plus forte. 

Finalement, la transformation écologique doit répondre à des objectifs globaux, mais sa mise en œuvre, c’est de la dentelle territoriale, aussi bien sur l’atténuation que sur la résilience et l’adaptation. 

Qu’est-ce qu’un territoire durable et résilient ? Existe-t-il des indicateurs permettant de le mesurer ?

Un territoire résilient, c’est un territoire qui va mesurer son impact et son utilisation des ressources. Pour cela, le jour du dépassement est un très bon indicateur de non résilience : il nous permet de savoir que nous vivons à crédit. 

Ces dernières années, les territoires ont placé les objectifs de développement durable au cœur de leur action, ce qui nous a amené à continuer à développer sans cesse alors que nous sommes déjà surdéveloppés au Nord… À l’inverse, si l’on souhaite que les pays du Sud puissent accéder à un minimum de développement, il va falloir se rappeler que les ressources utilisées au Nord et au Sud sont les mêmes, et qu’il n’y en a pas assez ! C’est une question de choix : est-ce que l’on met des hôpitaux en Afrique où est-ce que l’on développe des voitures volantes ? En fait, le mot “limite” est trop peu pris en compte, pourtant la réalité physique s’impose aux décisions politiques ou économiques : notre monde est fait de limites et notre économie est totalement hors sol. 

Chez France Ville Durable, nous finançons des thèses de doctorat et des travaux visant à créer des indicateurs de territorialisation des limites planétaires. Pour savoir où agir en priorité, on a besoin de nouveaux critères qui tiennent compte de ces limites, mais aussi du plancher social : c’est la fameuse Donut Economy, que nous cherchons à instrumenter de manière très opérationnelle pour les territoires qui veulent bifurquer. Pour assurer un avenir sûr et juste pour l’humanité, il faut que les activités économiques entrent dans le Donut !

Avant cela, il faudra commencer par une chose importante : sortir du déni et comprendre la réalité de la situation, c’est indispensable pour prendre les bonnes décisions et mettre en application des stratégies tenables. 

Globalement, il y a beaucoup de concepts qui transcendent la ville durable et c’est nécessaire et positif, cela souligne aussi le fait que ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui ne fonctionne pas. 

Ces dernières années, de nombreux concepts ont émergé, à l’instar de “la ville du quart d’heure”, qu’en pensez-vous ?

C’est vrai qu’on en entend beaucoup parler ! C’est un super concept marketing pour dire une chose simple : il faut réaménager les territoires locaux ! En revanche, le concept n’est pas accompagné d’outils, de métriques, de méthodes… ce n’est pas un outil opérationnel. 

Globalement, il y a beaucoup de concepts qui transcendent la ville durable et c’est nécessaire et positif, cela souligne aussi le fait que ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui ne fonctionne pas. 

Selon moi, un concept s’oppose à tous les autres, c’est la vision holistique de la résilience. N’oublions pas que la résilience est notre horizon à tous quoi qu’il arrive, c’est notre horizon si nous ne parvenons pas à atténuer un certain nombre de phénomènes, mais c’est aussi notre horizon si nous y arrivons, parce que les changements de vision majeurs que nous allons devoir mettre en place pour que les territoires deviennent résilients, vont aussi appeler à de la résilience personnelle. 

Pourriez-vous citer des exemples de bonnes pratiques ? 

Avant tout, il faut prendre en compte qu’en matière de ville durable, tout prend du temps ! 

Mais pour citer un exemple, il y a l’éco-village des Noés à Val-de-Reuil en Normandie qui coche beaucoup de cases. Avant tout, il a été fait le choix du petit habitat collectif à la place des pavillons individuels, qui offre une bien meilleure qualité énergétique et qui limite au maximum l’artificialisation des sols. Autres avancées : l’éco-village est 100% biosourcé et la construction des bâtiments, basée sur une cartographie du vivant et de l’eau, est pensée pour ne pas y contrevenir (l’inverse de ce que l’on fait d’habitude). Résultats : cinq ans après sa création, il fait partie du top 3 des éco-quartiers dans lesquels les habitants disent le mieux vivre dans les 500 qui existent en France, il coûte beaucoup moins cher qu’un éco-quartier traditionnel et il a un très bon bilan écologique. 

Enfin, et même si nous devons arrêter de placer le numérique comme religion, je dois dire que certains outils numériques sont extrêmement utiles pour caractériser les enjeux à l’échelle du territoire… À titre d’exemple, Urban Print d’Efficacity, qui permet de prendre des décisions précises sur le fait de rénover ou de démolir des bâtiments. 

Et enfin, Sébastien, quels sont vos futurs désirables ?

Je dirai que c’est un futur frugal et convivial parce que réaliste ! Nous devons ériger la frugalité comme un horizon désirable : ce n’est pas un renoncement mais une façon d’améliorer nos qualités de vie. La frugalité représente un magnifique levier de réponse aux enjeux environnementaux, de renforcement des coopérations et de la solidarité.

Nos programmes et parcours facilitent la prise de conscience et l’engagement des citoyens, agents, élus et de tous les acteurs de votre territoire pour accélérer sa transition environnementale et sociale. Découvrez notre offre.

Frank Escoubès est co-fondateur et co-président de Bluenove. Expert en intelligence collective et en innovation sociale, il publie le mois dernier avec Gilles Proriol le livre La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen aux éditions de l’Observatoire.

 

Pouvez-vous vous présenter  ?

Je suis co-fondateur de Bluenove, société spécialisée dans l’intelligence collective massive, c’est-à-dire la capacité à faire réfléchir des grandes communautés de personnes (plusieurs milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers d’individus). Nous avons eu le privilège d’analyser les résultats du Grand débat national en 2019 quand 2 millions de citoyens se sont exprimés. Notre métier consiste à faciliter l’expression du plus grand nombre dans le cadre de consultations et de débats, et à analyser la parole des participants sur des sujets d’intérêt général, comme des politiques publiques, ou des sujets stratégiques lorsque nous intervenons pour des grandes entreprises ou organisations publiques.

 

Le taux d’abstention aux dernières élections régionales a atteint un record historique. Quel constat peut-on faire aujourd’hui de la démocratie et du débat politique en France?

Tous les observateurs ont regretté l’engagement citoyen abyssalement faible, avec 66,52% de taux d’abstention au premier tour et 65,7% au second. Il y a différents facteurs explicatifs, à la fois conjoncturels et structurels. Dans le livre que nous avons co-écrit avec Gilles Proriol, nous nous concentrons essentiellement sur les causes structurelles de cette rupture de confiance entre les citoyens et leurs représentants. Je n’en citerai que trois :

La première, la plus fondamentale, est liée au sentiment que le peuple est consulté, mais qu’il n’est pas entendu. L’absence de décisions politiques fortes à l’issue du Grand Débat National en 2019 a laissé des traces.

La seconde source de défiance aura été le passage à vide de l’expression citoyenne durant la crise sanitaire avec un régime d’exception ayant favorisé l’autorité du gouvernement et la mise en place d’une « épistocratie », c’est-à-dire une gouvernance et une prise de décision par les savants (médecins et épidémiologistes). Cette absence de consultation pendant la gestion de la crise sanitaire n’a fait que renforcer la dissociation entre le pouvoir politique et l’expression des citoyens, notamment dans des situations sensibles qui touchent à la vie privée et aux libertés fondamentales, comme l’interdiction de rendre visite à ses proches en EPHAD ou l’impossibilité d’honorer ses propres défunts. Cela a pu donner aux citoyens l’impression d’une extrême violence politique quand le peuple est mutique.

Enfin, la cause la plus profonde du désengagement citoyen est liée à ce que l’on qualifie dans le livre de « crise cognitive ». En effet, dans un contexte de flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles, alimentés par des réseaux sociaux qui entretiennent une culture du clash permanent, et par des médias qui ne restituent plus de manière cohérente et exhaustive toute la complexité de notre monde, le coût d’acquisition d’une information raisonnée est devenu prohibitif pour le citoyen. Toutes ces carences additionnées créent une impossibilité cognitive : il est de plus en plus difficile pour tout un chacun de s’informer, de se faire un point de vue sur un problème social ou sociétal, avec ses multiples tenants et aboutissants, et finalement d’exercer un « raisonnement démocratique ».

 

« Il est de plus en plus difficile pour le citoyen de s’informer et d’exercer un raisonnement démocratique, noyé dans un flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles. »

 

 

Quels sont les conditions à mettre en place pour une démocratie plus participative et inclusive ?

Un grand parti pris traverse notre livre pour étayer les quatre grands moments de la démocratie inclusive que sont la consultation, la co-construction, la co-décision et la co-action.

Il consiste à considérer qu’à chaque étape du cycle de vie de la décision publique, les objectifs démocratiques diffèrent. La démocratie participative doit donc changer de forme en permanence. L’idée de « consultation » citoyenne n’est qu’un format parmi d’autres, souvent plutôt ancré dans l’amont des politiques publiques. Ainsi, si l’on zoome sur chacune des 4 étapes, il parait plutôt naturel de considérer qu’au stade de la consultation, où l’objectif consiste à faire s’exprimer les attentes, préoccupations et témoignages des citoyens, il faut chercher à solliciter le plus grand nombre d’entre eux, avec un enjeu de volume, de diversité et de représentativité. Lorsqu’on passe à l’étape suivante, la co-construction des politiques publiques, le niveau d’exigence s’accroît : cela nécessite plus de débats, de confrontations, de compétences et de compromis. C’est là qu’on voit émerger la notion « d’experts profanes ». Il s’agit de citoyens qui ont une double caractéristique : soit ils sont très concernés, impactés et affectés par le problème en question (on parle de « concernement »), soit ils ont développé des compétences particulières pour y répondre, par passion ou du fait même de leur activité professionnelle. Lorsqu’on réunit ces experts profanes, on obtient des délibérations de haute qualité, avec des points de vue plus complets, plus mesurés et plus constructifs.

Nous poussons ce parti pris du ciblage citoyen dans les étapes suivantes, notamment au stade de la co-décision, en proposant d’expérimenter, dans certains cas spécifiques et sur des sujets plutôt nationaux ou régaliens, de nouvelles formes d’expression du droit de vote avec la mise en place d’un système de « démocratie liquide ». Il s’agit d’un dispositif de délégation qui consiste à confier son droit de vote sur tel ou tel sujet à quelqu’un de plus expert que soi. Ce système a été testé dans certains pays nordiques, et a permis de prototyper une véritable « démocratie de la compétence ». Nous évoquons également dans le livre l’hypothèse du vote différencié, qui consiste à concevoir que sur certains scrutins ou lors de référendums, certaines catégories d’électeurs pourraient bénéficier d’un droit de vote supérieur aux autres : notamment les citoyens qui seraient davantage concernés par les conséquences du scrutin en question. Par exemple, les jeunes générations sur la transition écologique ou lors du référendum britannique sur le Brexit.

 

 

Ces dernières années, nous avons pu voir la mise en place d’outils démocratiques comme la Convention Citoyenne pour le Climat, tendons-nous vers une démocratie plus participative et inclusive  ?

En effet, nous observons depuis 2 ans une avancée notable dans le domaine de la démocratie participative avec des initiatives de grande ampleur de type Grand débat national ou Convention Citoyenne pour le Climat. Cela part d’une intention d’inclusion tout à fait louable, même si ces initiatives n’ont pas encore conduit aux décisions politiques auxquelles elles auraient dû aboutir.

Nous avons notamment été surpris dans le cas de la Convention Citoyenne pour le Climat par la promesse du « sans filtre ». Il aurait fallu considérer cette Convention non pas comme une fin de processus législatif, mais comme un étape clé dans une démarche itérative plus respectueuse des prérogatives des experts et des parlementaires. Les 150 citoyens tirés au sort ne peuvent pas être considérés comme des députés de fait, bénéficiant soudainement d’un mandat impératif. Ils doivent en revanche fixer les grands principes de l’action publique, les priorités déterminantes, les points d’intransigeance et les espaces de compromis possibles. Notons qu’on peut également s’interroger sur le critère de représentativité de ces 150 citoyens censés reproduire une « France en miniature » : dans un tirage au sort non assorti d’une obligation de participation (contrairement aux jurys d’assises), ne s’investissent que les plus convaincus. Sans compter la question de la représentativité des groupes de travail : s’il est déjà difficile d’être représentatif à 150, comment l’être à 15 personnes, une fois réparties par sous-groupes sur tel ou tel thème, « Se nourrir » ou « Se déplacer » ?

On aurait pu imaginer une démarche différente : par exemple, 50 conventions chacune constituée de 150 citoyens partout en France, un débat plus large sur une plateforme digitale, ou encore la validation des 149 propositions des Conventionnaires par des échantillons de 1000 personnes (méthode des quotas) représentatives de la structure de la population française…

 

 

Pouvez-vous donner des exemples concrets en France ou dans le monde d’initiatives mises en place qui fonctionnent ?

Dans le livre, nous donnons l’exemple de la Climate Assembly UK, l’équivalent britannique de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui s’est déroulée au même moment et dont quasiment personne n’a parlé. La démarche semblait similaire sur le papier, mais elle a été conçue sur des postulats bien différents. 108 citoyens tirés au sort, à qui on a demandé non pas de co-construire les futurs projets de lois « sans filtre », mais de fixer les grands principes d’action du gouvernement britannique, c’est-à-dire les conditions d’acceptation des futurs projets de loi. 25 grands principes ont ainsi été sélectionnés, comme par exemple : envisager une transition par phase, partager à égalité les responsabilités entre les individus, les entreprises et le gouvernement, préserver l’économie et les emplois britanniques, faire mesurer les progrès par un tiers de confiance, etc.

A la différence des 149 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, ces 25 grands principes de référence sont là pour fixer les principes et critères des futurs acceptables susceptibles d’aider la décision, sans formuler une mesure technique dont la faisabilité serait rapidement sujette à caution. En d’autres termes, ils ne se substituent pas au travail des experts et des députés. C’est un bon exemple de compréhension de là où se situe le rôle et la valeur du citoyen dans un travail de co-construction publique. Les citoyens interviennent dans le processus, mais ils ne sont pas seuls. C’est à une véritable « négociation collective » entre élus, experts, société civile organisée (syndicats, ONG, associations) et citoyens qu’il faut s’atteler pour mieux co-décider. Lorsque nous aurons réussi à installer une culture du compromis et du sacrifice « raisonnable » entre ces grandes parties prenantes, on aura fait progresser la rencontre entre le Demos (le peuple) et le Cratos (la puissance de décider).

 

« Il faut installer une culture du compromis, du sacrifice “raisonnable”
et faire progresser la rencontre entre le Demos et le Cratos.
»

 

 

Pour en savoir plus :

La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen, Frank Escoubès et Gilles Proriol

 

 

Pierre-Etienne Franc est Directeur des activité Hydrogène Energie chez Air Liquide, numéro 2 mondial des gaz industriels. Après vingt-cinq ans de carrière dans le groupe industriel, il est aujourd’hui responsable de l’ensemble des activités liées aux systèmes hydrogène. Il est aussi membre fondateur et secrétaire du Conseil de l’Hydrogène qui rassemble les ambassadeurs du développement de l’hydrogène au sein la transition énergétique.

 

Qu’est-ce que la crise du Covid 19 a changé dans la sphère économique ?

D’abord, comme durant la crise des Subprimes, la crise actuelle nous rappelle l’importance de la diversité des acteurs économiques, permettant une meilleure résilience de la société face aux chocs, ainsi que la nécessité de collaboration entre ses acteurs.

Prenons l’exemple de la production de respirateurs. A Air Liquide, nous étions la seule entreprise à produire des respirateurs sur le territoire français. L’État nous a sollicité en urgence pour multiplier par cinquante la production, ce dont nous étions incapables seuls. Nous avons engagé un rapprochement avec d’autres grands acteurs de la production de série, Valeo, Peugeot et Schneider. La collaboration entre ces grands groupes industriels, qui travaillent dans des secteurs différents et qui n’ont pas l’habitude des partenariats, a finalement permis de mettre en marche la dynamique attendue.

Ce qui différentie la période actuelle à la crise de 2008, c’est qu’aujourd’hui, on fait beaucoup plus de lien entre la crise sanitaire et des enjeux plus larges, sociétaux et environnementaux. De fait, il n’y pas un seul plan de relance qui ne comporte pas une part tournée vers les enjeux de transition énergétique.

“ Dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions.

 

Malgré des politiques de réduction drastique des coûts, notamment dans les secteurs de l’aéronautique, de l’automobile ou du tourisme, toutes les grandes entreprises cherchent à maintenir dans leurs agendas des grands objectifs stratégiques de long terme. Pourquoi ? Car dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions. Ce sont des moyens pour garder le cap et tenir la distance.

Les entreprises qui ne croient pas en quelque chose de plus grand que les marchés avancent vers un monde très instable, qu’elles subissent totalement.  Il s’agit de passer d’un monde fortement tiré par les logiques de marchés, à un monde d’après dont les besoins sociétaux inspirent les décisions stratégiques beaucoup plus nettement. C’est en tout cas ma conviction profonde.

 

Comment concilier les enjeux de long terme avec les urgences du court terme ?

C’est la grande difficulté : on ne peut évidemment se payer des visions à long terme que si l’on réussit à tenir les exigences opérationnelles et financières du court terme.
D’aucuns souhaiteraient ainsi une transition immédiate d’un système à un autre, par exemple d’une économie fossile à une économie neutre en carbone. Le problème de cette stratégie souvent dite de l’effondrement, c’est qu’elle ne mobilisera jamais les entreprises qui sont pourtant les acteurs centraux de la transition, par les technologies, les moyens financiers, la capacité de se mobiliser dans toutes les géographies et localement.

 

“ Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

 

A quoi ressemble ton entreprise désirable ?

C’est une entreprise à la fois performante et dont le chemin de performance sert aussi des intérêts plus grands qu’elle. Une entreprise qui a pris conscience, dans l’ensemble de sa stratégie, de tous les tenants et aboutissants de sa chaine de valeur vis-à-vis des enjeux de bien commun.

Je suis convaincu que l’entreprise qui ne suit que des ratios de performance sera fortement bousculée par les marchés financiers eux-mêmes dans quelques années – et cela a déjà commencé. Les financiers ne voudront plus investir dans des entreprises qui n’ont pas mesuré l’impact possible sur leur activité d’un effondrement des énergies fossiles lié à des chocs externes ou à des retournements politiques. Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

Le défi du manager de demain est donc d’intégrer les externalités positives et négatives à l’élaboration de sa stratégie, et de démontrer comment les bénéfices d’aujourd’hui générés par des activités fossiles par exemple doivent permette d’investir plus chaque année plus dans les modèles propres de demain.

 

Quelle est la place du politique dans la transition écologique des entreprises ?

L’entreprise ne peut pas avancer seule. Pour mettre en place des plans de neutralité carbone ambitieux, il est essentiel d’ouvrir un dialogue tripartite entre l’entreprise, les politiques publiques et les financiers.

A Air Liquide, pour pousser le développement des systèmes hydrogène, nous avons par exemple essayer de fédérer les acteurs mondiaux de tous les grands secteurs concernés autour d’une vision collective de long terme, partagée au plus haut niveau, en créant un Conseil de l’Hydrogène.

 


Le conseil de l’hydrogène

 

Nous avons ensuite développé une ambition sur le rôle que l’hydrogène pouvait jouer dans la transition énergétique, nous l’avons structurée, quantifiée et expliquée. Progressivement cette vision a été reprise, challengée, retravaillée puis appropriée par la plupart des grands think tank de l’énergie et de la transition. C’est ainsi progressivement devenu un sujet fédérateur, et les politiques et les financiers ont commencé à s’y intéresser. Cette dynamique vertueuse permet maintenant d’engager des secteurs entiers sur des trajectoires inédites !

C’est peut-être cela que doit viser ce que vous appelez un management éclairé (quoi qu’on ne sait que bien plus tard si l’on a été éclairé ou pas…) : rechercher à l’extérieur de sa zone de confort des sources d’inspiration pour consolider des convictions indépendantes des effets de crises et pouvoir ainsi proposer des ambitions qui soient capables de porter les énergies au-delà des crises.

Aujourd’hui, quand nous parlons aux marchés financiers, nous discutons autant des sujets de long terme que des performances à court terme. Si nous avions des résultats à court terme sans objectifs à long terme, l’engagement des actionnaires serait probablement plus passif. Mais si nous n’avions que des objectifs de long terme merveilleux sans performance intrinsèque à court terme, les actionnaires ne nous suivraient certainement pas non plus !

Karine Jacquemart est la directrice de foodwatch France. Engagée pour défendre transparence et droits de l’homme, elle dirige des projets internationaux dans le secteur associatif depuis plus de 16 ans, notamment des missions humanitaires en Afrique avec Action Contre la Faim, ou la campagne Forêt d’Afrique et droits des populations avec Green Peace. Depuis 2015, elle dirige l’organisation foodwatch qui milite pour plus de transparence dans le secteur alimentaire, afin que nous ayons tous et toutes accès à une alimentation sans risques, saine et respectueuse de l’environnement.

 

En pleine crise sanitaire, tu souhaites nous parler de la « stratégie du choc » de Naomie Klein. Pourquoi ?

Dans son essai La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (2007), la journaliste d’investigation Naomie Klein a mis en lumière comment des décennies d’ultralibéralisme ont démantelé la puissance publique. De la chute de Salavador Allende à la guerre d’Irak, elle documente factuellement comment Milton Friedman, les Chicago Boys puis tous les porteurs du néolibéralisme, et surtout les lobbies qui défendent des intérêts privés, ont su se servir des périodes de chocs (catastrophes naturelles, changements de régimes, attentats, guerres) pour imposer des mesures au détriment de l’intérêt général.

Elle cite par exemple l’ouragan Katrina (2005) qui a mené à la privatisation des écoles dans la région de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis, ou encore la guerre des Malouines (1982) qui a été un prétexte pour Margaret Thatcher pour faire passer des lois antisociales au Royaume-Uni.

Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.
Avec l’équipe de foodwatch, nous nous battons tous les jours sur l’alimentation et pour faire adopter des mesures de prévention pour protéger la santé des citoyens en France et en Europe : faire interdire des additifs dangereux pour la santé, lutter contre la malbouffe et l’obésité, etc.   Ce qui devrait relever du bon sens se transforme en batailles et en combats de David contre Goliath. Pourquoi ? Parce que, entre les croyances aveugles qu’il ne faut surtout pas ajouter de contraintes au secteur privé, mais plutôt réduire la puissance publique (les deux étant bien sûr liés) et les conflits d’intérêt. Trop d’Etats et de responsables politiques au niveau national comme européen sont influencés par les intérêts privés, les lobbies, les multinationales. Et les accords de commerce internationaux de nouvelle génération, comme le CETA entre l’UE et le Canada, vont encore accentuer ces rapports de force.

Dans le contexte du Covid-19, nous sommes nombreux à vouloir sortir de la crise par le haut en bâtissant les fondements d’une société plus juste et plus respectueuse de la nature. J’en suis très heureuse. Mais gardons à l’esprit que nous ne sommes pas les seuls à voir la crise comme une opportunité de changement. Les lobbies cherchent de leur côté à se servir de cette période pour freiner toute réglementation et continuer de défendre leur business et un certain laissez-faire, même au détriment des populations.

 

“ Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.

 

Quelles tentatives de lobbying avez-vous repérées ?

Nous avons publié sur le site de foodwatch une lettre de l’industriel Bayer écrite en pleine crise de Covid-19 à la commission en charge de la stratégie européenne Farm to Fork for Sustainable food, dans laquelle l’industriel explique que de nouvelles réglementations concernant les pesticides ne sont pas souhaitables. Alors qu’il est clair qu’il faut agir sur les pesticides ! Nous avons lancé une pétition au niveau  européen pour demander aux géants des pesticides en Europe, Bayer, BASF et Syngenta, d’arrêter de produire et d’exporter des pesticides nocifs. Interdites d’utilisation en Europe en raison de leur dangerosité pour la santé et l’environnement, certaines substances sont encore autorisées à la production et à l’export.
Par boomerang, on les retrouve ainsi dans les produits alimentaires que nous importons et donc dans nos assiettes. C’est une aberration.

Nous avons par ailleurs mis la main sur d’autres lettres de lobbies adressées par Bayer au Parlement Européen expliquant qu’en temps de crises, les industries font beaucoup d’efforts pour nourrir les populations et qu’il ne faut pas leur mettre de bâtons dans les roues par de nouvelles réglementations.

Nous n’attendons pas des entreprises qu’elles soient philanthropiques. Il est évident qu’elles doivent défendre leurs intérêts propres et leur modèle économique. Personne ne leur reproche de faire des bénéfices. Ce que nous leur reprochons, c’est de défendre leurs intérêts propres même lorsque c’est au détriment de l’intérêt général, des services publics, de la protection des droits et de la santé des citoyens.
Et ce que nous apprend la crise actuelle, comme toutes les crises passées dépeintes par Naomi Klein, c’est que rien ne les arrêtera …sauf si nous les arrêtons.

 

N’observes-tu pas une prise de conscience, notamment dans le monde économique ?

Il est évident que nous sentons une vraie prise de conscience à plusieurs niveaux de la société. Ce sont néanmoins aujourd’hui les lobbies qui capturent l’essentiel du pouvoir politique.
Force est de constater que le démantèlement de la puissance publique par les politiques ultralibérales depuis presque 50 ans a porté ses fruits et continue. Après la crise financière de 2008, nous avons eu l’impression d’une prise de conscience, notamment avec de grandes déclarations de certains responsables politiques. Mais fondamentalement, qu’est-ce qui a changé alors concernant la réglementation financière  et la financiarisation de l’économie et de l’environnement ? Les banques ont-elles eu à rendre des comptes ? Le système a-t-il changé ?

 

“ Il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.”

 

Ne penses-tu pas qu’aujourd’hui une prise de conscience plus large et à un plus haut degré peut mener à un réveil social et écologique ?

Je pense en effet que nous sommes à une croisée des chemins. Je resterai de toute façon optimiste et déterminée car il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.
La question est de savoir comment transformer cette prise de conscience en une masse critique, et surtout en actions concrètes. La prise de conscience permet déjà la création de poches de solidarités et de réseaux de résilience qui sont vitaux. Mais si nous ne trouvons pas les moyens d’agir pour faire contrepoids et peser sur le système, la seule prise de conscience ne suffira pas.

Comment élaborer notre propre stratégie du choc ?

Il faut à mon avis se concentrer sur ce rapport de force entre intérêt général et intérêts privés. Pour atteindre un point de bascule, il faut à la fois s’opposer et bloquer le business as usual délétère et peser dans la balance, de tout notre poids. Je pense qu’il faut  s’attaquer de toute urgence à certains nœuds du problème.

Le premier nœud est l’espace trop libre laissé aux intérêts privés au détriment de la puissance publique.

On ne connait que trop pas exemple le phénomène de « porte tournante » (aussi appelé « chaise musicale » ou “revolving door”), c’est-à-dire une importante rotation de personnels entre les instances publiques et les entreprises privées.  Comment accepter par exemple que l’ancien président de la Commission Européenne, José Manuel Durão Barroso ait rejoint Goldman Sachs juste après ?

 

Autre aberration : l’année dernière, nous avons découvert et dénoncé le fait qu’il est autorisé pour les présidences tournantes européennes d’avoir des sponsors privés. Coca Cola était ainsi sponsor officiel de la présidence roumaine du Conseil de l’Union Européenne. Les lobbies ne se cachent même plus !

Il est essentiel de redéfinir qui sont les serviteurs de l’intérêt général et qui sont ceux qui défendent l’intérêt privé car on nage aujourd’hui en pleins conflits d’intérêts qui empêchent les avancées dont on a un besoin vital pour une France et une Europe plus démocratiques, plus transparentes, plus sociales et plus justes.

Deuxième nœud du problème : la nécessité de réaffirmer la souveraineté de la puissance publique.
Aujourd’hui, le débat essentiel sur l’importance des services publics est à la Une car la crise sanitaire a mis au grand jour les résultats du démantèlement de l’hôpital depuis 50 ans. Le problème, c’est qu’alors même que nous nous mobilisons pour demander une politique de protection de la santé et des populations plus forte, nous sommes aussi en train de signer des accords de commerce internationaux qui nous confisquent notre souveraineté et nous empêcheront demain de prendre des décisions en faveur de l’intérêt général, comme l’interdiction d’OGM, de pesticides ou des mesures pour protéger l’environnement. La question des accords de commerce est donc un problème essentiel, que j’explique dans une vidéo avec l’exemple du CETA. Si on perd ce combat, on ne pourra pas gagner les autres.

Enfin, un troisième nœud reste l’opacité et l’impunité des manœuvres insidieuses.
Certains responsables politiques et économiques, prêts à tout pour défendre leurs intérêts propres, opèrent dans la plus grande impunité. S’ils n’ont pas à rendre de comptes, alors il est évident qu’ils vont continuer.
C’est pourquoi ll est de notre devoir d’enquêter, de dénoncer ces comportements, de pointer les projecteurs vers les pratiques inacceptables et leurs responsables, pour les obliger à s’expliquer et pour créer un effet dissuasif. Ce qui touche à notre société, nos droits, notre environnement à tous, doit être débattu en pleine lumière, sur la place publique. Pas dans l’ombre des petits arrangements entre amis.

“ Le défi est de réunir nos forces de manière transversale, coordonnée et efficace.

 

Mais concrètement, comment atteindre ces objectifs qui semblent pour beaucoup hors d’atteinte ?

Si nous voulons être à la hauteur de nos “ennemis”, de l’artillerie lourde à laquelle nous faisons face, nous devons faire corps. Et ce, j’en suis convaincue, dans une confrontation déterminée, mais non-violente. L’organisation d’un contrepoids citoyen unifié, composé de lanceurs d’alertes, d’ONG et de citoyens concernés est essentielle. Et surtout, nous devons mettre sur la table un programme de société alternatif, et des choix politiques clairs, crédibles et opérationnels..

Le défi, c’est de réunir nos forces de manière transversale, en tirant profit de la richesse et de la diversité de la société civile et en liant tous les domaines qui ne doivent former qu’une réponse, mais aussi de manière coordonnée et efficace.

Crois-tu vraiment à cette union de la société civile ?

Assurément ! On le fait déjà au quotidien entre associations dans les combats que l’on mène. Mais il faut cette fois aller beaucoup plus loin. Toutes les initiatives que je vois fleurir en ce sens m’inspirent beaucoup. Il y a par exemple le récent « Conseil National de la Nouvelle Résistance » qui nous rappelle qu’en 1944, des citoyens se sont rassemblés pour proposer un programme « Les Jours Heureux ».
Un programme qui parle de lutte contre l’oppresseur, de justice sociale et de libertés fondamentales, et qui nous rappelle que des gens se sont battus pour un modèle de société qui est aujourd’hui en train d’être démantelé: liberté de la presse, services publics, etc. C’est à nous de le défendre, non seulement en France mais partout, à commencer par l’Europe !

Quels sont tes futurs désirables ?

Que nous arrivions, ensemble, à faire basculer les rapports de force pour peser sur les décisions et arrêter d’être dans un système qui marche sur la tête et se trompe de priorités: non, les questions économiques et financières ne sont pas la seule boussole…

Tout simplement que l’on vive dans une société où il est normal pour tout le monde que l’intérêt général soit respecté. Une ligne rouge bien comprise et défendue. 

 

Fabrice Bonnifet est Directeur du Développement Durable du groupe Bouygues. Depuis des années, il se bat pour faire évoluer les modèles économiques des activités du groupe : énergie & carbone, ville durable, achats responsables, économie circulaire et de la fonctionnalité.
Il est également Président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D) et membre du conseil d’administration de The Shift Project.

 

Comment te sens-tu ?

Mieux que quand ce sera pire… J’ai toujours été pessimiste sur l’avenir de l’humanité, mais je suis un pessimiste « plus », selon la distinction de Pablo Servigne. Je ne me fais pas d’illusions mais je me dis que tout ce qui peut être tenté doit l’être. C’est pour cela que je m’active beaucoup.

“ Réinventer un storytelling du « comment vivre heureux » en étant dix fois plus sobres qu’aujourd’hui, et inventer un modèle qui nous permette de ne pas vivre en survitesse par rapport aux ressources naturelles.

 

Ce qui m’inquiète le plus, c’est le caractère inextricable des enjeux qui sont devant nous : réussir à continuer à vivre à peu près en paix tout en reconfigurant le modèle économique de l’humanité, aujourd’hui basé sur le dogme de la croissance infinie avec des ressources finies, qui est mathématiquement impossible. Comme on ne l’aura pas préparée, il faudra gérer la décroissance de manière subie.
Il faudra faire preuve de pédagogie pour faire du monde de demain un monde désirable, malgré le fait qu’il ne sera plus assis sur le paradigme de l’hyperconsommation, du Black-Friday et des week-end à 50€ à Marrakech. En bref, réinventer un storytelling du « comment vivre heureux » en étant dix fois plus sobres qu’aujourd’hui, et inventer un modèle qui nous permette de ne pas vivre en survitesse par rapport aux ressources naturelles.
Le défi dans les années à venir va être de se mettre d’accord sur ce modèle de sobriété heureuse qui, aujourd’hui, n’existe pas encore à grande échelle. C’est un sacré défi pour l’humanité, sachant que le temps nous manque…

“ Je crois au local, aux villes et aux territoires. A la construction de poches de résilience qui formeront progressivement un maillage territorial de plus en plus dense.

 

Ce qui te fait peur, est-ce plutôt la complexité des enjeux ou la rapidité avec laquelle nous devons y répondre ?

Les nouvelles solutions sont complexes à mettre en place d’une part parce que la régulation n’est pas adaptée, mais surtout à cause des verrous sociotechniques très ancrés dans nos sociétés. Les conservateurs, ancrés dans leurs certitudes héritées du siècle dernier, sont de vrais freins à l’action. J’évite d’ailleurs de travailler avec toutes ces personnes toxiques, bloquées dans une posture intellectuelle de questionnement permanent et de défiance. Sans même parler des climato-cyniques et des climato-sceptiques…

Mais le vrai défi commence une fois ces difficultés contournées. Une fois que l’on a développé un premier projet innovant, la question est de savoir comment on passe de 1 à 1000, à 10 000 puis à 1 million. Il va falloir notablement accélérer.
Cela fait treize ans que je suis dans mes fonctions chez Bouygues et, malgré nos efforts pour développer les bâtiments passifs ou à énergie positive, les changements sont vraiment trop longs à se mettre en place. Il faudra que la régulation nous aide, tôt ou tard. Si on avait par exemple une taxe carbone à 150 euros la tonne, cela nous faciliterait grandement la tâche…

“ Il faut éviter de trop se projeter. […] Ma vision est qu’il faut directement aller de l’idée à l’action, sans passer par la réflexion.

 

Tu penses donc que la clé du changement se situe au niveau politique ?

Je ne crois plus à des politiques aux niveaux national et international, et j’ai d’ailleurs complètement abandonné l’idée de faire bouger les choses au ministère ou dans les grandes rencontres internationales. A ces échelles de pouvoir, se mettre d’accord relève de la mission impossible.
Par contre, je crois au local, aux villes et aux territoires. A la construction de poches de résilience qui formeront progressivement un maillage territorial de plus en plus dense.
Mais il faut éviter de trop se projeter. Ce qu’il faut faire aujourd’hui, c’est promouvoir les solutions, montrer qu’elles fonctionnent, les rendre désirables, montrer qu’il existe des modèles économiques qui, même s’ils sont moins rentables que les anciens modèles, permettent de réinvestir, et ainsi accélérer le développement de ces solutions sur les territoires.

“ Pour rendre les nouvelles solutions désirables, il ne suffit pas de les raconter, il faut les vivre, les expérimenter.

 

Comment arrives-tu à faire dialoguer ta vision personnelle et ta fonction chez Bouygues ?

Ma vision est qu’il faut directement aller de l’idée à l’action, sans passer par la réflexion. Les comités, les commissions, tous ces organes qui pensent le monde d’après, on en a trop fait. Aujourd’hui, on n’a plus le temps de réfléchir. Il nous faut passer à l’action !

Ce qui me raccroche à une forme d’espoir, c’est qu’il existe des solutions pour tout, dans tous les domaines. Que ce soit dans le bâtiment, le textile ou l’agroalimentaire, il existe des alternatives durables qui peuvent être mises en place dès demain. Et pour rendre ces nouvelles solutions désirables, il ne suffit pas de les raconter, il faut les vivre, les expérimenter.
Notre stratégie chez Bouygues, quand on trouve une bonne idée pour le monde d’après, est d’abord de trouver un client courageux qui accepte de prendre le risque de co-développer la solution avec nous. Une fois la solution expérimentée, on essaye de donner à d’autres parties prenantes l’envie de l’utiliser, et ainsi de la déployer le plus largement possible. C’est donc une approche exclusivement pas l’action.

“ Nos marges de progression en termes d’efficacité sont colossales.

 

Ce qui me donne aussi de l’espoir, c’est d’observer que nos marges de progression en termes d’efficacité sont colossales. Quand on sait qu’un tiers de la production alimentaire mondiale est gaspillée avant même d’arriver dans nos assiettes, qu’une voiture individuelle est à l’arrêt 96% du temps, qu’une perceuse individuelle n’est utilisée que dix minutes par an, que les bâtiments -hors logement- ne sont utilisés que 25% du temps, on peut se dire qu’il nous reste une marge d’amélioration.
Chez Bouygues par exemple, avec le concept BHEP (Bâtiment Hybride à Économie Positive), on essaye de montrer à nos clients que certaines parties des bâtiments, non utilisées 75% du temps, peuvent être mises à la disposition d’autres personnes pour d’autres usages. Si l’on réussit à faire cela à l’échelle d’un territoire ou d’une ville, on récupère théoriquement 75% d’espaces. Ces solutions sont à notre portée d’un point de vue technologique et rentables d’un point de vue économique. Car le mètre carré le moins cher est celui qu’on ne construit pas.

 

A quoi ressemblent tes futurs désirables ?

Une société où l’on se resynchronise avec la nature. Où l’on réapprend à vivre lentement, à redécouvrir les plaisirs simples et gratuits. Mais aussi où l’on se lance dans une politique effrénée de réduction de la démographie. Les capacités de la planète ne permettront pas qu’on vive en paix dans des conditions environnementales acceptables avec dix milliards d’habitants. Tôt ou tard, nous effectuerons la redescente. La question est de savoir comment : soit par des drames – le XXème siècle a démontré notre grande créativité en la matière – soit de manière consentie, organisée, et donc souhaitable.

Virginie Raisson-Victor est chercheure-analyste en relations internationales, géopolitique et prospective. Elle préside également le Laboratoire d’Etudes prospectives et d’analyses cartographiques (LEPAC), et a été pendant neuf ans membre du Conseil d’administration de Médecins sans frontière. Forte de son expertise géopolitique, prospective et sociétale, sur le terrain (crises et conflits), au sein d’organisations internationales et auprès de grandes entreprises, elle nous apporte sa vision acérée dans une période de grande incertitude.

 

Quels sont les principaux enseignements de la crise sanitaire actuelle ?

Le premier enseignement de la crise du Covid est que les sociétés humaines sont d’une grande vulnérabilité. Nous vivons dans des sociétés qui détiennent des connaissances scientifiques, techniques et historiques incroyables. Pourtant, nous sommes mis en échec par un micro-organisme qui paralyse le monde entier. Cette vulnérabilité vient de la non prise en compte de la complexité de la société, dont le caractère systémique s’est accru avec la mondialisation industrielle, le libre-échangisme et la digitalisation.

La crise nous rappelle aussi que l’on ne peut pas jouer avec la nature. L’homme rêve depuis longtemps d’asservir les écosystèmes à son projet mais, que ce soit sous la forme de catastrophes naturelles ou de pandémies, il lui est toujours rappelé qu’il n’est pas maître de l’ordre de l’univers.
En ce sens, la crise en cours révèle une certaine continuité de l’histoire : à l’échelle de l’histoire humaine, le phénomène pandémique n’a rien d’exceptionnel. Ce qui est nouveau, c’est notre exposition accrue au risque, du fait de la déforestation et de la proximité croissante entre les animaux et les hommes.

“  La mort est devenue de plus en plus inacceptable dans nos sociétés. 

 

Plus fondamentalement, la crise du coronavirus pose la question de la place (ou plutôt la « non-place ») de la mort dans nos sociétés occidentales modernes.
Du fait de l’augmentation de l’espérance de vie permise par les progrès scientifiques et médicaux, et du développement des systèmes assuranciels, la mort est devenue de plus en plus inacceptable dans nos sociétés. Nous vivons depuis quelques décennies dans l’illusion d’une certaine immortalité, plus ou moins consciente.

C’est cette non-acceptation de la mort qui guide aujourd’hui notre arbitrage face à la pandémie : il ne semble faire aucun débat qu’il faut sauver les malades du Covid à tout prix. On a eu beau observer que la moyenne des gens qui meurent du coronavirus est très élevée -84 ans-, on a fait le choix d’arrêter toute activité économique pour sauver des vies, quitte à s’exposer à de nombreux autres risques indirects tout aussi mortifères.
Aujourd’hui, ne pas tout mettre en œuvre pour sauver une vie, qu’importe l’âge de la personne, est impensable. L’évènement coronavirus nous rappelle que nous devons avoir un débat sur la place de la mort dans nos sociétés vieillissantes.

“ Les jeunes sont sous-représentés au niveau démocratique et surexposés vis-à-vis de tous les risques. Ce sont, avec les malades du Covid-19 aujourd’hui en réanimation, les grandes victimes de la crise en cours.

 

Tu parles aussi beaucoup de la jeunesse, vis-à-vis du poids que la société fait peser sur elle. Que change la crise du coronavirus dans ta perception ?

Comme nous le disions, le débat sur le coût de la mort n’a pas eu lieu. Or le coût social de la mise en place des mesures de confinement va être énorme, en termes de chômage, de précarité, de violences familiales, d’inégalités, en particulier au niveau scolaire, mais aussi de retards de soins pour les personnes qui n’auront pas été diagnostiquées durant cette période. Enfin en terme coût économique avec une dette monstrueuse. Tous ces coûts vont toucher les jeunes de manière beaucoup plus forte.

Ensuite, commence à se dessiner la mise en suspens de toutes les mesures de transition écologique, qu’il s’agisse du Green New Deal, des pressions exercées par les grandes entreprises pour l’allègement des contraintes environnementales, du retour du plastique à usage unique… On voit bien que la réponse à la crise écologique passera après la crise économique, ce qui pénalise encore une fois les générations futures.

On sait par ailleurs qu’avec le vieillissement de la société, la part des jeunes dans les votants va en diminuant. Les jeunes sont donc sous-représentés au niveau démocratique et surexposés vis-à-vis de tous les risques. Ce sont, avec les malades du Covid-19 aujourd’hui en réanimation, les grandes victimes de la crise en cours.

“ Nous avons grandi dans une société de la certitude.

 

Tu dis pourtant que c’est par la jeunesse que se fera la transition de la société, non ?

Je doute sincèrement de la capacité de la génération des baby-boomers à comprendre les enjeux du XXIème siècle. Contrairement aux jeunes, nous avons grandi dans une société de la certitude. Certitude que le modèle économique de la croissance et le progrès permettait de tout vaincre. Et il est très difficile de changer ces certitudes au bout de 40 ans. Il n’y a que les jeunes qui ont, je l’espère, les capacités d’imagination permettant d’inventer un monde différent.

“ Apprendre à décider dans la complexité.

 

Tu plaides donc pour une plus grande place aux jeunes dans les réflexions et prises de décision ?

Oui, mais c’est plus large que cela. Il faut aussi apprendre à décider dans la complexité.
Aujourd’hui, au lycée, on continue d’enseigner matière par matière, de manière verticale, alors que tous les problèmes que l’on a à résoudre sont complexes. Pourquoi ne pas commencer dès le plus jeune âge à développer une une vision transversale et systémique qui permet de résoudre des problèmes complexes ? Créons une classe de complexité dans tous les collèges et lycées !

 

Quels sont les futurs désirables dont tu rêves ?

Un futur désirable est tout simplement un monde où la gestion partagée des biens communs se fait dans l’intérêt général. Tout le reste, ce sont des outils à mettre en œuvre. Si l’on arrivait à se mettre d’accord sur cet objectif fondamental, ce serait déjà un grand pas.

François Gemenne était notre invité dans ENGAGE Calls, mardi 21 avril. Voici une synthèse de l’entretien.

 

Le premier mouvement de François Gemenne est celui de l’inquiétude.

Inquiétude de constater que des milliards d’Euros sont aujourd’hui affectés à la « relance » sans aucun fléchage vers un changement de modèle, une prise en compte du défi climatique. Et, en plus, de constater que ces affectations sont effectuées sans aucune délibération démocratique.
Inquiétude également de voir que le Green New Deal Européen est remis en cause. Ceux qui le remettent en cause sont puissants, bien organisés. Ceux qui veulent un monde différent sont moins puissants et encore moins bien organisés aujourd’hui.
Inquiétude, donc, qu’on nous prépare un « monde d’après » qui soit, en fait, « le monde d’il y a 20 ans », sans aucun débat démocratique…
Pistes d’action : écrire, sans relâche, aux députés est une voie d’action efficace. Se regrouper aussi pour faire action commune et livrer publiquement les attentes des citoyens aux politiques.

 

Pourtant, nous sommes à un moment de bascule.

La crise révèle aussi, et c’est son versant positif, un vrai élan de solidarité et une capacité à réagir rapidement et de façon radicale, à l’échelle mondiale.
Et c’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui pour lutter contre la prochaine crise planétaire qui s’annonce, climatique : d’une solidarité entre les générations (ce sont les prochaines qui seront touchées) et entre les pays (ce seront des pays lointains qui seront les plus gravement touchés).

 

La crise du coronavirus entraîne un basculement complet.

Ainsi, par exemple, les Européens sont aujourd’hui « interdits » dans de multiples pays. Ils vivent ainsi  la situation des « migrants » interdits d’entrer en Europe. Si le Corona a provoqué l’exode de centaines de milliers d’Européens, cela nous aidera-t-il à accroître notre compréhension de ce qui pousse les migrants à partir…
Nécessité : réinvestir l’échelon local (alimentaire, industriel, politique) sans se fermer.

On constate aujourd’hui les disparités régionales par rapport au virus en France, qui entraînent des politiques différentes. On constate que, de son côté, l’Allemagne, pays fédéral a bien géré le virus avec des politiques différenciées selon les länder.
Il y a augmentation du besoin de décentralisation. Mais comment faire pour garder un haut niveau d’échange, notamment au niveau international ? Il y a un risque de repli autarcique nationaliste. Il y a nécessité, à la fois d’un échelon local ET global. Sur la question climatique par exemple, le défi est mondial et le niveau national deviendra moins pertinent.
Etre moins dépendant de l’étranger pour les produits essentiels est une nécessité. Il nous faudra choisir et non subir notre relation avec les autres nations.

 

Pour répondre au défi climatique, il y a nécessité que les citoyens se réapproprient les choix collectifs. Il y a actuellement une vraie crise démocratique. Il y a nécessité de résoudre cette crise de la représentation. Il importe que les gens se rendent compte qu’ensemble, il est possible de faire des choses.
Il y a un paradoxe : la crise du Corona impose de faire un effort individuel. Pour le changement climatique, c’est l’inverse. Ensemble est essentiel. Agir comme citoyen, pas comme consommateur.

 

La crise, qui rebat totalement les cartes – le pétrole à prix négatif par exemple – permet d’envisager de nouveaux moyens d’action.
Et si les ONG achetaient massivement des actions de grands acteurs pétroliers dont la valeur a fortement baissé ?
La crise dépasse donc largement la dimension sanitaire. Il serait donc bon d’entendre des experts des enjeux sociaux et pas seulement des docteurs et scientifiques.
Les conséquences de la brutale chute du pétrole : faillite des producteurs de pétrole issu de sables bitumineux, augmentation de la compétitivité des énergies fossiles face aux renouvelable mais aussi, conséquences géopolitiques : quid de l’Algérie, du Venezuela, par exemple, des pays qui dépendent de leurs exportations de pétrole ? inversement quid de l’influence future de l’Arabie Saoudite ?

La crise actuelle permet une première prise de conscience des conséquences sanitaires, gigantesques, du changement climatique et de la perte de biodiversité. La fonte du pergelisol (le sol gelé en permanence), qui risque de relâcher de multiples virus, les migrations « économiques » qui sont des migrations « écologiques » dues au changement climatique, …l’agriculture… la pollution (les régions où il y moins de pollution sont moins touchées par le virus).

 

Il nous faut inventer un nouveau récit

Il y a nécessité de rendre désirable le monde d’après, à tous ceux dont l’aspiration première, légitime, est de retrouver leur vie d’avant et leur emploi !
Les entreprises vont peut-être pouvoir desserrer l’étau de leurs actionnaires. Car les pressions des régulateurs, des salariés, des consommateurs, de la société civile organisée sera croissante. Elles pourront favoriser des stratégies de résilience pour faire face à des crises qui se reproduiront
Il nous faut considérer les immigrations qui vont croître du fait du changement climatique comme un investissement. Exemple : la Grande Bretagne a accueilli le plus d’immigrés et c’est grâce à eux que tient la NHS. Les 10 premiers médecins morts du virus étaient des immigrés…

 

Ensuite, comment allons-nous gérer la dette immense en cours de création ?

La jeune génération va avoir triple peine, le changement climatique, l’emploi, et la charge de la dette qui est en train d’exploser. La chance, c’est que tous les pays sont touchés. Il y a donc une opportunité de remette les compteurs à zéro.

 

Quels sont les futurs désirables de François Gemenne ?

L’inverse de la situation actuelle, de confinement, de fermeture, de distanciation.

Un futur d’échange, de partages, de liens.

 

Les points saillants :

  • La crise est une source d’inquiétude et pourrait nous ramener 20 ans en arrière en cédant à des pressions conservatrices

  • Toutefois elle a montré notre capacité de solidarité et d’action radicale

  • Et révèle le besoin d’un nouvel équilibre entre l’échelle locale et transnationale

  • Mais il faut se relier pour peser démocratiquement

  • Inventer de nouveaux modes d’action

  • Et le nouveau récit du monde que nous voulons bâtir

  • Nous sommes à un point de bascule, et nous devons individuellement et collectivement nous transformer et agir car cette crise ne sera pas la dernière

Les idées pour agir collectivement :

  • Acheter des actions des grandes sociétés pétrolières

  • Porter nos idées aux députés et acteurs politiques (en écrivant massivement, par des consultations,…)

  • Mettre en place des actions pour changer la perception que nous avons des immigrés

 

En savoir plus sur les ENGAGE Calls.

François Gemenne est chercheur en science politique, et spécialiste en géopolitique de l’environnement. Il s’intéresse notamment aux effets du changement climatique sur les dynamiques migratoires. 

 

Comment vis-tu la crise sanitaire en cours ?

Avec beaucoup d’anxiété et d’inquiétude pour la suite. Difficile pour moi de céder à l’optimisme de la réinvention post coronavirus… Je pense que notre capacité à réfléchir à un « monde d’après » est un luxe de privilégié. Ce que veut la plupart des gens, c’est juste retrouver le monde d’avant. On risque donc d’être moins susceptibles d’accepter des contraintes environnementales à l’avenir.

 

“ Notre capacité à réfléchir à un « monde d’après » est un luxe de privilégié. 

 

Jean Viard nous disait que la crise du coronavirus nous fait prendre conscience de l’existence d’un futur. Partages-tu cette idée ?

Je suis plutôt d’accord, mais je suis incapable, comme beaucoup de gens, d’imaginer à quoi ce futur pourrait ressembler. Et de manière naturelle, on a plutôt tendance à se tourner vers ce que l’on connait déjà plutôt que de sauter dans l’inconnu. Je pense donc qu’on risque malheureusement de rentrer dans une période de repli sur soi, un parfait terreau pour les nationalismes.

 

Que penses-tu de l’impact de la crise sanitaire sur les dynamiques migratoires ?

Le flux migratoire lié au coronavirus représente plusieurs millions d’individus. C’est sans précédent. On parle ici de migrations intra-étatiques, avec un processus de fuite des urbains vers les campagnes, mais aussi de migrations interétatiques, avec par exemple le départ de certains Italiens vers l’Afrique.

Certaines dynamiques pourraient d’ailleurs potentiellement s’inscrire dans le temps long. De manière générale, les gens vont avoir de plus en plus tendance à s’isoler les uns des autres, par sécurité, ce qui va transformer durablement les modes de vie. Par exemple, on peut penser que beaucoup vont désormais privilégier les modes de transport individuels plutôt que les transports en commun. Reste à savoir si ce sera la voiture ou le vélo…

 

“ Finalement, on considère que toutes les règlementations environnementales sont des obstacles à l’économie, un luxe dont on ne peut plus se permettre en temps de crise.

 

Malgré tout, ne penses-tu pas que cette crise permet une certaine prise de conscience ? 

La vertu pédagogique de cette crise est de nous démontrer, en temps réel, l’impact des activités humaines sur l’environnement. Mais en faisant le lien entre crise sanitaire et crise environnementale, le risque est qu’on en arrive à une opposition binaire entre Homme est Nature du type « ce sera nous ou elle ». L’enjeu de la crise deviendrait alors de reprendre la main sur le virus, sur la nature, et de gagner. Il faut faire attention à la tentation de naturalisation du virus, à l’idée que le virus serait un signal que nous envoie la Terre. C’est une idée dangereuse.

Ce sur quoi on doit prendre appui, ce sont plutôt tous les mécanismes de solidarité que l’on voit se développer dans la société. Ils nous montrent que nous sommes prêts et capables de tout arrêter pour sauver une petite partie de la population, qu’importe le coût économique.

L’enjeu est maintenant de déployer cette solidarité citoyenne pour inclure les victimes présentes et à venir du dérèglement climatique. Avec deux obstacles majeurs : les plus touchés par les changements climatiques ne sont pas les personnes âgées mais les jeunes, et ce ne sont pas nos voisins mais des habitants d’autres pays.

 

Que penses-tu des mesures de relance économique qui vont parfois à l’encontre des des normes environnementales ?

C’est un message terrible qui nous est envoyé. Finalement, on considère que toutes les règlementations environnementales sont des obstacles à l’économie, un luxe dont on ne peut plus se permettre en temps de crise.
En réalité, ce n’est qu’une excuse utilisée par certains lobbies et certains gouvernements pour se débarrasser de toute contrainte. Si l’on tombe dans leur piège, j’ai peur qu’on ne revienne pas au monde d’avant mais au monde d’il y a 15 ans. Que le maigre édifice de petits pas que l’on avait bâti s’effondre comme un château de cartes.

 

“ Reprendre confiance dans nos capacités à décider pour le bien commun.

 

A l’échelle internationale, quel sera pour toi le rebond politique de la crise ?

Il y a un risque que l’Europe sorte de la crise en lambeaux. Encore une fois, elle a montré son incapacité à prendre des décisions communes face à la crise, reléguant aux nations le choix des mesures à prendre.
Aujourd’hui, d’après des sondages, 52% des Italiens sont favorables à une sortie de l’Union Européenne. Le Green New Deal, qui avait été adopté avant la crise, n’a été signé que par dix pays membres. C’est un vrai plan de sortie de crise, mais la moitié de l’Europe n’en veut pas à l’heure actuelle.

 

Si tu avais un espoir de futur désirable, à quoi ressemblerait-il ?

Que nous puissions reprendre confiance dans nos capacités à décider pour le bien commun. Retrouver un certain sens de la solidarité en s’appuyant sur ce qu’il se passe aujourd’hui, et le projeter au-delà de nos frontières.
Et pour l’Union Européenne, mettre en place le Green New Deal qui est, je pense, le plan de sortie de crise dont nous avons collectivement besoin.

 

Loïc Blondiaux est professeur de sciences politiques, et travaille depuis quinze ans sur les sujets de démocratie participative. Il est aussi membre du comité de gouvernance de la Convention Citoyenne pour le Climat.

 

Peux-tu nous rappeler comment est née la Convention Citoyenne pour le Climat ?

La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) a une histoire plurielle et complexe.
Sur le temps long, elle s’inscrit dans la suite d’un certain nombre d’expériences démocratiques ayant eu lieu au Canada, en Irlande, en Islande, et qui ont permis d’envisager la possibilité que des assemblées citoyennes tirées au sort puissent participer au processus constitutionnel ou législatif.
Sur le temps court, la CCC s’ancre dans le contexte de la crise des Gilets Jaunes et dans leur demande de plus de démocratie et de participation citoyenne. L’idée concrète de cette CCC est née d’un texte porté début 2019 par un collectif de citoyens et chercheurs intéressés par l’innovation démocratique, les Gilets Citoyens.
Mais dès 2017, avec la Fondation Nicolas Hulot, nous avions proposé une Assemblée Citoyenne du futur, une réforme constitutionnelle visant à doter la cinquième République d’une troisième assemblée composée en partie de citoyens tirés au sort, qui aurait eu pour vocation de porter les intérêts de long terme dans le processus législatif.
Enfin, la CCC s’inscrit aussi dans le cadre d’un projet de réforme constitutionnelle, aujourd’hui interrompu, pour transformer le Conseil Économique, Social et Environnemental en Chambre de la Participation Citoyenne.

Finalement, la Convention Citoyenne pour le Climat est le creuset de toutes ces idées, initiatives et influences variées.

 

“ Ce dont souffre la démocratie participative, c’est d’en être toujours restée à l’état d’expérimentation. 

 

Après six mois d’expérimentation de la CCC, quelles sont tes premières conclusions ?

A propos de la Convention, nous pourrions reprendre l’expression consacrée de Mark Twain “Nous ne savions pas que c’était impossible, alors nous l’avons fait”. Au sens où il était clairement déraisonnable de penser qu’un groupe de citoyens tirés au sort pourraient produire, en quelques mois, et sous la forme d’articles de lois, des propositions visant à réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030. Cette mission quasiment impossible est pourtant en passe de réussir.

Évidemment, la crise du Coronavirus a affecté tout le processus et nous empêche de nous projeter dans les résultats de la convention. A l’heure actuelle, ce que nous avons observé, c’est qu’un collectif de 150 citoyens tirés au sort, avec une visée effective de diversité sociologique, est parfaitement capable de s’engager dans un processus exigeant, de s’approprier des enjeux habituellement considérés comme trop complexes pour être confiés à des non experts, et de formuler des propositions pertinentes et pour certaines radicales, afin de faire advenir la transition écologique.

Évidemment, ces propositions avaient déjà été réfléchies par des experts et des acteurs de la société civile, mais les citoyens ont su les sélectionner en fondant leurs arbitrages sur deux principaux critères : leurs effets sur les émissions de gaz à effet de serre et l’impératif de justice sociale.

 

Qu’est-ce que le Coronavirus change dans le processus de la CCC ?

Le confinement interdit la réunion physique qui est une condition de l’efficacité du travail des citoyens et de la légitimité de leurs travaux. Le processus est donc pour l’instant en suspens.

Un autre problème est la complexité forte à intégrer les informations nouvelles liées à la crise du coronavirus dans les travaux effectués depuis six mois, alors même que les citoyens n’ont plus la possibilité de se réunir physiquement pour débattre.

Malgré les difficultés du présent, je veux insister sur l’incroyable niveau d’engagement et d’implication de ces 150 citoyens. Même en confinement, ils continent à réfléchir, à s’informer, à avancer sur des thèmes transversaux. Nous sommes tous impressionnés par la qualité des délibérations citoyennes.

Les travaux continuent d’ailleurs en ce moment. Jeudi et vendredi derniers les citoyens étaient prêts de 130, connectés en ligne via zoom, à réfléchir ensemble à la rédaction d’une message commun destiné à la population et à l’exécutif. Nous expérimentons la possibilité d’une délibération en ligne et celle-ci semble désormais possible techniquement, sans conséquence majeure sur la qualité du travail démocratique, ce qui est une bonne nouvelle.

 

“ Il ne faut pas croire que « l’après » viendra après. L’après c’est maintenant. 

 

Penses-tu qu’il y aura un avant et un après la CCC ?

Oui, dans l’hypothèse où les propositions citoyennes peuvent dans le processus législatif ou dans l’organisation d’un référendum obligatoire.
Jusqu’à aujourd’hui, l’exécutif a plutôt évoqué un référendum consultatif, ce qui me paraît très insuffisant. Ce dont souffre la démocratie participative, c’est justement d’en être toujours restée à l’état d’expérimentation. Elle a aujourd’hui besoin d’institutionnalisation pour que, demain, la délibération des citoyens tirés au sort soit un critère clé de légitimation des décisions politiques.

Avec l’arrivée du Coronavirus, l’incertitude sur l’état futur des économies et des sociétés ne nous permet pas de savoir ce que sera la place des impératif écologique et démocratique dans les mois à venir. L’écologie et la démocratie risquent d’être les grandes perdantes de la période en cours, si nous ne nous mobilisons pas pour les défendre. Nous sommes dans un moment de grande incertitude où tout se joue.
Attention, il ne faut pas croire que « l’après » viendra après. L’après c’est maintenant. A travers nos réflexions, nos propositions, notre capacité à ne pas succomber à la tentation du retour en arrière, ni aux sirènes de l’autoritarisme. Nous sommes déjà collectivement en train de fabriquer l’après.

 

“ Prendre soin des autres et du reste des vivants, consommer moins et mieux, ralentir volontairement après y avoir été contraints : autant de changements dans nos formes de vie que nous expérimentons par la force aujourd’hui et que nous pouvons projeter dans l’avenir. ” 

 

Tu parles du référendum comme un moyen efficace pour arbitrer sur les propositions de la CCC. Ne penses-tu pas que ce mode de décision sondagier risque de nier la démocratie ?

Tout dépend du point de vue que l’on porte sur le référendum. Certains y voient un déni de démocratie, du fait de leur caractère plébiscitaire. Je suis personnellement de l’avis de Cristina Lafont qui explique dans Democracy Without Shortcuts que l’idéal démocratique exige que le plus grand nombre puisse participer au processus de décision collective. Il me semble que le référendum est un instrument démocratique par excellence lorsqu’il est précédé d’une vraie délibération collective, et lorsque le vote n’est pas présenté sous une forme binaire (oui ou non) mais sous une forme plus complexe, à l’image du référendum sur le traité constitutionnel européen.

 

Que pouvons-nous faire à l’échelle individuelle et collective pour que la crise en cours ne nous mène pas à un retour au « monde d’avant » ?

A l’échelle individuelle, pour les personnes confinées, ce temps doit aider à prendre du recul par rapport à ses propres croyances et à son mode de vie. En quelque sorte, retrouver l’otium des latins, ce temps libre voué au repos, à la méditation et aux loisirs studieux, un temps hors du monde indissociable de la « vie bonne ». Il me semble de ce point de vue que, même si nous ne sommes pas en première ligne dans la lutte contre le coronavirus comme le sont tous ceux qui dans les hôpitaux, les ehpad, les chaînes de production et de distribution de biens essentiels et les services publics sont en train d’assurer notre survie, nous autres confinés pouvons contribuer à ne pas reproduire les comportements qui nous ont amené là où nous en sommes. Prendre soin des autres et du reste des vivants, consommer moins et mieux, ralentir volontairement après y avoir été contraints : autant de changements dans nos formes de vie que nous expérimentons par la force aujourd’hui et que nous pouvons projeter dans l’avenir.

D’un point de vue collectif, il faut que les adversaires du retour à « l’avant » se rassemblent, s’organisent et développent des imaginaires capables d’affronter, sinon d’empêcher empêcher les effondrements à venir. Alors même que nous ne pouvons pas nous rencontrer ou nous réunir physiquement, c’est aujourd’hui plus que jamais que nous devons faire de la politique. La politique est notre seule voie de sortie pour sauver le monde. Et j’emploie le mot politique au sens large : s’engager dans des structures de solidarités, des associations, des mouvements politiques, mais aussi produire des idées politiques, élaborer des programmes, concevoir des stratégies d’influence ou de prise de pouvoir.

 

“ Nous, humains, sommes reliés à des collectifs sociaux et à des environnements naturels sans lesquelles nous ne pourrions pas survivre. ” 

 

Avons-nous besoin de radicalité ?

Oui, nous devons redevenir radicaux. A la fois radicaux dans le sens de la lutte contre nos adversaires qui sont bien réels et particulièrement dangereux. Et radicaux dans le sens d’un retour à nos racines, non pas sur le mode du terroir ou de la nation, mais sur la base de l’axiome selon lequel nous, humains, sommes reliés à des collectifs sociaux et à des environnements naturels sans lesquelles nous ne pourrions pas survivre. L’individu libre et sans attaches, capable de s’émanciper de toute contrainte naturelle et de vivre sans s’associer, est une fiction que l’idéologie néo-libérale a consacré, mais qui reste une fiction. D’ailleurs, la crise sanitaire actuelle nous rappelle que nous devons nos existences individuelles à des systèmes de protection sociale inventés au XIXe siècle et dont la destruction menace chacun d’entre nous.
Nous devons nous concentrer sur ces deux objectifs qui sont, je pense, conciliables : d’une part la protection de nos systèmes de solidarité, structurés à l’échelle nationale, et d’autre part la préservation de nos écosystèmes naturels. Et cela exclut largement l’idée selon laquelle le marché va se substituer à tout le reste…

 

“ L’essentiel, c’est comment, ici et maintenant, je construis le monde d’après. ” 

 

Si tu devais définir tes futurs désirables, à quoi ressembleraient-ils et comment s’inscriraient-il dans le présent ?

Je ne pense pas que l’on puisse se projeter dans le « monde de l’après » sur un mode purement utopique. Évidemment, il nous faut un imaginaire, mais ça n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est comment, ici et maintenant, je construis le monde d’après. En essayant de ne pas s’effondrer, en ne renonçant pas, en ne cherchant pas la fuite individuelle, en restant attentif aux autres dans le moment présent, en prêtant attention au monde qui nous entoure, en redécouvrant le sens de notre « résonance » au monde, comme nous le suggère Harmut Rosa.

Dans cette optique, je vais donner un conseil de lecture : Générations Collapsonautes, naviguer par temps d’effondrement de Yves Citton. L’auteur y relie les réflexions des collapsologistes à d’autres clefs de lecture, d’autres références. C’est absolument formidable ! Il nous explique par exemple comment, alors que nous parlons d’un potentiel effondrement futur, une immense majorité de vivants sur Terre, humains et non humains confondus, vivent aujourd’hui cet effondrement au présent et développent des savoir-faire, des savoir-être, des stratégies de résilience dont nous pouvons nous inspirer dès aujourd’hui.

Pauline, tu travailles pour Techno India, peux-tu présenter cette grande université de Calcutta?

C’est en fait Techno India Group, un grand conglomérat du secteur de l’éducation de l’Est indien, qui regroupe un nombre d’étudiants impressionnant : environ 70 000 au total ! Les prémices de l’organisation remontent à 1985, lorsque Gautham Roy Chowdhury, le fondateur, un véritable Steeve Jobs à la bengalie, a commencé à mener des formations d’informatique dans son garage, à deux heures de route au nord de Kolkata. Nous parlons bien d’informatique en 1985 ! A partir des 5 roupies qu’il a utilisées pour imprimer quelques flyers pour faire parler de ces cours en local, l’organisation a grandi, grandi, grandi, jusqu’à devenir le colosse d’aujourd’hui : une trentaine d’écoles primaires et secondaires, et autant de campus dans l’éducation supérieure, principalement dans le Bengal Occidental mais également, de manière éparse, dans 6 autres Etats indiens. Initialement spécialisé dans les parcours ingénieur, Techno India a diversifié ses programmes dans les dernières années, en ouvrant des voies académiques en pharmacie, architecture, droit, et business. Dernier détail important : Techno India University, une des institutions sous l’ombrelle de Techno India, est la première université privée du Bengal Occidental, après l’université Visva-Bharati à Santiniketan fondée par le célèbre Rabindranath Tagore en 1921.

Que fais-tu exactement?

J’ai déménagé en Inde et rejoins Techno India il y a un an, après un master en Développement Durable et Innovation Sociale. Je souhaitais évidemment continuer à travailler sur ces problématiques dans ma vie professionnelle. Techno India m’a offert une opportunité parfaite entre le secteur de l’éducation, qui m’attirais depuis longtemps, et le développement durable, en m’accueillant en tant que “Sustainability Director”. A ce poste, je me suis donnée pour mission de multiplier les opportunités pour nos étudiants de découvrir, apprendre, et travailler sur les enjeux sociaux et environnementaux, portant en moi la forte croyance que le système éducatif ne fait que son boulot à moitié s’il n’inclut pas sérieusement ces sujets. Depuis l’année dernière, nous avons par exemple organisé une course de Plogging (course à pied et ramassage de déchets au passage !), un hackathon fondé sur l’innovation sociale, un festival d’une journée complète célébrant l’environnement au travers de programmes éducatifs et artistiques… L’enjeu de plus long terme sera de véritablement revoir les programmes dans chaque matière pour fondamentalement y inclure ces enjeux du XXIème siècle.

Tu développes aussi d’autres activités en parallèle, quelles sont-elles?

Ma vie professionnelle est dédiée à ses sujets à quasi plein temps. Mais effectivement je travaille au-delà du cadre de Techno India. En fait, assez rapidement, je me suis rendue compte qu’évidemment je ne pourrai pas faire la différence toute seule dans un groupe aussi grand, et dans un pays aussi grand. C’est pour cette raison que j’ai commencé à former un réseau d’organisations et de citoyens engagés sur les enjeux sociaux et environnementaux, pour créer une communication plus fluide entre les acteurs et renforcer la coopération. Nous avons nommé ce réseau Y-East, car il présente un focus géographique sur l’Est et le Nord-Est de l’Inde, souvent considérés comme plus négligés et moins développés que les autres coins du pays. C’est grâce à ces nombreux contacts formés de manière plus structurés que nous pouvons créer plus d’opportunités d’apprentissage pour les étudiants de Techno India et de la ville en général.

Plus largement, comment favoriser l’essor du développement durable en Inde ?

Vaste et complexe question ! Je commencerai par dire que l’Inde est déjà pleine de bonnes idées et d’initiatives (notamment celles qui tombent sous la catégorie de ‘jugaad’, ou innovation frugale), pleine de ressources, d’entrepreneurs sociaux inspirants, et de volonté pour prendre ces enjeux environnementaux par les cornes. Chaque jour, je suis impressionnée par cette quantité de belles initiatives, probablement beaucoup plus nombreuses que dans la plupart des autres pays. Je pense que le développement durable prendrait une plus grande ampleur si le secteur était mieux organisé, mieux structuré, de sorte que les organisations et citoyens sachent vers qui se tourner, à qui faire appel pour mettre en place des pratiques individuelles et organisationnelles plus responsables. La clé est aussi au niveau gouvernemental, où la volonté de changement n’est pas une priorité, et est en proie à la corruption endémique du sous-continent.

Et pour finir Pauline, quels sont tes futurs désirables ?  

Je ne crois pas en un monde où chacun deviendrait spécialiste et acteur du développement durable. Il faut de tout pour en faire un, dit-on. Ce qui est souhaitable, en revanche, c’est d’établir un état d’esprit qui donne une importance spontanée à ces enjeux, répandu au sein même de l’éducation et de la culture du pays, comme en fond d’écran. Des réflexes et des habitudes en sourdine qui incluent mécaniquement des pratiques respectueuses de l’environnement et des autres autour de soi. Je pense sincèrement que les valeurs et l’état d’esprit rattachés aux enjeux sociaux et environnementaux sont fondamentalement bons pour la société et les relations en son sein au sens large : empathie, respect, conscience de soi et des autres, altruisme, humilité… C’est la raison pour laquelle je me penche autant sur l’éducation et l’évolution des mentalités.

Pour aller plus loin

lire ou relire Gitanjali -L’offrande lyrique- de Rabindranath Tagore, prix Nobel indien de littérature

Intervenant-éclaireur à l’ENGAGE University, Cédric a dirigé 6 ans le think tank The Shift Project dont la mission est de faire du lobbying d’intérêt général sur les thèmes du climat et de l’énergie. Convaincu qu’il est encore temps d’éviter une augmentation exponentielle du niveau de CO2 dans l’atmosphère, il a développé La fresque du Climat avec l’ambition de sensibiliser un million de personnes au changement climatique à travers le monde.

·      En dirigeant le think tank The Shift Project, tu faisais du lobbying environnemental auprès des élites politiques et économiques. Désormais avec La Fresque du Climat, tu pars à la conquête du grand public. Est-ce à dire qu’après toutes ces années, tu penses que le changement de mentalité ne viendra que d’une mobilisation citoyenne ? 

Il n’y a pas qu’un seul moyen d’action. Il faut actionner tous les leviers en même temps. Le lobbying c’est très difficile mais il faut en faire. Par contre, je ne crois pas que les politiques publiques puissent être en avance de phase sur la prise de conscience collective. Elles sont plutôt le reflet des évolutions de la société, a posteriori. C’est donc important de faire bouger l’opinion publique. Le lobbying permet ensuite de faire rattraper le retard des politiques sur l’opinion publique.

·       Penses-tu que la mobilisation citoyenne puisse avoir un impact aussi efficace que l’action de lobbying auprès des décideurs ?

Je reste très marqué par une phrase de l’interview de départ de Nicolas Hulot : « Où sont mes troupes ? ». Le problème, c’est qu’il n’y a pas de vagues de personnes qui descendent par millions pour la biodiversité, le climat. (Nous étions 10 000 dans les rues de Paris samedi à l’occasion de La marche pour le climat).
Mon ambition justement, c’est de former 1 million de personnes grâce à La Fresque. Il est fondamental de changer rapidement d’échelle. J’ai construit mon projet en me fondant sur une stratégie exponentielle très simple :  je forme des animateurs par dizaines pour qu’ils forment eux-mêmes des dizaines de citoyens, de salariés, d’élèves partout où ils sont, dans les collectivités, les entreprises, les universités.

Aujourd’hui, il y a plus de 200 animateurs et je commence à recruter des formateurs d’animateurs. Dans quelques mois, si tout va bien ils seront des dizaines. Et ainsi de suite.

J’ai aussi pour projet de traduire les cartes de la Fresque dans une dizaine de langues. C’est un outil en perpétuelle évolution, qui se bonifie, s’enrichit. Je suis comme l’éditeur d’un outil en open source. L’outil se diffuse gratuitement, et je gagne ma vie sur la formation et l’expertise technique.    

·       Une critique qu’on entend régulièrement : 30 ans de pessimisme pour alerter sur notre avenir climatique n’ont fait que renforcer l’immobilisme collectif. Crois-tu qu’un discours en particulier soit plus efficace pour inciter les personnes à passer à l’action ? 

Je crois que seul un discours positif peut fonctionner. Il faut incarner la transition que l’on souhaite et donner envie. Dans le même temps, Je suis collapsologue d’une certaine façon : je regarde en face le fait que notre système va s’effondrer dans les prochaines décennies. Mais je ne cherche pas à convaincre les autres de ça. Je sais que ce n’est pas audible chez ceux qui n’ont pas commencé à faire leur premiers pas (voire les suivants) sur le chemin de la transition.

Ma démarche est plus pragmatique : je cherche à accompagner un maximum de personne à faire justement ces premiers pas. D’ailleurs, la Fresque ne sert qu’à ça : le premier pas. Elle ne donne pas les clés pour la suite. Chacun son chemin. Il y a tant à apprendre pour transitionner, je ne peux pas tout livrer sur un plateau en trois heures de temps.

Ce qui fonctionne avec la Fresque, d’après les retours que j’ai eus, c’est que ce sont des données objectives sans jugement de valeur. Tout est fondé sur les rapports du GIEC, c’est assez implacable. Et on ne culpabilise personne. La fresque réussit ce petit miracle de mettre un grande claque dans la figure aux participants, sans être dans le discours militant, moralisateur ou culpabilisant.

·      Quelle approche pédagogique rend la Fresque du Climat si efficiente ? 

En pédagogie, ce qui marche, c’est de remplacer le top down par des techniques plus interactives. Décomplexer les apprenants par des approches ludiques est aussi essentiel pour dépasser les blocages.

La Fresque, je l’ai inventée un peu par hasard. J’avais besoin de dessiner des flèches et des patates pour mettre de l’ordre dans mes pensées. En partageant ces schémas avec mes élèves de l’époque, j’ai réalisé que l’on retenait mieux l’information en se questionnant debout, à plusieurs, autour d’un support concret et de favoriser la créativité dans l’approche pédagogique. Puis le côté artistique c’est imposé quand ils ont spontanément commencé à faire des dessins. Je les ai encouragés et c’est devenu une dimension incontournable de l’atelier.

POUR APPROFONDIR 

En une heure | Voir le documentaire « 2 degrés avant la fin du monde » signé #Datagueule, ou suivre le MOOC d’Avenir Climatique (5 épisodes).

En 3 heures | Participer à « La Fresque du Climat » : atelier ludique, participatif et créatif permettant de comprendre les causes et conséquences des dérèglements climatiques.

En 2 jours| Suivre la session de formation « Repenser la Terre et ses ressources » de l’ENGAGE University.

POUR AGIR

En téléchargeant le Kit Climat réalisé par ENGAGE,  pour se saisir de l’urgence climatique et des pistes d’action qui permettront de changer la donne.

En causant toute une journée pour améliorer ses connaissances sur les enjeux énergie-climat. “Les causeries” d’Avenir Climatique sont ouvertes à tous et gratuites.

En se formant au biomimétisme auprès de l’Institut des Futurs Souhaitables.

En participant à un atelier pour adopter un mode de vie plus durable avec le héros de la chaîne Youtube “Ça Commence par moi“.

En rejoignant le Climate Reality Project porté par la Fondation d’Al Gore.