Rencontre avec Philippe J. Dubois, ornithologue et auteur de “La Grande Amnésie écologique” et “Petit traité de solastalgie”. Philippe interviendra lors de notre conférence le 5 juillet à l’Académie du Climat.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Philippe Dubois, et je suis ornithologue. J’ai à la base une formation de chirurgien dentiste et d’ingénieur écologue. J’ai longtemps travaillé pour la LPO et je suis auteur écrivain, sur des sujets liés à la philosophie des sciences, mais aussi sur l’influence du changement climatique sur les oiseaux. 

Au-delà de vos travaux autour des oiseaux et des espèces domestiques, vous semblez vous intéresser à nos liens au vivant, souvent perdus, pourquoi ?

Je vais d’abord commencer par vous raconter une anecdote ! Quand j’étais jeune, alors que je me promenais avec mon père, je lui ai fait remarquer que nous entendions beaucoup chanter les alouettes. Il m’avait alors répondu qu’elles étaient beaucoup moins nombreuses que lorsque lui-même était jeune. Quelques décennies plus tard, en me promenant avec mes enfants, je leur fais observer qu’elles sont encore plus rares : si nous en entendons aujourd’hui 3, j’avais dû moi-même en entendre 10, quand mon père lui en entendait 20 ! 

Le Muséum national d’Histoire naturelle a beaucoup travaillé sur un programme nommé Stoc, le suivi temporel des oiseaux communs. On se rend compte que des espèces d’oiseaux telles que l’étourneau, l’alouette ou la caille des blés, qui étaient réputées communes et faisaient partie du paysage sonore, sont en train de disparaître. Nous prenons conscience de ces extinctions dès lors qu’il est déjà trop tard, parce que notre cerveau fait des mises à jour permanentes et nous fait oublier le passé

Vous avez écrit La Grande Amnésie écologique en 2012, puis Petit traité de solastalgie en 2021, pouvez-vous nous éclairer sur ces deux concepts ?

L’amnésie écologique, c’est cette capacité incroyable qu’a notre cerveau d’oublier le passé. Inconsciemment, il réalise des mises à jour, et finit par oublier les situations passées pour retenir uniquement les situations présentes, celles durant lesquelles nous pouvons agir. Le seul souci, pour reprendre l’anecdote de l’alouette, c’est qu’en perdant le recul, nous n’avons plus la vision exacte de la dynamique de cette espèce. On ne s’aperçoit donc pas qu’elle diminue, jusqu’au jour où nous sommes face à un quasi-effondrement. C’est cela finalement, l’amnésie écologique, une vision parcellaire de la réalité des choses qui nous dépasse et nous mène à prendre des mauvaises décisions. 

La solastalgie, c’est une sensation de tristesse et de nostalgie. Pour prendre un exemple, imaginons que vous partiez 3 mois en voyage : certes, au bout d’un certain temps, vous aurez la nostalgie de la France, mais vous savez que vous y reviendrez à un moment ! La solastalgie, c’est exactement le contraire : c’est le pays qui vous quitte, vous êtes toujours au même endroit, sans vraiment être dans le pays que vous avez connu. Le petit parc où vous jouiez étant petit n’existe plus. Tous ces éléments vous font prendre conscience et vous procurent une sensation d’anxiété, de tristesse et parfois de déni, c’est vraiment l’équivalent d’un travail de deuil. 

Justement, que pensez-vous de l’évolution de notre rapport à la biodiversité, allons-nous dans le bon sens ? 

Il y a tout de même une prise de conscience, pas encore généralisée. Il aura fallu des évènements météorologiques extrêmes pour que les gens comprennent qu’il y a une perte de la biodiversité. Pourtant la rapidité du processus n’est pas encore assimilée. Les premiers chercheurs ont annoncé au Sommet de Rio en 1992 qu’il restait 10 ans pour sauver la planète. Nous sommes en 2023, je vous laisse faire le calcul ! Chaque jour qui passe est un jour de moins pour sauver la biodiversité. 

Puis, il y a aussi cette espèce de léthargie qui nous immobilise. Lorsqu’on commence à se poser la question de ce que l’on “peut” faire, c’est qu’on a pas vraiment envie de faire… 

Enfin, je ne crois plus vraiment au grand effondrement où tout disparaîtrait. Certaines espèces, à l’image des invertébrés, sont bien mieux adaptées que nous au changement climatique. Mais les mammifères supérieurs, auxquels nous appartenons, sont beaucoup plus menacés. Même si nous ne pouvons pas attester d’une disparition, nous allons faire face à une régulation très importante de l’espèce humaine, soit à travers la pollution, la sécheresse ou les maladies…

Donc je suis moyennement optimiste ! Les politiques et les industriels ne sont pas prêts à voir bouger les choses, pourtant la sauvegarde de la biodiversité passe forcément par la politique. 

Nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Quelles seraient les solutions pour faire face à l’amnésie écologique ou à la solastalgie ?

Il faudrait avant tout une prise de conscience globale et rapide. On parlait tout à l’heure de mises à jour de notre mémoire, aujourd’hui, ça ne serait même plus le logiciel qu’il faudrait changer, mais le disque dur ! C’est-à-dire notre appréhension du monde, notre compréhension du monde et surtout notre volonté de faire en sorte que choses changent. Cela sous entend laisser tomber les habitudes, laisser tomber nos modes de vies et laisser tomber notre pouvoir dominant blanc-occidental… Tout cela est très compliqué ! 

Je pense donc que nous allons forcément passer par une phase de remise en question, les solutions vont passer par des choses qui vont nous dépasser : les crises climatiques, atmosphériques, de pollution, sanitaires, alimentaires… 

Enfin, nous avons tendance à oublier qu’au sein de la pyramide du vivant, nous sommes tout en haut : nous dépendons largement des biens et services rendus par la nature. Si la base s’effondre, nous allons tomber. 

Le 5 juillet prochain, lors de la deuxième conférence de notre Défi Biodiversité, nous tenterons d’identifier les causes de cette déconnexion, pouvez-vous nous en citer quelques unes ?

La première selon moi, et la plus importante, réside dans notre mode de vie à l’occidentale puisqu’il nous déconnecte complètement de la réalité environnementale. Nous n’avons jamais eu autant d’amis virtuels tout en se sentant aussi seuls qu’avec les réseaux sociaux. Nous nous sommes installés dans un confort consumériste, qui fait que nous sommes bien à l’aise dans ce cocon et que nous n’avons pas envie de changer. De temps en temps, pendant les vacances, il nous arrive d’aller profiter d’un petit coin de nature, mais dès que nous rentrons, nous reprenons nos habitudes. Il n’y a pourtant rien de pire que l’habitude pour se déconnecter de la réalité. Il serait donc temps d’apprendre la biodiversité aux enfants en même temps que l’on leur apprend à parler.

L’autre cause selon moi, est liée à la notion d’immédiateté. Nous sommes entrés dans le temps court, hors tout ce qui est d’attrait à la biodiversité et à son évolution, ne se fait que dans le temps long ! Il faudrait que l’on apprenne à reprendre le temps. 

Et enfin Philippe, à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Justement, mon futur désirable, ce serait qu’après des millénaires de domination du patriarcat sur la planète, sur les femmes, sur les animaux, avec le résultat que nous connaissons aujourd’hui, nous laissions la parole aux femmes. Que nous leur laissions le temps de l’action, le temps de prendre les choses en main et que nous les aidions, sans se mettre dans une posture qui consisterait à dire “à votre tour”. Vu ce que l’on a fait, elles ne peuvent pas faire pire que nous !

Ma conviction aujourd’hui, c’est que l’écoféminisme est peut-être la dernière chance pour sauver la planète. Il suffit d’aller en Afrique ou en Asie pour voir que les femmes sont des éco féministes bien avant l’heure. Elles y gèrent la nature, bien mieux que les hommes. C’est selon moi la seule voie pour que notre futur reste désirable, et reste vivant.