Philippe Zaouati est le CEO de Mirova, une entreprise dédiée à l’investissement responsable et au financement du développement durable. Il est également co-fondateur et président du collectif de citoyens l’Union fait le Climat, qui œuvre pour que le climat et la biodiversité soient au cœur des politiques publiques.
Peux-tu te présenter ?
Je travaille dans la finance depuis plus de 30 ans. J’ai eu une prise de conscience sur l’impact de la finance il y a 15 ans, lors de la crise financière. J’ai commencé à réfléchir à nos pratiques et à la façon nous pourrions utiliser la finance pour contribuer à l’intérêt général, au bien commun.
Je travaillais chez Natixis depuis 2007, et j’ai essayé de transformer l’entreprise mais c’est toujours difficile de faire évoluer rapidement ce genre de grosses structures. J’ai donc décidé de créer Mirova, en 2012, une spin-off dédiée à l’investissement responsable et au financement du développement durable pour démontrer que l’on était en capacité de monter une initiative ambitieuse, d’avoir un réel impact.
Aujourd’hui Mirova représente 28 milliards d’euros sous gestion (contre 3 milliards en 2012), pour le compte d’investisseurs partout dans le monde avec cette volonté de prendre en compte et de maximiser l’impact environnemental et social. Notre métier consiste à flécher le capital là où il nous semble être le plus utile : santé, mobilité, énergie durable, égalité homme/femme, éducation, efficacité énergétique… Pour évaluer ces projets et ces entreprises à impact, nous nous appuyons sur une équipe dédiée en interne et sur des agences partenaires spécialisées (ISS, Carbone 4, Iceberg…). Nous co-construisons avec elles des méthodologies que nous mettons ensuite en open-source pour qu’elles deviennent des standards de marché.
La lettre de Larry Fink, PDG de Blackrock, défendant un nouveau capitalisme « des parties prenantes » a été beaucoup relayée. Qu’est-ce que cela traduit de l’état de la finance et de son rôle dans la transition ?
La lettre de Blackrock a en effet été beaucoup relayée. De fait, c’est une bonne nouvelle car elle porte un message positif. On peut ensuite se demander si c’est en phase avec ce qu’ils font ? Personnellement, je pense qu’il y a une déconnexion assez forte car la philosophie derrière ce texte est toujours très marquée par la matérialité financière, c’est-à-dire qu’on s’intéresse à l’écologie parce que cela nous fait gagner plus d’argent. Bien sûr, en tant qu’investisseurs, nous sommes là pour maximiser le profit pour nos clients. Toute l’analyse sous-jacente ne peut pourtant pas être fondée sur cette stricte et unique recherche de rentabilité financière. Il y a de nombreux impacts qui ne sont pas financiers et qu’il faut prendre en compte : la biodiversité, le respect des droits de l’Homme…
Evidemment, là encore, changer l’orientation d’un paquebot comme Blackrock qui a plus de dix mille milliards de dollars en gestion n’est pas chose aisée. Tous les acteurs financiers n’ont pas la même capacité à agir, dans les mêmes délais. Cette lettre est déjà une première étape positive.
La transition du secteur financier va-t-elle assez vite ?
La grande et éternelle question est : la finance doit-elle aller plus vite que l’économie ? Les financiers traditionnels diront que non, car la finance est là pour financer l’économie avec une certaine neutralité vis-à-vis de l’évolution de cette dernière.
Chez Mirova, nous développons un message différent qui consiste à penser que la finance, de par sa capacité à réallouer du capital, a la possibilité d’être en avance de phase en préparant l’avenir, en anticipant les changements. Si les acteurs de la finance décident donc de prendre de l’avance sur les sujets de développement durable, cela peut avoir un effet très fort sur l’économie.
Je pense que la bataille culturelle est en passe d’être gagnée. Les mentalités changent. Dans les faits pourtant, nous en sommes encore loin, principalement parce que la finance est un business de stock d’actifs, que l’on ne change pas comme ça du jour au lendemain, cela prend du temps.
« Si les acteurs de la finance décident de prendre une avance sur les sujets de développement durable, cela peut avoir un effet très fort sur l’économie. »
Pour en venir à un sujet très médiatisé en ce moment, pourquoi la nouvelle taxonomie européenne est-elle aussi controversée ?
Je fait partie du groupe d’experts de la finance durable à l’origine de cette idée de taxonomie européenne en 2017. Nous avons écrit la feuille de route sur la finance durable qui est aujourd’hui en cours de mise en œuvre. L’objectif principal était de définir une grammaire commune au niveau de la finance pour orienter les investissements vers les activités « vertes ».
La commission européenne a mis en place un premier groupe de travail, appelé le TEG, chargé de préciser cette taxonomie industrie par industrie. Ce groupe de travail est composé de professionnels du secteur financier (assureurs, banquiers) et de représentants de la société civile (notamment des ONG), le tout dirigé par Nathan Fabian, directeur des investissements responsables (PRI – Principes pour l’investissement responsable).
Est alors définie une taxonomie sur 6 critères environnementaux : l’atténuation du changement climatique, l’adaptation au dérèglement, l’eau, l’économie circulaire, la pollution et la biodiversité. Un actif est alors éligible à la taxonomie s’il apporte une contribution positive forte à l’un de ces 6 critères environnementaux sans être très négatif pour les autres, tout en respectant les grandes conventions internationales.
Sur 70 secteurs industriels, ils définissent les limites qui leur paraissent raisonnables pour rentrer dans la catégorie verte. Sont alors exclues énergies fossiles, gaz (au-dessus d’un certain seuil d’émission), et le nucléaire du fait de la problématique des déchets. Un vrai consensus naît alors entre les acteurs de la finance et la société civile, appuyé par la science.
Ensuite sont arrivés les politiciens, notamment le gouvernement français, qui a imposé le nucléaire dans cette taxonomie et a négocié un deal, un accord avec les pays producteurs de gaz. Tu m’autorises le nucléaire, je t’autorise le gaz…
La commission européenne, après avoir adopté un premier acte fondé sur les recommandations du TEG, réécrit un second acte incluant le nucléaire et le gaz dans la taxonomie. C’est un message extrêmement négatif, qui affaiblit le fonctionnement de cette plateforme et de tout ce plan de finance durable basé sur un consensus entre le secteur financier et la société.
C’est d’autant plus grave que ce lobbying politique est inutile car cela n’aurait rien changé au financement du nucléaire en France, extrêmement majoritairement public.
La France se sert en fait d’un outil européen pour faire de la politique intérieure. Elle se sert du tampon ‘taxonomie européenne’ pour renforcer l’argumentaire selon lequel le nucléaire est favorable à l’environnement. Cela leur permet de nourrir leur récit politique pour ouvrir de nouvelles EPR et apaiser le débat, ce qui est aujourd’hui grandement discutable.
Quel serait ton premier conseil à un directeur financier d’une entreprise et à un citoyen, pour diminuer leur impact sur l’environnement par la gestion de leur finance?
Pour un directeur financier, je lui conseillerais tout d’abord d’aligner sa stratégie financière sur la stratégie globale de l’entreprise. Il faut que la direction générale soit d’abord convaincue de la transition à mener, et ensuite la stratégie financière pourra accélérer ce changement.
Pour les citoyens je dirais qu’il est essentiel d’amorcer une discussion avec son conseiller financier, de l’interroger sur les possibilités d’investissement en exprimant clairement ses souhaits. Mettre en avant ses convictions environnementales, sociales. Plus les citoyens le feront, plus l’offre devra s’aligner. Exercer une forme de pression, pousser les conseillers à devenir plus professionnels, plus sachants dans ces domaines. Et ne pas hésiter à changer de banque si les réponses ne sont pas à la hauteur. L’empreinte carbone de son épargne est très important et c’est un sujet qui est rarement mis en lumière hélas.
Quels sont tes futurs désirables ?
Aujourd’hui, je suis grand-père et cela impacte forcément ma vision du futur. Dans le Vaucluse, j’ai planté des oliviers et mon futur désirable ça serait que cette parcelle devienne une superbe oliveraie dont ma petite fille pourra profiter, et que cette belle région ne soit pas dévastée par la sécheresse.
Une œuvre d’art pour illustrer tes propos ?
Je pense notamment à l’œuvre du photographe marseillais Philippe Echaroux qui, lors d’un séjour au sein d’une tribu amazonienne au Brésil, a photographié le visage de ses hôtes avant de les projeter sur des arbres dans des grandes villes pour sensibiliser à l’écologie et à la déforestation. C’est un message fort et puissant, qui représente la connexion essentielle entre les Hommes et la Nature.