Gilles Bœuf est un biologiste reconnu en France et à l’international et expert des sujets de biodiversité. Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, il fut président du Muséum national d’Histoire naturelle et professeur invité au Collège de France.

 

A tes yeux, quelle est la situation de la biodiversité en France ?

La situation de la biodiversité en France n’est ni meilleure ni moins bonne qu’ailleurs. De manière générale, on observe en Europe un effondrement du vivant et de la biodiversité, et ce depuis le Moyen Age. A partir de l’invention de l’agriculture et de l’élevage, les peuples européens ont commencé à impacter leur environnement et la biodiversité, notamment avec la déforestation et la dissémination des espèces animales domestiques.
Malheureusement, notre impact sur la biodiversité s’est accéléré depuis les années 1950 avec le développement de l’usage intensif des engrais, insecticides et pesticides. On parle « d’accélération anthropocène ». Les insectes sont les plus concernés : en vingt-sept ans, les trois quarts des populations européennes ont disparu. Pour les oiseaux, c’est un tiers des populations européennes qui a disparu en quinze ans.

On dit qu’en France, la surface des forêts est actuellement en expansion. C’est faux ?

La taille des forêts augmente en effet mais en termes de biodiversité, les forêts sont considérablement moins riches.
En réalité, depuis les grandes déforestations du XIXe siècle, toutes les grandes forêts primaires françaises ont disparu, même si depuis, on a pu régénérer certaines zones bien protégées et ainsi créer de véritables hotspots de biodiversité.

Tu dresses un tableau assez noir et anxiogène de l’état de la biodiversité…

Je ne suis pas du tout collapsologue et je ne cherche pas à faire peur aux gens. J’enseigne en médicine, en agronomie et vétérinaire : je ne vais pas passer mon temps à dire que c’est foutu ! Mon travail est seulement d’exposer les faits aux gens.
Ce que je dis, c’est que nous avons pris un chemin, sinon angoissant, du moins préoccupant, et qu’il faut redresser la barre. Nous pouvons la redresser et il faut la redresser maintenant ! Nous n’avons pas le temps d’attendre une nouvelle génération.

Donc tout n’est pas foutu ?

Pas du tout. On me présente parfois comme un écologue optimiste, à tort ou à raison. En fait, pour moi, il est trop tard pour être pessimiste. D’un autre côté, il est vrai que les systèmes politiques ne prennent pas vraiment le pouls de la situation. Ils ne comprennent pas que si l’on passe à côté des défis du climat et de la biodiversité, on n’arrivera à rien d’autre.

Les écosystèmes peuvent-ils se régénérer ?

Les écosystèmes ont une résilience certaine qui leur permet de se régénérer. De ce point de vue, « l’effet réserve » fonctionne plutôt bien : dans une réserve, la diversité biologique et la quantité de biomasse est préservée, ce qui rend le milieu beaucoup plus résilient aux changements. Ce phénomène est d’autant plus visible dans les milieux marins. Dans les endroits où l’on a arrêté de pêcher, les écosystèmes peuvent se régénérer en 3 ans. C’est tout à fait extraordinaire !

Mais attention, on a beau parler sans arrêt de résilience, il ne faut pas oublier qu’il ne peut y avoir de résilience si l’écosystème est mort. En artificialisant les espaces, on a fragilisé voire complètement détruit des écosystèmes, ce qui pose un problème à la fois pour la biodiversité mais aussi pour nous autres, humains, qui dépendons entièrement des milieux naturels. Prenons l’exemple des fortes pluies saisonnières en France. Si elles causent aujourd’hui d’avantages de dégâts qu’auparavant, c’est non seulement à cause du changement climatique, mais aussi et surtout car les eaux ne peuvent plus s’infiltrer dans les sols que nous avons altérés et dégradés. Le drame, c’est que le changement climatique cache le problème de la destruction des écosystèmes qui est la première raison de l’effondrement du vivant.

Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est le « shift », c’est-à-dire le point de non-retour où un écosystème est tellement dégradé qu’il se transforme en un autre écosystème, moins riche en termes de biodiversité, et ce de manière définitive. Par exemple, sur le littoral atlantique français, la disparition d’espèces clés dans la chaîne alimentaire fait qu’on ne trouve aujourd’hui plus que des moules sur les rochers. Un autre défi auquel nous faisons face est celui des effets du changement climatique qui vont impacter les milieux protégés. Par exemple, dans les eaux atlantiques françaises, on observe que le plancton migre de quarante-sept kilomètres vers le Nord par an. Nous devons prendre acte de ces changements inéluctables et adapter nos méthodes de préservation.

En tant que citoyen, comment peut-on contribuer à la régénérescence des écosystèmes ?

Il faut que les citoyens prennent part au changement. Je crois beaucoup en la force du participatif : récolter des données, participer à leur exploitation, en discuter entre citoyens et agir.
D’abord, au niveau individuel et associatif, il faut participer au maximum à la prise de conscience, au partage de l’information et à la lutte contre tous les scepticismes. Ensuite, il faut contribuer aux effets réserves en luttant contre tous ceux qui veulent détruire les réserves, construire de nouvelles routes, lignes de TGV et aéroports partout. Le territoire est assez aménagé comme cela ! Dans les milieux agricoles, il faut se battre contre la monoculture et diffuser la polyculture. En ville, il faut se mobiliser pour favoriser la verticalité à l’étalement urbain. Tout le monde peut contribuer : rien qu’à Paris, on recense plus de mille espèces de plantes, soit un septième des espèces présentes en France. Du côté des entreprises, il faut explorer les pistes de la bio-inspiration et du biomimétisme et prendre conscience que le business est impossible dans un monde insoutenable.

Tu parles de biomimétisme et de bio-inspiration, c’est-à-dire s’inspirer de la nature pour développer de nouveau systèmes productifs. Cela peut-il contribuer à régénérer les écosystèmes ?

Il est possible répondre à nos problèmes par des solutions basées sur la nature. De manière plus fondamentale, il ne faut jamais faire de profit sur la destruction du capital naturel. J’ai beaucoup d’espoir de ce côté-là. Les dirigeants d’entreprises veulent être fiers de leurs boites. Les meilleurs d’entre eux ont compris qu’aujourd’hui, pour recruter et fidéliser des collaborateurs, il faut leur donner des activités qui ont du sens. Ce qui est alarmant, c’est qu’aujourd’hui, nos capacités de nuisances et de destruction des écosystèmes vont plus vite que notre prise de conscience.

Chez ENGAGE, on aime parler de futurs désirables. A quoi ressemblent les tiens ?

Pour moi, un futur désirable est d’abord un futur où l’on met fin à l’usage des pesticides et insecticides chimiques, ce qui est vraiment jouable. Un futur où l’on arrête de gaspiller, de polluer et de détruire.