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Franck Galland est chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique et directeur du cabinet d’ingénierie-conseil (ES²), spécialisé en résilience urbaine.

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique et directeur du cabinet de conseil (ES)², spécialisé en résilience urbaine. Nous accompagnons les opérateurs de réseaux d’eau, d’assainissement, d’électricité ou de transports urbains à mieux gérer leurs situations de ruptures de continuité d’activité (dues à des évènements tels que les catastrophes naturelles, les incidents techniques ou les actes de malveillance). J’ai également été Directeur de la sûreté de SUEZ pendant 10 ans.

Récemment, j’ai publié « Guerre et eau : L’Eau, enjeu stratégique des conflits modernes », chez Robert Laffont.

Quels sont aujourd’hui les problèmes hydrologiques majeurs ?

Nous sommes confrontés à des modifications climatiques profondes qui nous font basculer dans un climat semi-aride : saisons sèches de plus en plus longues, saisons pluvieuses par intermittence, multiplication des épisodes de pluies très intenses, pouvant atteindre l’équivalent d’une année de précipitations sur 3 jours. L’été 2022 a été révélateur de ce qui nous attend dans l’avenir.

Par exemple, au mois de juillet 2022, il n’a plu que 9,7 mm en moyenne, ce qui a engendré un déficit pluviométrique de 88%. C’est ainsi la pire sécheresse en France depuis 1959. En parallèle, nous allons aussi connaître davantage d’évènements climatiques intenses, en témoignent les habitants de Corse, victimes de tempêtes ravageuses et mortelles cet été.

Les modèles climatiques annoncent d’ici 20 ans une baisse du débit des fleuves de 10 à 20% ainsi qu’une baisse du niveau des nappes de 20 à 30%.

À l’international, il existe une diagonale de la soif allant d’Afrique du Nord à l’Asie avec par exemple, l’Inde qui est confrontée à l’épuisement de ses eaux souterraines après les avoir utilisées de façon intensive pendant des années. La conséquence : 21 villes indiennes vont manquer d’eau à horizon 2030.

“Quand au siècle précédent nous avions un usage de l’eau principalement domestique, aujourd’hui, seul 1% de l’eau du robinet est bue”

 

Les images peu rassurantes se sont enchaînées tout l’été : Gorges du Verdon presque à sec, niveau de la Loire extrêmement bas, pour autant, ce n’est pas la première fois que notre civilisation connaît de telles sécheresses. Quelles sont les différences majeures avec les sécheresses précédentes ?

Les grandes différences sont essentiellement liées à l’accélération des conséquences du changement climatique et à l’usage que nous faisons de l’eau.

Dans notre domaine de l’hydraulique, le changement climatique a pour marqueur le manque d’eau. Oui, nous avions de grosses sécheresses auparavant (1976, 2003), mais nous étions sur des schémas classiques. Même chose pour les inondations aves des cinétiques de crues lentes, grâce aux sols qui respiraient. Nous n’étions pas confrontés à une telle artificialisation des surfaces, ni aux phénomènes accrus de stress hydrique dus à ce changement climatique.

S’il pleut en moyenne 960 millimètres d’eau par an, seulement 36% viennent augmenter le débit des fleuves et recharger les nappes. C’est ce qu’on appelle la “pluviométrie utile”. Moins nous aurons d’eau, moins nous bénéficierons de cette pluviométrie utile.

L’autre différence majeure, c’est l’eau de confort. Quand au siècle précédent nous avions un usage de l’eau principalement domestique, aujourd’hui, seulement 1% de l’eau du robinet est bue.

En quoi les activités humaines sont-elles tout ou partie responsables des sécheresses que nous vivons et allons vivre dans les prochaines années ?

En France, l’agriculture consomme beaucoup d’eau (44% des eaux consommées), lorsque l’usage domestique ne représente que 26% de la consommation totale.

Nous faisons également face à une surconsommation de l’eau pour des besoins très divers : nettoyage des voitures, remplissage des piscines ou encore réfrigération de centres de serveurs informatiques…

Concrètement, un centre serveur informatique moyen consomme 1250m3/an pour refroidir ses salles serveurs sur les 1700 m3/an qui lui sont livrés par le réseau d’eau municipal. C’est beaucoup trop.

Quelles sont pour vous les principales mesures à prendre pour gérer ces situations amenées à s’intensifier dans les prochaines années ?

Bien évidemment, il faut réformer nos usages, il n’est absolument pas normal d’utiliser de l’eau potable pour arroser des golfs ou des espaces verts. Pour cela, nous devons ouvrir le champ des possibles en matière d’offres alternatives. Parmi les plus efficaces, la réutilisation des eaux usées et le dessalement d’eau de mer. Aujourd’hui en France, nous réutilisons seulement 0,2% des eaux usées en circuit fermé, quand l’Israël parvient à en valoriser 87%.

Nous allons également devoir réformer nos pratiques agricoles grâce à l’irrigation intelligente ou au stockage d’eau l’hiver (pratique controversée s’il en est). Sur ce même sujet, se pose également le problème de certains élevages qui sont très consommateurs en eau. Plus généralement, il est urgent que les industries gourmandes en eau (industrie chimique, industrie papetière, data centers) mettent en place une vraie politique de réduction de consommation d’eau, tout en ayant une logique de transparence sur leur utilisation.

Il faut également investir à hauteur de 2 milliards d’euros par an sur l’efficience des réseaux urbains et ruraux. Alors que le Grenelle II prévoyait un taux de fuite à 15%, ce dernier ne descend pas en dessous de 20%. 900 000 kilomètres de réseau d’eau à entretenir en France coûte très cher mais est un passage obligé.

Il ne faut pas non plus négliger les actes citoyens : contrôler l’efficience de son électroménager, prendre une douche plutôt qu’un bain…

L’usage de méga-bassines et de forages est souvent défendu même si certains alertent sur des impacts négatifs sur la biodiversité, qu’en pensez-vous ?

Aujourd’hui, il nous faut passer au soutien d’étiage pour le refroidissement des centrales thermiques et nucléaires, comme pour d’autres usages, et notamment l’agriculture. Cela passera par des aménagements obligés destinés à stocker les pluies d’hiver*.
Il faut aussi être intelligents sur notre façon de rendre possible l’avenir des territoires. S’il faut continuer à investir massivement dans la fibre et la 5G, il faut aussi rendre prioritaire la digitalisation des réseaux d’eau et la réparation de leurs fuites.

* ajouter au débit naturel trop faible de la rivière un débit supplémentaire obtenu en déstockant l’eau de la retenue du barrage

Aujourd’hui, en plus d’un travail sur les innovations technologiques, une forme de sobriété ne doit-elle pas être promue en priorité ?

Oui bien sûr, tout un chacun doit faire preuve de sobriété. Mais si nous faisons des efforts à titre individuel, les grands consommateurs d’eau, cités précédemment, doivent être encore plus vertueux. D’autant plus qu’ils détiennent les moyens économiques et financiers pour s’offrir des solutions technologiques.

Enfin, à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Une France résiliente qui anticipe ses risques urbains et ruraux de meilleure manière et qui sait surtout y répondre.

Sophie Portier est exploratrice ENGAGE et responsable du Fonds Tourisme Durable au sein de l’ADEME. 

 

Pouvez-vous vous présenter ?  

Il y a 5 ans j’ai entamé une démarche de transition professionnelle. Cela a d’ailleurs commencé par le programme transformation d’Engage University : 10 jours pour questionner et comprendre les grands enjeux du XXIème siècle. Cela a été un vrai catalyseur de ma démarche et une rampe de lancement pour ce que je suis aujourd’hui. Je suis passée de marketeuse dans la cosmétique à responsable du Fonds Tourisme Durable à l’ADEME, l’agence de la transition écologique.
Sinon fan de sports d’eaux vives, je suis une coureuse de rivières. Vous me retrouverez pendant mes vacances la plupart du temps, une pagaie à la main… Ce contact avec les éléments me donne encore plus conscience de faire partie de ce grand tout !

 

Quels sont selon vous les 5 grands principes du tourisme durable ?

L’Organisme Mondial du Tourisme le définit comme « un tourisme qui tient pleinement compte de ses impacts économiques, sociaux et environnementaux actuels et futurs, en répondant aux besoins des visiteurs, des professionnels, de l’environnement et des communautés d’accueil ». Les principes du tourisme durable ont été définis en 1995 par le Comité 21 et actualisés en 2004 par le Comité de développement durable du tourisme de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) : ils sont applicables à toute forme et tout créneau touristique, jusqu’au tourisme de masse, dans tous types de destinations.

Le tourisme durable doit alors :

  • Sur le volet environnement : exploiter de façon optimale les ressources de l’environnement qui constituent un élément clé de la mise en valeur touristique, en préservant les processus écologiques essentiels et en aidant à sauvegarder les ressources naturelles et la biodiversité
  • Sur le volet social : respecter l’authenticité socioculturelle des communautés d’accueil, conserver leurs atouts culturels bâtis, ainsi que leurs valeurs traditionnelles et contribuer à l’entente et à la tolérance interculturelles
  • Sur le volet économique : assurer une activité économique viable sur le long terme offrant à toutes les parties prenantes des avantages socioéconomiques équitablement répartis, notamment des emplois stables, des possibilités de bénéfices, des services sociaux pour les communautés d’accueil, et contribuant ainsi à la réduction de la pauvreté

 

Quelles seraient les actions prioritaires pour freiner l’impact du tourisme sur le vivant ?

Le premier levier d’action est de miser sur la sobriété. Pourquoi nécessairement consommer plus pendant les vacances que durant toute l’année à la maison ? D’ailleurs, le tourisme peut être vecteur de sensibilisation et de changement de comportement. Ilse De Klijn mène une recherche sur le lien entre changement de comportement et expérience de la frugalité et sobriété pendant des vacances en randonnée itinérante. Elle démontre comment un comportement pendant les vacances peut être vecteur de changement dans sa vie de tous les jours.

En parallèle, il existe un réel enjeu de gestion des flux, aussi bien géographiques que temporels. Eviter que l’afflux de touristes ne se fasse au même endroit au même moment. Il y a une très forte concentration des touristes dans le monde. 95% des touristes se concentrent sur 5% des territoires du globe. La pression est donc très forte sur certains écosystèmes. Le tourisme est souvent le moteur de sa propre perte en détruisant ce qui fait les attraits d’un territoire tant par son patrimoine naturel que culturel. On tombe dans un cliché instagrammable de la planète où le touriste consomme des lieux et publie la photo clichée sans s’aventurer hors des sentiers battus. 2/3 des 18-34 ans choisissent une destination en fonction de son potentiel instagrammable. Le « #travel », c’est 637 millions de publication sur Instagram. Effrayant, n’est-ce pas ?

N’oublions pas également de replacer le tourisme international dans son contexte global. C’est l’apanage d’une minorité. 89% de la population mondiale n’a jamais pris l’avion !

“La régulation permet également une meilleure expérience touristique mais pose une question démocratique de l’accès à la nature”

 

Cet été, pour la première fois, trois sites Corses mais aussi les calanques de Cassis, mettront en place des quotas d’accès pour préserver la biodiversité. Cette initiative doit-elle et peut-elle devenir un modèle pour d’autres sites très visités ?

Cela reste à débattre : faut-il tout réguler pour mener à bien la transition écologique et la protection de la biodiversité ? On constate que l’auto-régulation ne marche pas ou très relativement. Il est possible de prendre l’exemple de la plage de Maya Bay en Thaïlande (le fameux lieu du film « La plage ») qui a été fermée aux touristes pendant plus de 3 ans pour restaurer l’écosystème marin ravagé par les touristes. Cela a permis une régénération de l’écosystème local et le retour d’espèces disparues du site. Depuis la réouverture, l’accès est régulé (division du nombre de touristes par 3) et la baignade interdite. En plus de la régulation, se pose la question de la gratuité de l’accès…

 

Sur le site vie-publique.fr, on lit que le secteur du tourisme est en grande croissance et que d’ici 2050 cette croissance aura pour effet d’accroître la consommation d’énergie de 154% et les émissions de GES de 131%. Comment inciter les professionnels du tourisme à promouvoir une forme de sobriété ?

Le secteur est en croissance continue. De 25 millions de touristes dans les années 50, nous étions avant la crise de la Covid-19 à 1,4 milliards de touristes. La Covid a ébranlé le tourisme pendant deux ans mais on fait face à un revenge tourisme. Le monde d’après ne semble pas se matérialiser quand on voit les aéroports bondés ou les taux de réservation qui reviennent au niveau de 2019. Certains acteurs du tourisme prennent cependant conscience que pour leur propre salut, le changement et l’adaptation sont nécessaires et incitent, par exemple, leurs clients à choisir le train. Des expérimentations sont réalisées en région par les comités régionaux du tourisme pour promouvoir leur destination différemment : la Bretagne ou la Nouvelle Aquitaine “sans ma voiture”, l’arrêt des campagnes de promotions des territoires auprès des touristes étrangers qui prendraient nécessairement l’avion pour venir, l’arrêt de la promotion en haute saison des territoires déjà saturés…

 

A ce propos, vous êtes à la tête du Fonds Tourisme Durable de l’ADEME. Votre mission est d’accompagner les acteurs de la restauration et de l’hébergement à mettre en place des actions réduisant l’impact de leurs activités sur l’environnement. En quoi consiste cet accompagnement ?

Le fonds tourisme durable a été lancé en avril 2021 dans le cadre de France Relance, le plan de relance du gouvernement. Nous ciblons les TPE-PME ayant une activité de restauration ou d’hébergements touristiques en zone rurale. Grâce aux partenaires du Fonds (CCI, Parcs Naturels régionaux, Comités départementaux du tourisme, fédérations professionnelles régionales etc…), nous proposons un accompagnement qui passe par un diagnostic gratuit et la proposition d’un plan d’actions. Au sein de ce plan d’actions, certains investissements peuvent recevoir une subvention du Fonds tourisme durable. A date nos partenaires ont accompagné plus de 2400 structures dans la phase de diagnostic. Plus de 1400 structures ont déposé un dossier de demande d’aide.

Certains bénéficiaires ont mis le pied à l’étrier grâce à l’accompagnement réalisé par le Fonds, d’autres témoignent même de l’accélération de leurs projets de transition écologique grâce aux subventions. Par ailleurs, le Fonds est également un écosystème d’acteurs qui se mettent au service de la transition écologique. Aujourd’hui, il évolue de l’urgence de la relance vers la transformation en profondeur des acteurs et est prolongé dans le cadre du plan Destination France, plan de transformation et reconquête du tourisme présenté en novembre 2021 par Jean Castex.

 

A terme, le Fonds Tourisme Durable a-t-il pour projet d’accompagner d’autres types de structures ?

Au 1er juillet, nous avons eu l’opportunité d’élargir le périmètre géographique pour plus de cohérence territoriale. 97,5% des communes sont éligibles.

Il existe un autre volet du fonds qui a pour but d’aider au développement des formes émergentes du tourisme : projet slow tourisme, agritourisme ou écotourisme. L’objectif est d’accompagner les acteurs dans les territoires pour proposer une nouvelle offre qui réponde aux attentes des consommateurs et à la nécessité de relocaliser le tourisme.

 

Bien évidemment, lorsque l’on parle de tourisme, vient également la problématique du transport, comment rendre plus désirable les voyages plus simples, plus locaux peut-être et moins énergivores ? Nous avons par exemple trouvé la campagne de publicité pour promouvoir le tourisme local en Allemagne particulièrement inspirante.

L’empreinte carbone du secteur est importante. En France, cela représente 11% des émissions de Gaz à Effet de Serre en comptabilisant le tourisme des Français en France et des étrangers qui viennent en France. Le transport représente effectivement 77% de cette empreinte dont 41% pour l’avion.

La covid a clairement posé l’enjeu du transport et d’un tourisme mondialisé. La dépendance aux touristes étrangers est apparue à l’ensemble des acteurs du tourisme. Les plus résilients étaient ceux qui avaient déjà une forte clientèle de proximité.

La question de la désirabilité et d’un nouveau récit est clé comme vecteur du changement. L’infographie « Des vacances au kilomètre », fruit du partenariat entre QQF (qu’est-ce qu’on fait), Réseau Action Climat et ADEME, sensibilise sur l’impact du tourisme sur le changement climatique et participe à déconstruire l’imaginaire de vacances réussies en partant dans des destinations lointaines. L’objectif est de montrer que notre beau pays regorge de lieux tout aussi beaux que des destinations très prisées à l’étranger.
Autre exemple sur la question de l’écriture d’un nouveau récit, l’espace de la Fondation EDF propose une exposition jusqu’au 29 janvier 2023 : « Faut-il voyager pour être heureux ? ». Des artistes nous invitent à réfléchir à notre conception du voyage et au lien que nous cultivons avec ce moment d’évasion !

 

Et enfin, Sophie, vos futurs désirables, à quoi ressemblent-ils ?

J’avoue qu’en ce moment je suis traversée par une grande vague d’éco anxiété. Par mes pratiques sportives en pleine nature pendant les vacances, je fais encore plus face aux impacts de l’activité humaine sur le vivant et l’environnement. La sécheresse de cet été est dramatique pour certaines rivières où je navigue. Donc là tout de suite mon futur désirable, c’est un monde où l’eau est préservée comme une ressource vitale pour l’ensemble du vivant et pas comme une ressource infinie…

Bernard Leca est professeur à l’ESSEC Business School, et le directeur académique de la Chaire Talents de la Transition Ecologique. 

 

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je suis professeur à l’ESSEC, initialement de contrôle de gestion et directeur académique de la Chaire Talents de la Transition Ecologique depuis bientôt sept ans. J’ai suivi une formation de juriste en droit de l’environnement. A la fin de mes études, j’ai cherché du travail en tant qu’avocat en droit de l’environnement mais ce qui m’a été proposé ne me convenait pas. A l’époque, on traitait essentiellement de la pollution. Je me suis alors tourné vers la magistrature. Je suis devenu juge, j’ai écrit une thèse en parallèle puis je me suis intéressé de près à la responsabilité sociale des entreprises. Insatisfait de ce qui se fait en la matière, j’ai pris le virage de la transition, pour m’intéresser aux questions environnementales.

 

Pensez-vous que les acteurs de l’économie ont pris conscience de l’ampleur des bouleversements qu’implique la crise écologique?

Bien évidemment que non.

 

Quelles seraient justement, selon vous, les mesures ou les postures à la hauteur des enjeux ?

Que ce soit du côté du gouvernement ou des entreprises, la question à se poser est simple. A quoi ressemble une économie ou, dans le cas d’une entreprise, un business model dans un monde où le réchauffement climatique doit se limiter à 2 degrés ? Croyez moi, elle serait bien différente. Seule 3 entreprises du CAC40 rentreraient aujourd’hui dans un ‘crash test’ 2 degrés.

N’oublions pas non plus l’enjeu de la biodiversité. Je pense cependant que le sujet prioritaire reste celui du climat parce que, finalement, tout le reste disparait si la situation continue de s’aggraver.

‘A un moment donné, nous aurons à choisir entre l’OMC et le climat, et il faudra choisir le climat !’

 

Si vous deviez identifier des actions prioritaires, quelles seraient-elles ? 

Elément, je le sais controversé, il faut créer un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, à savoir la possibilité d’interdire certaines exportations pour des raisons climatiques. Il n’y a que l’Etat qui peut le faire. Aujourd’hui il y a un marché du carbone au niveau de l’Union Européenne qui attribue des quotas d’émissions de CO2 aux entreprises. Il faut taxer tous les produits en fonction d’une estimation carbone. Cela permettrait de rééquilibrer la concurrence avec les industriels européens. Bien évidemment cela s’oppose à la notion libre-échange défendue par l’OMC. A un moment donné nous aurons à choisir entre l’OMC et le climat, il faudra choisir le climat.

Mais bien d’autres mesures, à mes yeux, de bon sens, doivent être prises rapidement. Dans un premier temps il faut être beaucoup plus dur sur l’interdiction de l’avion. Selon moi il faudrait interdire les trajets aériens, dès lors que des solutions existent à moins de 4 heures de route, et les vols touristiques longs courriers. J’ai du mal à considérer des vacances en Thaïlande comme un besoin vital…C’est une activité que l’on doit maintenir pour des raisons professionnelles, à la limite.

Il faut limiter la vitesse sur les routes. Ainsi que la consommation de viande. Mais tout cela passe par des politiques publiques. Il faut aussi une politique très volontaire, surtout en France, sur l’isolation des bâtiments. Et mener une action publique sous forme de réglementation et de contraintes, par exemple, sur le poids des véhicules. On va observer une électrification des véhicules mais a-t-on réellement besoin d’électrifier des tanks ? Les batteries sont assez lourdes comme ça, et l’énergie trop précieuse. Pour moi c’est l’Etat qui doit intervenir en interdisant un certain nombre de choses et ne pas compter sur les particuliers. C’est toute la problématique que pose l’urgence. Arrêtons de déléguer. Les Etats n’ont pas le courage de prendre des décisions contraignantes aujourd’hui nécessaire. Il faut une vraie volonté politique relayée par les entreprises. Ce n’est pas encore le cas en France.

 

Sommes-nous en retard ?

Cela dépend, par rapport à qui et à quoi. Prenons l’exemple de l’Allemagne. Ils ont fait beaucoup d’erreurs et notamment en terme de consommation de charbon mais sur l’énergie solaire, ils sont en avance sur nous. Le solaire représente leur première source d’énergie en été. On peut toujours se comparer au global avec les Etats-Unis ou la Chine mais sur d’autres dimensions, on peut aussi trouver des exemples européens très inspirants qui peuvent nous conduire à évoluer.

‘La sobriété va à l’encontre de tout ce que l’on a développé depuis des siècles à savoir une logique d’accumulation et de surconsommation.’

 

Nous parlons plus et même enfin, pourrions-nous même dire, de sobriété. Le Giec en fait mention dans son dernier rapport. Que signifie-t-il pour vous ? 

Je ne suis pas certain que la notion de « sufficiency » qu’évoque le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) couvre la notion de sobriété.  Pour moi la sobriété c’est le fait de se poser la question de ce dont on a réellement besoin pour vivre plutôt que de se divertir. C’est un retour sur soi, une manière d’être dans le moment et de pouvoir être heureux en dehors des besoins matériels. La sobriété va à l’encontre de tout ce que l’on a développé depuis des siècles à savoir une logique d’accumulation et de surconsommation. La sobriété ce n’est pas de simplement se contenter de ce que l’on a, c’est apprendre à se débarrasser. C’est aussi apprendre à se détacher de notre dépendance numérique. J’aime par exemple le fait que cette interview m’ait été proposée par téléphone. On n’a pas besoin de se voir pour s’entendre, pour reprendre le slogan de l’ADEME. La sobriété doit être le premier des mouvements. L’innovation, la compensation ou l’efficacité sont importantes mais la sobriété est la clé.

 

Et vos futurs désirables, quels sont-ils ?

Je vais peut-être manquer d’originalité en citant le rapport de Brundtland*, mais je ne vois pas ce que je pourrais demander de plus. A savoir, arriver à assurer un modèle économique permettant aux générations futures de vivre et de s’épanouir. Ça me suffirait très largement mais c’est ambitieux…

 

Pour en savoir plus :

*Le Rapport Brundtland de Gro Harlem Brundtland

*Les limites de la croissance de Donella et Denis Meadows

 

Interview réalisée par Justine Villain

Emmanuel Delannoy travaille sur le lien entre l’économie et l’écologie. Son ambition : remettre l’économie et les organisations au service de la biodiversité. Il est consultant associé chez Pikaia.

Emmanuel, tu travailles sur le lien entre l’économie et l’écologie, comment décrirais-tu plus précisément ton activité ?

La vision qui porte l’ensemble de mes activités, au sein de la société Pikaia, c’est que ce n’est pas la biodiversité qu’il faut faire rentrer dans l’économie, mais bien l’économie qu’il faut faire rentrer dans la biodiversité. Autrement dit, rendre compatible nos modes de production de richesses avec les capacités et la dynamique des systèmes vivants. Pour cela, nous avons besoin de travailler sur deux fronts : d’une part, réduire drastiquement l’impact des activités économiques sur la biosphère, notamment par la transformation de nos modes de production et des modèles économiques, et d’autre part, réinvestir dans le capital naturel, ce socle de la création de toute valeur, en préservant, et en restaurant si nécessaire, les fonctionnalités et les capacités d’adaptation et d’évolution des écosystèmes. Ce qui est intéressant, et parfois surprenant, c’est qu’en travaillant sur ces deux leviers, on peut agir à la fois sur la performance globale de l’entreprise, mais aussi sur sa capacité d’innovation et d’adaptation au changement, et donc sa résilience.

La transformation que tu évoques n’implique-elle pas de revoir assez fondamentalement la façon dont les entreprises sont organisées mais aussi leur mission même ?

Oui, fondamentalement, il s’agit d’une véritable métamorphose pour les entreprises. Progressivement, à partir d’une impulsion initiale, tout peut être amené à changer : l’organisation, la gouvernance, la relation client, les compétences, les relations avec les fournisseurs et les partenaires financiers, ou encore avec les institutions, sans oublier, bien sûr, les process, les produits, la façon dont la valeur est délivrée pour le client et le modèle économique. Cette métamorphose, pour être plénement réussie, implique de réinterroger la « raison d’être de l’entreprise », autrement dit, l’intention créatrice qui a précédé sa création. Une entreprise, c’est la mise en commun de moyens, financiers, techniques et aussi humains, au service d’un projet. Pour que ça marche, il faut que cette intention rencontre une demande solvable. Mais cette demande peut évoluer avec le temps et le contexte. Aujourd’hui, les grandes transformations du monde invitent à se poser la question de la « mission » de l’entreprise, c’est-à-dire des enjeux auxquels elle décide de se confronter et des besoins auxquels elle va contribuer à répondre.

Quels changements évoquerais-tu en priorité ? Méthode de production, gestion des hommes, etc.

Il n’y a pas de réponse absolue et unique à cette question. En fait, n’importe quel point d’entrée peut-être le bon, à condition qu’on ait pris le temps de construire une vision cohérente et un cheminement qui permettra d’atteindre l’objectif. Ce serait donc par là qu’il faudrait commencer : réinterroger les valeurs fondamentales de l’entreprise, sa raison d’être, et son « futur souhaité », autrement dit ce moment clé, plus ou moins éloigné, où ses objectifs stratégiques pourront converger avec le respect de principes forts de durabilité. Dit autrement, il s’agit de construire une sorte de « boussole stratégique » qui permettra de concevoir le plan d’action le plus adapté à l’entreprise, à sa situation et à ses ambitions, et de guider les personnes concernées par sa mise en œuvre.

Tu travailles aussi avec des territoires, les problématiques sont-elles différentes ? 

Pour les territoires, les enjeux sont globalement de trouver ce chemin étroit qui permettra de concilier bien-être humain et respect de la capacité des écosystèmes. Ces chemins existent, mais ils sont spécifiques pour chaque territoire. Aucune recette générale ne peut être simplement « copiée / collée » depuis un autre territoire. Par contre, les approches méthodologiques existent, elles ont pu être testées et éprouvées. Chez Pikaia, nous parlons de biomimétisme territorial ou encore de permaéconomie. Après tout, chaque territoire est un écosystème complexe dans lequel des acteurs, économiques, institutionnels et citoyens coévoluent et interragissent avec leur environnement. Ce sont ces dynamiques complexes d’interactions que le « macroscope » de l’écologie et de la systémique nous permettent de mieux comprendre.

Sens-tu aujourd’hui une évolution sur le regard que portent les organisations ou les territoires sur ces approches innovantes ?

Oui. De manière très inégale encore, mais clairement oui, le regard, tant de la part des institutions, des collectivités territoriales que des entreprises, des TPE aux grands groupes, évoluent. Mais, alors que certains prennent une avance considérable et saisissent les nouvelles opportunités, d’autres se réfugient dans le déni. Un écart important est en train de se creuser entre les plus agiles, les plus innovants, les plus conscients des défis peut-être. Il est alors de la responsabilité des territoires et des institutions de faire en sorte que toutes les entreprises soient en mesure de s’adapter à ces changement et mettent en œuvre de nouvelles approches de l’innovation.

Il est temps de passer à 2019; que nous souhaiterais-tu pour l’année qui vient ?

Mon vœux le plus cher est que cette année soit celle de l’apaisement et de l’éveil d’un regard lucide sur les changements inévitables. Il est essentiel que chacun puisse mettre son imagination, son énergie et son engagement, à son niveau et avec ses moyens, au service de cette métamorphose qui peut encore être, malgré les difficultés et l’ampleur des défis à relever, une formidable opportunité de rendre notre société plus fraternelle, plus accueillante et plus ouverte à toutes les diversités.

POUR APPROFONDIR

En 14 minutes | Regarder le Ted X d’Emmanuel Delannoy

En 2 jours | Suivre le parcours d’apprentissage-action “Repenser la terre et ses ressources” de l’ENGAGE University

POUR AGIR

En quelques cliques | Télécharger le Kit climat pour sensibiliser ses proches aux enjeux de notre espèce.

En 3 heures | Participer au Débat-Action du 15 janvier : Replacer l’économie au service du vivant