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François Gemenne travaille sur la gouvernance de deux des enjeux globaux du 21ème siècle : le climat et les migrations. Il s’intéresse en particulier aux dimensions géopolitiques du changement climatique, à la fois dans ses impacts et sa régulation. Il est professeur à HEC Paris et directeur de The Hugo Observatory. Il est notamment l’auteur de l’Atlas de l’Anthropocène.

ENGAGE : Que retires-tu de la COP 30 à Belém ?
François Gemenne : Je dirais que, malgré les difficultés logistiques d’accès, c’est réjouissant qu’on continue à attirer des gens du monde entier, d’horizons très divers – politiques, économiques, militants, médiatiques – autour d’un seul but.
Il y a, malgré les critiques, quelque chose de très joyeux, de très enthousiasmant à voir toutes ces personnes, toutes ces organisations, converger en un endroit, autour d’une sorte d’idée, d’ambition commune.
Bien sûr, ils ne sont pas représentatifs de la population mondiale, mais c’est tout de même l’un des événements où chacun essaie de concourir à un but commun.
Le problème, c’est que l’enthousiasme des participants est chaque année un peu plus émoussé par la déception du texte final. Le résultat politique n’est pas à la hauteur de la mobilisation et de l’enthousiasme que provoque l’événement.

ENGAGE : Avec quel sentiment ressors-tu ?
François Gemenne : La question centrale est : que faudrait-il faire pour que ces réunions donnent des résultats plus tangibles et ne soient pas des machines à décevoir le public et à envoyer des signaux contradictoires aux acteurs économiques ?
De manière un peu provocative, on a presque envie de dire qu’il faudrait tout garder sauf les gouvernements. Mais c’est justement l’absence d’action des gouvernements qui est centrale et qui justifie tout le reste.
Il faudrait aussi davantage clarifier le rôle des entreprises dans la COP. Il y a une ambiguïté : elles sont à la fois bienvenues et suspectes.
On se réjouit qu’il y ait de plus en plus de monde, que le monde économique soit de plus en plus présent et engagé… mais on les accuse de faire du lobbying.
Les entreprises s’intéressent de plus en plus aux COP, au climat en général, donc elles envoient des représentants pour voir ce qui s’y passe, signer des contrats, trouver des financements.
D’une certaine façon, La COP est devenue une sorte de grande marketplace des énergies renouvelables. Un peu comme le festival de Cannes ou de l’aviation au Bourget.  

ENGAGE : D’accord, mais Cannes n’est pas un événement politique…
François Gemenne : Exactement. La COP est devenue, aussi, une sorte de grand marché. Une sorte de “Change Now” à l’échelle mondiale. Cette dimension s’est fortement renforcée ces dix dernières années, depuis la COP21.

ENGAGE : En exagérant un peu le trait, tu penses donc, tu dis finalement que c’est devenu une conférence de plus ?
François Gemenne : Oui. Et du coup, son ambition de régulateur climatique mondial disparaît peu à peu.
Le processus politique donne l’impression d’arriver au bout de ce qu’il peut donner.
L’accord de Paris reste un horizon assez indépassable. Pour aller plus loin, il faudrait des engagements contraignants — mais personne n’en veut aujourd’hui.
C’est devenu un truc très hybride. Une sorte de Davos du climat.
Même décalage que Davos, si tu veux, beaucoup d’acteurs, beaucoup de rencontres, mais politiquement ça reste bloqué.

ENGAGE : Comment dépasser ça ?
François Gemenne : Je vois trois pistes.
Première piste, arrêter de tout focaliser sur la décision finale, impossible à obtenir à 195 car d’autres programmes avancent en parallèle, mais personne ne les regarde.
Deuxième piste, casser la règle du consensus. Permettre à des coalitions de pays d’avancer sur certains sujets. C’est ce que fait la Colombie avec le sommet de Santa Marta sur la sortie des fossiles : rassembler 40 ou 50 pays volontaires. On aura de vrais engagements, en passant du multilatéralisme au minilatéralisme.
Et je plaiderais pour que ces initiatives se fassent dans la COP, pas en dehors, pour ne pas l’affaiblir.
Troisième piste, assumer la fonction marketplace. Permettre aux entreprises, villes, collectivités, de participer réellement à certaines réunions pour sortir de l’ambiguïté.

ENGAGE : Mais la COP, au départ, est un processus politique…
François Gemenne : Oui, je te l’accorde. Mais peut-être faut-il accepter qu’il le soit de moins en moins.
Dans le contexte politique actuel, de fait, je fais aujourd’hui plus confiance à beaucoup de patrons du CAC40 qu’à des dirigeants comme Orban ou Milei pour faire avancer la transition. C’est terrible à dire, mais c’est vrai. C’est une leçon assez tragique pour un social démocrate, mais c’est une réalité.

ENGAGE : Mais il faut quand même un cadre réglementaire.
François Gemenne : Oui, sans doute. J’aimerais croire à la réglementation. Mais attendre la réglementation, c’est comme attendre Godot. Il faut être pragmatique car nous devons avancer.
Aujourd’hui, même dans un contexte très peu porteur, la transition continue malgré la politique, notamment dans les énergies.
Les choses avanceront si les entreprises y trouvent un intérêt économique, si la convergence entre intérêts particuliers ou privés et intérêt général se renforce.

ENGAGE : Un message d’espoir à partager ?
François Gemenne : Le fait que cela continue à attirer beaucoup de monde. La diversité des participants. La rencontre entre des personnes et organisations qui, sinon, ne se rencontreraient jamais.
Aujourd’hui, il faut probablement accepter l’idée qu’une erreur de l’Accord de Paris a été de penser que l’impulsion viendrait des gouvernements. En réalité, elle vient surtout de la société.

Pour aller plus loin :
– Commander son livre : L’Atlas de l’Anthropocène

ENGAGE a rencontré Nicolas Roesch à l’occasion de la parution de son ouvrage Designer pour un monde vivant, pour comprendre comment créer des environnements réellement habitables… pour tous les vivants.

Et si le design cessait d’être pensé uniquement pour les humains, pour devenir un art de la cohabitation entre espèces et un levier de transformation des territoires ? Depuis plus de quinze ans, le designer et chercheur indépendant Nicolas Roesch explore cette question. Après un parcours dans l’innovation par les usages, un passage à la Cité du design de Saint-Étienne et de nombreuses interventions académiques sur l’écologie et l’anthropocène, il fonde en 2021 Zoepolis : un collectif qui étend le design aux vivants non humains et développe des méthodes concrètes pour les intégrer dans nos projets.

ENGAGE : Pouvez-vous vous présenter ?

Nicolas Roesch : Je suis designer de formation et je travaille depuis la fin des années 2000 sur l’innovation par les usages, notamment en lien avec les enjeux de transition et de ville durable. Très vite, je constate un angle mort majeur : malgré toute l’attention portée à l’énergie ou au carbone, les autres vivants restent absents du design.
La lecture du Contrat naturel de Michel Serres me fait saisir l’ampleur de cette disparition du vivant de nos milieux de vie et de nos imaginaires, ce qu’on appelle l’extinction de l’expérience de nature.
Zoepolis naît en 2021 pour répondre à ce manque : outiller les métiers créatifs pour intégrer les vivants non humains dans nos façons de concevoir et refaire entrer la biodiversité dans nos projets, nos savoirs et nos récits.

ENGAGE : Vous parlez d’extinction de l’expérience de nature et de disparition des attachements. En quoi est-ce si central pour vous ?

Nicolas Roesch : Nous vivons dans un monde qui n’est pas normal, mais auquel nous nous habituons. Les générations précédentes ont connu une diversité ordinaire plus riche : davantage d’insectes, d’oiseaux, de rencontres spontanées avec le vivant. Le décalage du point de référence, ou shifting baseline, fait que nous percevons comme « normal » un monde appauvri.

Prenons un exemple très simple : les grillons et les lucioles. Si les grillons disparaissent, nous perdons l’expérience du champ de grillons dans la nuit. Si les lucioles s’éteignent, nous perdons l’expérience de leurs lumières. Et lorsque l’expérience disparaît, nous oublions ce qu’elle faisait ressentir. On devient moins sensible, parce que l’on ne vit plus ces moments. Ce mécanisme entretient un cercle vicieux : moins de vivant, moins d’expérience, moins d’attachement… donc moins de protection.

Le design sait très bien fabriquer des attachements à des objets techniques, parfois jusqu’à la dépendance. Nous pouvons mobiliser ces compétences pour recréer des attachements aux autres vivants : par des médiations sensibles, des récits, des images, des fictions ancrées dans des futurs crédibles. La chercheuse Anne-Caroline Prévot l’a montré : même dans les films d’animation, le nombre d’espèces visibles diminue au fil du temps. Le vivant s’efface de nos paysages… et aussi de nos imaginaires. Sans attachements, pas de cohabitation possible.

ENGAGE :  Qu’est-ce que Zoepolis ?

Nicolas Roesch : Zoepolis est un collectif de plus de 130 professionnels : designers, architectes, urbanistes, paysagistes, mais aussi sociologues, biologistes, vétérinaires et artistes. Notre ambition est simple et ambitieuse : donner aux métiers créatifs une culture commune du vivant et repeupler les imaginaires, pour mieux intégrer les autres espèces dans nos façons de concevoir.

Nous fonctionnons autour d’une colonne vertébrale  :
• Recherche : formuler de nouveaux concepts sur les relations humains–non humains, en partenariat avec des laboratoires comme le CNRS, l’INRAE ou l’IRD.
• Expérimentation : enquêtes, ateliers, projets pilotes avec des villes ou des écoles pour tester ces approches sur le terrain.
• Transmission : formations, outils pédagogiques et accompagnement de projets pour diffuser ces pratiques dans la conception.

Ces travaux irriguent aussi l’enseignement supérieur : nous sommes aujourd’hui plusieurs à enseigner le design du vivant dans des écoles de design, d’architecture, mais aussi de management, d’ingénierie ou de commerce.

Cinq axes de recherche pour élargir le design au vivant

  1. Inclure les vivants non humains dans les méthodes existantes, notamment via le design biophile ou les solutions fondées sur la nature.
  2. Inventer des pratiques centrées sur les autres espèces : récifs artificiels, habitats urbains, nichoirs… et sortir de l’anecdotique.
  3. Concevoir des organisations biosociales en cartographiant les interdépendances entre sociétés humaines et écosystèmes.
  4. Déployer la médiation du vivant dans l’espace public, au-delà des musées, pour rendre sensibles présences et disparitions.
  5. Développer de nouveaux imaginaires afin que les espèces locales réapparaissent aussi dans nos récits.

ENGAGE :  Quel rôle ont les designers dans cette transition ?

Nicolas Roesch :  Le designer est déjà un médiateur entre parties prenantes humaines. Il s’agit désormais d’élargir cette médiation : intégrer des connaissances accessibles sur les espèces et coopérer avec écologues et naturalistes.

ENGAGE : Quels sont vos futurs désirables, à quoi ressemblent-ils ?

Nicolas Roesch :  Je parlerais plutôt de futurs nécessaires que de futurs désirables. Nous avons repoussé la nature de nos modes de vie parce qu’elle peut être inconfortable. Le retour de la biodiversité ne fera donc pas que « du bien » à notre confort : si l’on renaturalise les villes, on aura davantage de moustiques… et donc la nécessité d’accueillir leurs prédateurs, chauves-souris, martinets, hirondelles. Si l’on veut moins de rats, il faudra accepter la présence du renard. Ce sont ces « coalitions inconfortables » qu’il va falloir assumer, et qui interrogent en profondeur un design historiquement tourné vers le seul confort humain.
En contrepartie, ces futurs seront plus conviviaux. Plus de plantes, plus d’animaux sauvages en ville, plus de chants d’oiseaux : des environnements qui nous rendent plus heureux, plus créatifs, en meilleure santé. Il faudra accepter une part d’inconfort, mais nous y gagnerons une convivialité qui dépasse l’humain. Apprendre à cohabiter, c’est aussi apprendre à habiter un monde vraiment vivant.

Pour aller plus loin :
– Commander son livre : Designer pour un monde vivant
– En savoir plus sur  Zoepolis

Rendez-vous avec Maxime Blondeau entrepreneur, créateur, conteur et cosmographe des temps modernes.

SB : Qui êtes-vous et que faites-vous Maxime Blondeau ?
MB : Je suis quelqu’un qui porte un message : notre perception du territoire doit évoluer, du système Terre à l’endroit où l’on vit. Et c’est une question vitale. Je déploie ce message de plein de manières différentes : en enseignant, en créant, en entreprenant (créateur du syndicat Printemps Écologique, de la coopérative Sailcoop et d’une société de création de contenus).

Je ne suis pas dans la description du monde, mais dans son récit : éclairer, interpréter, révéler.

SB : Vous vous définissez comme cosmographe : qu’est-ce que cela veut dire ?
MB : La Cosmographie est une discipline très ancienne qui a + de 2 500 ans ! Ptolémée l’était à Alexandrie, la Renaissance en a beaucoup compté. C’est l’ancêtre de la géographie, qui est née au XIXème siècle. Cette discipline existe toujours en astro-physique. Elle permet de montrer des choses invisibles à l’œil nu, comme la naissance d’une étoile. Je l’applique au territoire terrestre et proche : je révèle tout un tas de choses invisibles à l’œil nu.

SB : Aujourd’hui on a Google Earth, Google Maps, GeoGuessr : que reste-t-il à montrer ?
MB : Justement, l’essentiel est invisible pour nos yeux ! Les liens et les inter-dépendances, les causes et les finalités, les apports psychologiques… Je ne suis pas dans la description du monde, mais dans son récit : éclairer, interpréter, révéler.

SB : J’adore les cartes que vous partagez : elles sont éclairantes et changent les perspectives !
MB : Pour moi, la carte c’est un moyen d’expression, c’est un langage. Chaque carte pose la question de l’attention : à quel aspect du territoire prête-t-on attention ? Ce que j’aime aussi avec la carte, c’est la profondeur et les différents niveaux de lecture : de l’agrément immédiat à la recherche de détails. Mais aussi car elle convoque plusieurs dimensions : esthétique, sensible, intellectuelle. Elle est à la fois simple, immédiate et complexe.

SB : Comment comprenez-vous la crise écologique à l’aune du territoire ?
MB : Pour l’humanité s’ouvre la 3ème ère de relation au territoire. A l’origine, nous étions des chasseurs cueilleurs.
Le Néolithique, c’est la sédentarisation : agriculture, domestication des animaux et des plantes. Le récit collectif qui nous a porté pendant 12 000 ans est celui de l’exploitation et de la conquête du territoire grâce à la domination technique.
La mondialisation géographique s’est achevée au XIXème siècle. Alors quel projet commun, quel récit collectif ? Nous avons besoin d’une pensée intégrale : systémique (climat, vivant, océans…), qui réconcilie les échelles (local/ global) et établit des relations de soins réciproques.

Ce qui m’intéresse, c’est d’influencer les décisions.

SB : Et que peut apporter le cosmographe à l’heure de cette révolution/ crise, aujourd’hui ?
MB : On a l’impression qu’on est neutres, objectifs vis à vis d’un territoire, alors qu’on est imprégnés de nos croyances, de nos représentations socioculturelles. Et cela a un impact très concret sur nos actions et nos décisions.
C’est vital, car c’est la source de tous les problèmes écologiques ou stratégiques. Comme le disait Gregory Bateson : La source de la majorité de nos problèmes provient de l’écart entre la manière dont pensent les hommes et la manière dont la Nature fonctionne.

SB : Vous travaillez avec différents publics, dont des entreprises : pourquoi et comment ?
MB : Ce qui m’intéresse, c’est d’influencer les décisions. C’est pourquoi je travaille avec des Comex d’entreprises : pour provoquer un déclic chez les dirigeants. Poser le cadre qui prévaut à la décision. Parce que la décision va avoir de gros effets.

SB : Complexité, approche pluridisciplinaire, art, science… on peut dire que vous êtes un humaniste ?
MB : L’humanisme a apporté deux choses formidables : avec la fin de la transcendance divine et du joug théocratique, sont nées la philanthropie et l’émancipation par la science et la raison.
Le corollaire, c’est que se sont développées la misanthropie et une nouvelle opposition Science VS Nature. Francis Bacon définissait la Nature comme une “Femme publique qu’il fallait mater, enchaîner”…. J’aspire à l’avènement d’un Nouvel Humanisme, qui mette la science et le savoir au coeur de l’action, intègre le non-humain à l’humanité.

SB : Vos futurs désirables ?
MB : Un monde dans lequel les grands moteurs de récits collectifs créent des imaginaires qui nous réconcilient avec les différentes dimensions du territoire.
Ces moteurs sont à la fois les industries créatives comme le cinéma et les grandes entreprises et marques. Je rêve de jeux vidéo qui ne glorifient pas la domination, l’exploitation et la destruction de notre univers.

Pour aller plus loin :
– Commander son livre : Géoconscience, un nouveau regard sur le territoire
– Se renseigner sur SailCoop