Rencontre éclairante avec Emmanuel Davidenkoff, journaliste spécialiste de l’éducation, rédacteur en chef au Monde et auteur du Tsunami numérique (Stock, 2014).

On parle beaucoup de réforme de l’éducation, mais pourquoi au juste ?

Excellente question ! Car les grandes réformes structurantes sont rares. En près de trente ans de journalisme spécialisé, j’en ai vu peu, et celles que j’ai vues ne passionnent pas toujours les foules (création du bac pro, création des IUFM puis des ÉSPÉ pour la formation des enseignants etc.).

Il me semble que le sujet fait recette pour trois raisons essentielles :

  • le sentiment répandu que l’école, dans un pays riche et développé comme le notre, pourrait faire mieux notamment en matière de réduction des inégalités
  • le fait que l’école est à la fois miroir et matrice de notre système politique depuis la Révolution (Condorcet) et la IIIe république (lois Ferry, séparation de l’église et de l’Etat) 
  • l’apparente simplicité d’une matière dont beaucoup de personnes se pensent spécialistes pour avoir fréquenté les bancs de l’école ou pour y avoir des enfants

Quels sont les sujets occultés dans les médias ?

On parle moins, malheureusement, des questions que soulève François Taddéi dans son livre (Apprendre au XXIe siècle) et qui touchent à l’impact des bouleversements considérables et très rapides auxquels la planète – et ceux qui l’habitent – sont confrontés. Cette approche holistique, que François rattache notamment aux Objectifs du développement durable de l’ONU, me semble plus pertinente aujourd’hui.

Polémiquer pendant des semaines, comme l’a fait une partie des acteurs de l’éducation, sur l’usage du mot “prédicat” dans les programmes a quelque chose d’irréel quand on songe à l’ampleur des défis à relever, et à leur urgence.

Quels sont pour vous les principaux changements à opérer ?

Mon métier ne consiste pas à préconiser des changements. Je peux en revanche observer que certains sujets font la Une depuis que je travaille (1990…) ce qui peut laisser supposer que les chantiers restent ouverts. Parmi lesquels le contenu des enseignements (quels savoirs et savoir-faire dans un monde en rapide mutation), la formation initiale et surtout continue des enseignants ; la contribution de l’école à la réduction des inégalités (tout ce qui relève de la politique dite d’éducation prioritaire).

Quel rôle la Tech doit-elle jouer dans cette transformation?

La tech, comme ensemble d’outils, peut permettre d’améliorer ou d’accélérer l’impact de tous les dispositifs pédagogiques, de l’apprentissage par cœur à l’apprentissage par le faire (“learning by doing”) notamment grâce aux FabLab, en passant par l’apprentissage par les pairs (“peer learning”) qui devient potentiellement mondial, ou l’apprentissage par le jeu (“serious game”) bien plus engageant aujourd’hui qu’il ne l’était. La tech est aussi un formidable catalyseur de l’intelligence collective.

Comment former les jeunes aux défis qui les attendent ?

Ces derniers sont technologiques (mutation numérique) mais aussi physiques (le défi environnemental) et philosophiques (toutes les questions éthiques que pose notamment le développement des NBIC et sur lesquelles insiste fortement François).

Pour relever ces défis, il faudra avoir appris des choses, engrangé des connaissances, et avoir appris à apprendre. Ce n’est pas neuf : Montaigne disait déjà préférer les têtes bien faites aux têtes bien pleines ! Aujourd’hui, comme le suggère François Taddei, une tête bien faite ne s’attache pas seulement à répondre à des questions mais à en formuler de nouvelles.

Vous êtes aussi un violoniste de talent, parlez-nous de multi-disciplinarité.

Je vous laisse la responsabilité du “de talent”. Car ce que m’a d’abord appris le violon, ce sont les vertus du travail !

J’ai aussi tiré de mes années d’apprentissage la conviction qu’il n’existe pas un modèle pédagogique qui l’emporte sur les autres mais que le secret d’une éducation complète passe par la variété des mises en situation.

En musique, vous devez répéter, seul, apprendre par coeur, automatiser des gestes ; puis vous allez avancer en cours individuel, comme avec un précepteur, mais aussi en groupe – petit en musique de chambre, important en orchestre – ce qui va vous apprendre l’écoute des autres, la coopération (cf. cette phrase d’un de mes chefs : “Dans un orchestre, nul n’a raison seul contre les autres”). On apprend donc en en faisant. Les matières théoriques, elles, s’enseignent dans des formats comparables à ceux de classes traditionnelles.

Ensuite, il ne viendrait à personne l’idée de séparer plaisir et travail : on fait ses gammes dans l’espoir de jouer Beethoven, pas pour faire ses gammes ; mais on ne peut espérer jouer Beethoven correctement si on n’a pas fait ses gammes…

Enfin, la musique fait entrer deux composantes généralement peu présentes dans le débat sur l’éducation : les sens et le corps. Nous ne sommes pas des êtres uniquement abstraits et cérébraux. Ma conviction est que nous apprenons d’autant mieux que nous sommes sollicités à travers toutes ces dimensions, et dans des formes pédagogiques variées.

 

POUR APPROFONDIR

4 minutes | Relire le discours d’Edgar Morin devant l’UNESCO avec Philippe Bertrand.

Un quart d’heure| Ecouter la prospectiviste Virginie Raisson, une invitation à se saisir des défis du XXIe siècle.

En 2 jours | Suivre la session « Décrypter les enjeux et les logiques émergentes » de l’ENGAGE University.

 

POUR AGIR

2h | Organiser une projection-débat du documentaire “Une idée folle

3h par mois | Devenir mentor du programme ENGAGE With Refugees

Un week-end | Se transformer au Schumacher College.

Rencontre avec Hamze Ghalebi, jeune responsable politique iranien, arrêté et emprisonné en 2009. Réfugié en France, il rencontre le réseau associatif Singa qu’il présidera pendant deux ans.  Retour sur le début de carrière interrompue par l’exil.

Comment ton arrivée à Paris s’est-elle passée?  

Il faut savoir qu’en Iran, j’ai démarré une carrière politique. Après avoir suivi un Bac+4 en ingénierie électronique puis un master en Sciences Politiques, j’ai dirigé un think tank avant de devenir chef de campagne d’un candidat réformiste à la présidentielle. Une semaine après la crise qui a suivi les élections, j’ai été arrêté et emprisonné.

Quand je suis arrivée en France, il me manquait des choses essentielles.

Une fois traversée la frontière, mes talents de communication étaient considérablement diminués. J’étais incapable de tenir une simple conversation alors qu’un mois plus tôt, en Iran, j’étais speech writter d’un ancien premier ministre. 

Ensuite, j’ai vécu une période de crise identitaire. En Iran j’étais activiste et entrepreneur. Une fois traversée la frontière, je suis devenu « iranien », « réfugié », « immigré ».

Plus encore, je ne me sentais pas appartenir à une société. Je n’appartenais plus à aucun « nous ».

Résultat, je me suis dit que mes compétences, mon réseau et mes expériences ne seraient jamais valorisés. J’ai enchaîné les petits boulots, travaillé dans une station essence.

J’en étais réduit au pragmatisme le plus absolu. La société me proposait juste de survivre. Impossible de me projeter dans l’avenir, de faire des projets.

C’est à ce moment là que tu as découvert SINGA?

J’ai découvert SINGA en essayant de rebondir par la création d’un cabinet de conseil. J’ai rejoint leur incubateur de projets dédié à l’économie de l’exil, FINKELA. J’ai découvert une communauté très diverse, constituée de femmes et d’hommes qui souhaitaient co-construire des choses ensemble. Ils m’ont d’abord proposé de reconstruire mon réseau personnel et professionnel, grâce notamment à différents programmes de mentorat.

Je me suis ensuite présenté à la présidence de SINGA parce que c’étaient à mes yeux la seule organisation capable de sortir de la logique d’assistanat social. Je voulais être sûre que les projets de la communauté allaient continuer de renforcer cette dynamique. J’ai été élu Président pour deux ans. J’ai depuis passé la main, même si je reste membre du conseil d’administration.

Quels ont été pour toi les principaux freins à l’insertion professionnelle ?

Je vous ai parlé de ma crise identitaire et de mes compétences relationnelles diminuées. Mais le principal obstacle, c’est le manque de capital social !

Le plus important ce ne sont finalement pas les compétences techniques, les savoir-être, ou un manque de capital financier. Tout cela peut se reconstruire, plus ou moins rapidement.

Reconstruire son réseau est en revanche incroyablement difficile !

En Iran, je n’avais pas conscience que ce que je construisais passait par un réseau de personnes qui me faisaient confiance et en qui j’avais confiance. Je ne l’ai compris qu’une fois la frontière traversée.

La clé de la réussite selon moi : ne jamais refuser une opportunité d’échange !

Qu’avez-vous mis en place à SINGA pour permettre à chacun de renforcer son capital social ?

Nous créons des opportunités de rencontres entre les publics. Le programme de « Buddy » crée des binômes autour d’un projet professionnel ou d’une passion commune. CALM n’est pas seulement un programme de logement, c’est un accélérateur de rencontres !

Nous avons développé récemment des ateliers de team building à destination des grands groupes. Pendant une journée, un entrepreneur hébergé au sein de notre incubateur présente son projet à une équipe d’une grande entreprise. Ensemble, ils travaillent sur ses défis stratégiques lors d’ateliers d’intelligence collective, d’égal à égal, avec une curiosité réciproque.

C’est le genre de journées qui changent profondément le regard des acteurs du monde économique sur les personnes réfugiées. C’est essentiel.

Pourquoi les programmes de mentorat sont-ils si importants ?

Ce sont deux mentors de SINGA qui ont changé ma vie. Le premier est un couple du réseau d’hébergement « Comme A La Maison ». Elle est avocate fiscaliste, lui chef d’entreprise. Ils m’ont accueilli chez eux pendant 3 mois. Le temps de me conseiller, de me mettre en contact avec leurs proches, de m’ouvrir des portes. J’ai par exemple appris à me présenter dans les milieux financiers (codes, coutumes).

Mon deuxième buddy travaillait dans les relations internationales. On se voyait une fois par semaine pendant 2 ans, au début pour parler de mon projet professionnel. Rapidement, nous sommes devenus amis. Maintenant, lorsque nous discutons, nous sommes deux experts. Dès qu’il rédige un article, c’est à moi qu’il l‘envoie pour le challenger.

La force des relations de mentorship, c’est que l’on crée rapidement un lien de confiance réciproque.

Je crois que les gens qui ont assez d’expérience professionnelle et qui ont bien réussi dans leur milieu auront grand plaisir à construire une relation de mentorat. Maintenant, je suis aussi mentor dans le réseau SINGA. Quel plaisir de sentir que tu peux apporter quelque chose avec simplement 20-30min de ton temps par semaine ! Ce n’est pas un investissement énorme pour une gratification immédiate : permettre à quelqu’un de réaliser ses rêves.

Et l’on ne sait jamais sur quoi cette relation va déboucher !  Prenez le cas de mon binôme, nous sommes en train de lancer un business ensemble !

Et les initiatives comme le disque « Les Voix de l’Exil », qu’apportent-elles?

En France, si tu es réfugiés, les gens ne t’écoutent pas, même si tu as des compétences à leur offrir. Le constat est dur, mais c’est ce que je ressens.

Lorsque j’ai développé mon entreprise de conseil en investissements, je ne voulais pas dire que j’étais réfugié.

La seule solution finalement pour être entendu est d’accepter l’image de misérabilisme associée au statut de réfugié. Quand tu es victime on t’écoute. Sauf que tu n’es pas pris au sérieux.

Nous avons besoin de ce type de projets pour montrer au plus grand nombre que les personnes réfugiées ont des talents, peuvent apporter à la société française. Il est essentiel de changer le regard.

 

POUR APPROFONDIR

7 minutes | Pour déconstruire les préjugés sur l’asile avec Alice Barbe, co-fondatrice de SINGA France.

En 1 heure | Regarder la websérie “Waynak” pour découvrir les initiatives qui répondent à la “crise” des réfugiés.

En 2 jours | Suivre la session « Décrypter les enjeux et les logiques émergentes » de l’ENGAGE University.

POUR AGIR

3h par mois | Accompagner une personne réfugiée en rejoignant le programme de mentorat ENGAGE with Refugees.

Une demi-journée | Animer un temps d’intelligence collective avec des entrepreneurs hébergés au sein de l’incubateur FINKELA.

Un week-end ou 3 mois | Accueillir chez soi une personne réfugiée, avec Comme A La Maison by SINGA.

Intervenant-éclaireur à l’ENGAGE University, Cédric a dirigé 6 ans le think tank The Shift Project dont la mission est de faire du lobbying d’intérêt général sur les thèmes du climat et de l’énergie. Convaincu qu’il est encore temps d’éviter une augmentation exponentielle du niveau de CO2 dans l’atmosphère, il a développé La fresque du Climat avec l’ambition de sensibiliser un million de personnes au changement climatique à travers le monde.

·      En dirigeant le think tank The Shift Project, tu faisais du lobbying environnemental auprès des élites politiques et économiques. Désormais avec La Fresque du Climat, tu pars à la conquête du grand public. Est-ce à dire qu’après toutes ces années, tu penses que le changement de mentalité ne viendra que d’une mobilisation citoyenne ? 

Il n’y a pas qu’un seul moyen d’action. Il faut actionner tous les leviers en même temps. Le lobbying c’est très difficile mais il faut en faire. Par contre, je ne crois pas que les politiques publiques puissent être en avance de phase sur la prise de conscience collective. Elles sont plutôt le reflet des évolutions de la société, a posteriori. C’est donc important de faire bouger l’opinion publique. Le lobbying permet ensuite de faire rattraper le retard des politiques sur l’opinion publique.

·       Penses-tu que la mobilisation citoyenne puisse avoir un impact aussi efficace que l’action de lobbying auprès des décideurs ?

Je reste très marqué par une phrase de l’interview de départ de Nicolas Hulot : « Où sont mes troupes ? ». Le problème, c’est qu’il n’y a pas de vagues de personnes qui descendent par millions pour la biodiversité, le climat. (Nous étions 10 000 dans les rues de Paris samedi à l’occasion de La marche pour le climat).
Mon ambition justement, c’est de former 1 million de personnes grâce à La Fresque. Il est fondamental de changer rapidement d’échelle. J’ai construit mon projet en me fondant sur une stratégie exponentielle très simple :  je forme des animateurs par dizaines pour qu’ils forment eux-mêmes des dizaines de citoyens, de salariés, d’élèves partout où ils sont, dans les collectivités, les entreprises, les universités.

Aujourd’hui, il y a plus de 200 animateurs et je commence à recruter des formateurs d’animateurs. Dans quelques mois, si tout va bien ils seront des dizaines. Et ainsi de suite.

J’ai aussi pour projet de traduire les cartes de la Fresque dans une dizaine de langues. C’est un outil en perpétuelle évolution, qui se bonifie, s’enrichit. Je suis comme l’éditeur d’un outil en open source. L’outil se diffuse gratuitement, et je gagne ma vie sur la formation et l’expertise technique.    

·       Une critique qu’on entend régulièrement : 30 ans de pessimisme pour alerter sur notre avenir climatique n’ont fait que renforcer l’immobilisme collectif. Crois-tu qu’un discours en particulier soit plus efficace pour inciter les personnes à passer à l’action ? 

Je crois que seul un discours positif peut fonctionner. Il faut incarner la transition que l’on souhaite et donner envie. Dans le même temps, Je suis collapsologue d’une certaine façon : je regarde en face le fait que notre système va s’effondrer dans les prochaines décennies. Mais je ne cherche pas à convaincre les autres de ça. Je sais que ce n’est pas audible chez ceux qui n’ont pas commencé à faire leur premiers pas (voire les suivants) sur le chemin de la transition.

Ma démarche est plus pragmatique : je cherche à accompagner un maximum de personne à faire justement ces premiers pas. D’ailleurs, la Fresque ne sert qu’à ça : le premier pas. Elle ne donne pas les clés pour la suite. Chacun son chemin. Il y a tant à apprendre pour transitionner, je ne peux pas tout livrer sur un plateau en trois heures de temps.

Ce qui fonctionne avec la Fresque, d’après les retours que j’ai eus, c’est que ce sont des données objectives sans jugement de valeur. Tout est fondé sur les rapports du GIEC, c’est assez implacable. Et on ne culpabilise personne. La fresque réussit ce petit miracle de mettre un grande claque dans la figure aux participants, sans être dans le discours militant, moralisateur ou culpabilisant.

·      Quelle approche pédagogique rend la Fresque du Climat si efficiente ? 

En pédagogie, ce qui marche, c’est de remplacer le top down par des techniques plus interactives. Décomplexer les apprenants par des approches ludiques est aussi essentiel pour dépasser les blocages.

La Fresque, je l’ai inventée un peu par hasard. J’avais besoin de dessiner des flèches et des patates pour mettre de l’ordre dans mes pensées. En partageant ces schémas avec mes élèves de l’époque, j’ai réalisé que l’on retenait mieux l’information en se questionnant debout, à plusieurs, autour d’un support concret et de favoriser la créativité dans l’approche pédagogique. Puis le côté artistique c’est imposé quand ils ont spontanément commencé à faire des dessins. Je les ai encouragés et c’est devenu une dimension incontournable de l’atelier.

POUR APPROFONDIR 

En une heure | Voir le documentaire « 2 degrés avant la fin du monde » signé #Datagueule, ou suivre le MOOC d’Avenir Climatique (5 épisodes).

En 3 heures | Participer à « La Fresque du Climat » : atelier ludique, participatif et créatif permettant de comprendre les causes et conséquences des dérèglements climatiques.

En 2 jours| Suivre la session de formation « Repenser la Terre et ses ressources » de l’ENGAGE University.

POUR AGIR

En téléchargeant le Kit Climat réalisé par ENGAGE,  pour se saisir de l’urgence climatique et des pistes d’action qui permettront de changer la donne.

En causant toute une journée pour améliorer ses connaissances sur les enjeux énergie-climat. “Les causeries” d’Avenir Climatique sont ouvertes à tous et gratuites.

En se formant au biomimétisme auprès de l’Institut des Futurs Souhaitables.

En participant à un atelier pour adopter un mode de vie plus durable avec le héros de la chaîne Youtube “Ça Commence par moi“.

En rejoignant le Climate Reality Project porté par la Fondation d’Al Gore.

 

Philippe Bertrand est alumni du programme Transformation de l’ENGAGE University. Spécialiste de la formation en entreprise, il revient sur la nécessaire réforme de notre modèle éducatif. 

Il y a vingt ans, Edgar Morin a préfacé un rapport de l’UNESCO sur l’éducation au XXIe siècle. Tu as eu l’occasion de le partager avec un groupe d’alumni lors du dernier ENGAGE Call. En quoi son analyse résonne-t-elle encore à notre époque ?

Je crois comme Edgar Morin que l’éducation est l’un des instruments les plus puissants pour réaliser les changements fondamentaux que nous devons aujourd’hui apporter à notre société, à nos comportements.
Le système éducatif français ne nous prépare malheureusement pas à agir dans un monde en transition. L’école n’entraîne pas l’élève à exercer son sens critique, à questionner. On l’invite plutôt à ingurgiter une quantité phénoménale de connaissances. A l’heure du web, ce n’est plus l’enjeu.
L’enseignement du XXe siècle était fondé sur la certitude, sur des certitudes. Quelles sont-elles aujourd’hui ? Comme le dit Edgar Morin, “ceux qui enseignent aujourd’hui doivent être aux avant-gardes des incertitudes de notre temps” ; “il nous faut désormais naviguer dans un océan d’incertitudes“. Autrement dit, apprendre à composer avec les aléas, l’inattendu, le chemin qui se fait en se faisant.

Concrètement, en quoi la formation que tu as suivi à l’ENGAGE University t’a permis de développer ce mode de pensée ?
Dans la session sur les nouvelles gouvernances du programme Transformation, je me suis trouvé dans une situation très inconfortable : on m’invitait le premier matin à un cours de danse contemporaine. Tout droit sorti de mon univers corporate, je dois l’avouer,  je trouvais cela ridicule : “me lever tôt pour ça, quel intérêt ?” Au bout d’une heure, j’ai commencé à comprendre que nos mouvements formaient quelque chose de cohérent, voire de beau. Mais que surtout il dessinait un nouveau contour de ma relation à mon corps et au corps de l’autre. Pour introduire deux jours sur les gouvernances individuelles et collectives, le principe était osé mais juste. C’est la parfaite métaphore de mon expérience à ENGAGE : j’ai compris qu’il fallait accepter de se laisser désarçonner pour faire émerger quelque chose de différent, se remettre en question. Pour ébranler ses certitudes, il faut arrêter de s’auto-censurer !
Justement, à ENGAGE intervenants comme participants sont prêts à se remettre en question. C’est un espace d’échange où l’on apprend beaucoup, énormément sur des notions extrêmement diverses. On y apprend aussi à douter, en se frottant à des personnes issues de disciplines et d’univers totalement différents.

Dans le monde de la formation en entreprise, est-ce que l’on s’ouvre à cette complexité ?
On commence à le faire mais les entreprises ont peur de cela, de cette remise en cause, de ce mélange entre démarche collective et dimension fondamentale d’introspection individuelle. Il y a encore beaucoup de méthodes ‘prêtes à l’emploi’, comme lorsqu’on nous invite à suivre les “14 conseils pour être un bon manager”.
Ces formations limitent trop la pensée. Je crois que pour devenir “un bon manager” il faut prendre le temps de trouver sa motivation profonde. C’est un travail qui est plus personnel, et donc plus incertain.
Les entreprises ont besoin de compétences immédiatement transférables dans leurs activités quotidiennes avec un impact quantifiable. Les savoir-être sont plus difficilement quantifiables, pas avec les mêmes critères en tout cas.

Le monde de l’entreprise est un monde où les choses sont planifiées, scénarisées, prédictives. Le business déteste l’incertitude. On met en place une série d’outils de monitoring, en particulier financiers, pour réduire l’incertitude. Je ne dis pas que ce n’est pas nécessaire. Et d’ailleurs l’individu aussi le fait : il a ses to do list, son agenda. Le problème, c’est lorsque tout est systématiquement programmé, dans un monde que je pourrais qualifier de linéaire.

Le chômage est aussi une période d’incertitude, comment l’abordes-tu?
A 50 ans, c’est la 3ème fois que je suis au chômage. Ces périodes de métamorphoses sont exaltantes et perturbantes à la fois. Pour ne pas que cela devienne anxiogène, il faut constamment rester en mouvement. Il faut y investir du temps et de l’énergie. On a enfin le temps d’enrichir son réseau, de creuser des sujets qui nous interpellent et d’en faire son miel. Les points de repères, ce sont les cercles de relations que l’on a construits pendant toute sa carrière, ses proches aussi bien sûr. Je crois qu’il faut s’appuyer sur quelques domaines qui nous intéressent particulièrement : personnellement, je me concentre sur les sciences cognitives et l’éducation.

Le mot de la fin ?
Il faut apprendre à s’adapter à des scénarios mouvants. Je rejoints totalement François Taddéi lorsqu’il qu’il souligne la nécessité de créer un cadre de liberté qui laisse la place à chacun, aux singularités, et à l’incertitude qui façonne plus que jamais notre monde en mutation.

Jean-Philippe TEBOUL est Directeur d’Orientation Durable, cabinet de recrutement spécialisé dans l’Economie Sociale et Solidaire et l’intérêt général, et partenaire d’ENGAGE. Il nous éclaire sur l’avenir de l’ESS et des métiers du secteur.

Orientation Durable, en quelques chiffres, c’est combien de candidats, de recruteurs, d’annonces déposées ?
Nous avons un rythme de croisière d’une petite dizaine de nouveaux recrutements par mois. Concernant le nombre de candidates et candidats par poste, c’est très varié. On nous appelle parfois pour des postes très rares, auquel cas le nombre de candidats peut ne pas dépasser la dizaine jusqu’à… 600 ou 700 pour les fonctions supports dans des ONG très reconnues. 

Orientation Durable était au départ tourné vers le développement durable, et a fait volte face pour se concentrer sur l’ESS. Pourquoi ce changement de positionnement ?
Les deux marchés de l’emploi en question sont sans commune mesure en termes de volume.
Le développement durable / la RSE correspondent à quelques dizaines de recrutement par an. Les plus gros pure players du conseil ne dépassent pas les 3 millions € de chiffre d’affaire, la plupart se situent plutôt autour de 1 million. Au-delà de la question du volume réel d’action RSE des entreprises (des opérations très visibles de RSE peuvent représenter des parts infinitésimales de leurs budgets), beaucoup de grandes entreprises cherchent à répartir les responsabilités liées aux efforts sociaux et environnementaux sur plusieurs postes. Ce qui est plutôt logique mais diminue le nombre de postes dédiés. Bref, Développement Durable et RSE sont aujourd’hui des micro marchés en termes d’emploi.  
L’ESS intègre donc selon ce qu’on décide d’y mettre 5 à 10 % du marché de l’emploi en France. C’est aussi là qu’on trouve – même si elles sont minoritaires – les actions les plus susceptibles d’avoir un global sur les situations sociales ou environnementales. Il ne faut pas oublier que nombre d’initiatives considérées aujourd’hui comme évidentes ont pu se développer uniquement dans l’ESS. C’est le meilleur environnement économique pour les innovations sociétales car il permet de travailler sur le long terme. Je pense notamment au rôle pionnier de Nature et Progrès dans le bio.  

L’ESS représente aujourd’hui plus de 10 % de l’emploi en France, une part qui ne va faire qu’augmenter dans les prochaines années. Comment expliquez-vous cette mutation du secteur et son impact sur l’emploi ?
Je ne suis pas certain que la mutation soit si importante qu’on le dit en terme de volume. Les familles de l’ESS historiques médico-social, logement social, mutuelles ou insertion représentent encore le plus gros des troupes. On voit plutôt une évolution des postes qui sont de plus en plus ouverts à des profils issus d’autres univers. L’ESS sort de l’entre-soi, ce qui est une excellent nouvelle ! D’autant plus qu’elle ne perd pas son âme pour autant. On retrouve aujourd’hui ce qui existait déjà il y a 10 comme 40 ans : d‘une part des acteurs qui n’ont pas la prétention de changer le système mais de l’améliorer et d‘autre part d’autres beaucoup moins nombreux qui cherchent à encourager un changement de paradigme. La polémique de l’été autour des publicités d’HEC mettant en avant des entrepreneuses sociales ou le DG de Danone a rappelé cette dichotomie que je trouve saine et logique. Le message de la publicité était claire “Ne changeons pas de Société, elle s’autocorrige” et la réponse des critiques également “La Société est responsable, changeons-là”. Ce débat-là est aussi vieux que l’ESS. Il peut parfois sembler stérile sur le court terme mais il amené un grand nombre d’évolutions.   

Parmi vos clients, on trouve Oxfam, Aides, la Fondation pour la Nature et l’Homme, WWF, Amnesty International… n’y a-t-il que des grandes entreprises de l’ESS ou des ONG reconnues comme recruteurs ?
Vous verrez sur notre site que les noms les plus reconnus ne représentent qu’une partie de nos clients. Sachez donc de plus qu’il ne représente qu’une (petite) partie du secteur de l’ESS. Les très très gros acteurs sont beaucoup moins présents que dans l'”économie classique”. Ceux au-dessus de 500 millions € se comptent sur les doigts d’une (ou deux) mains. Je conseille à ce propos à vos lecteurs de ne pas forcément viser que les ONG ou acteurs les plus médiatisés pour leur recherche d’emploi. Le nombre de candidates et candidats concurrents peut aller du simple au triple pour deux postes assez proches en termes de conditions, de responsabilité et d’impact. 

Quels sont les profils des candidats que vous recrutez ? Quels sont les savoir-faire et savoir-être que vous recherchez ?
En terme d’expertise, nous avons recruté aujourd’hui pour l’ESS à peu près toutes les spécialités et fonctions support. Le point commun dans ce qu’on nous demande est sans doute le profil hybride, celui qui réunit la culture du résultat et l’appétence sociétale. La première est connue de vos lecteurs, je vous parlerais donc plutôt de la seconde : il s’agit déjà de ne pas se tromper de combat et de choisir un dans lequel vous vous retrouvez. Il faut ensuite savoir gérer le fait que le projet sociétal est souvent un débat permanent quantifiable mais difficile à rentrer dans des cases et processiser. En bref, pour reprendre vos termes, le savoir-faire vous rendra éligible, le savoir-être sera le garant de votre épanouissement. 

On parle beaucoup aujourd’hui de redonner du sens à sa carrière, de faire coïncider ses valeurs et ses ambitions. Cela est-il selon vous la première des motivations à avoir si l’on souhaite s’orienter vers l’ESS ? 
La motivation en question est nécessaire mais non suffisante. Il existe des postes de Chargés de projet très généralistes mais uniquement en tout début de carrière. Très vite, les postes se spécialisent et on retrouve les mêmes règles que pour tout secteur : à 35 ou 40 ans, si on est ni manager ni expert, la recherche d’emploi se complique. Au final, sur ce point, un acteur de l’ESS va recruter de la même façon qu’un acteur classique : il cherche d’abord un comptable, un fundraiser, un manager ou un communiquant avant de se poser la question de son comportement professionnel pour arbitrer entre les bons CV. Dans certains cas, l’expérience ESS est indispensable, dans d’autres, on peut venir de l’économie classique (ou du public) et adapter ses compétences. Un bon fundraiser junior par exemple peut souvent être quelqu’un qui a appris les métiers de communication nécessaires en agence. Pour éviter que les candidates et candidats perdent leur temps, nous essayons sur le site d’Orientation Durable de bien préciser si le poste nécessite ou non une expérience ESS. 

Comment voyez-vous le secteur de l’emploi dans le domaine des carrières à mission sociale évoluer ? Y a-t-il plus de demande qu’il n’y a d’offre ? Est-ce un secteur qui change, qui évolue, qui devient plus hybride ? Comment voyez-vous votre secteur et votre métier évoluer d’ici 5 ans ?
Il y a clairement un manque de cadres dirigeants dans l’ESS. Les candidats sont un peu plus nombreux que dans l’économie classique à poste équivalent mais les profils hybrides tel que définis ci-dessus sont rares. 

Cécile Renouard, philosophe et économiste, est intervenue au dernier Débat&Action “Ethique & Bien Commun : radicalisme ou petit pas”, organisé avec la Fondation pour la Nature et l’Homme. Nous la retrouverons aux prochains ENGAGE Days.

Cécile, vous créez le Campus de la Transition, un lieu dédié à la formation à la transition écologique et sociétale. Un lieu qui résonne beaucoup avec l’ENGAGE University. Comment le décrire ? Quelle en est la mission ?

Le Campus de la Transition, créé en 2017, est à la fois un collectif, un lieu et un maillage : un collectif de personnes, de différents horizons (étudiants, professionnels, universitaires) passionnés par les défis écologiques, économiques et sociaux actuels et désireux de contribuer à une transformation de nos modèles économiques et de nos modes de vie. Plusieurs d’entre nous s’installent cet été dans le domaine de Forges, une belle propriété de Seine et Marne mise à notre disposition, après avoir été un collège et lycée horticole, avec un internat. Nous allons y proposer des formations, à destination d’étudiants et d’entreprises, et y développer une recherche-action, en nous mettant nous-mêmes en transition dans un territoire en transition ! Notre objectif est de collaborer avec les acteurs du territoire dans cette dynamique, et avec différentes institutions et organisations (universités en France et à l’étranger, entreprises, associations, etc.) et d’être des mailleurs, au service du lien social et écologique !

Vous plaidez pour une approche systémique, seule capable de faire face aux défis du siècle à venir – environnementaux, sociétaux, économiques. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

La transition n’est pas réalisable si elle s’adresse uniquement à la tête sans parler au cœur et au corps ; elle ne peut consister en un ensemble de normes qui s’imposent à nous de façon surplombante et contraignante. Nous désirons contribuer à écrire le récit vivant et inspirant de la transition, par des formations ‘holistiques’, incarnées et enracinées dans un territoire. Il s’agit donc aussi bien de proposer une compréhension des enjeux macro (économiques, écologiques, etc.), une réflexion sur les leviers de transformation et sur l’action sociale et politique nécessaire, une pratique personnelle et communautaire (dans les domaines agro-alimentaire, social, artistique, en termes de rythme de vie, etc.).

Vous venez de publier “L’Entreprise comme commun, au-delà de la RSE”. Vous nous confiiez récemment avoir voulu lui donner un titre plus provocateur “Pour en finir avec la RSE”. Devons-nous opter pour une démarche plus radicale pour réellement changer les choses ? Vous parlez notamment de la nécessité de faire émerger nouveau récit collectif ?

La RSE est encore souvent comprise comme ce qu’une entreprise fait au-delà de ce qui est prévu par la loi, un ensemble de pratiques philanthropiques à côté du cœur de métier. L’enjeu, comme le soulignent des documents internationaux depuis 2011, est bien d’intégrer la RSE dans la stratégie de l’entreprise et d’en faire le critère de discernement du développement – ou non – de l’activité économique : il est absurde de subventionner durablement des secteurs dont on sait qu’ils sont contradictoires avec la COP21. Il nous faut inventer des modèles économiques au service d’une vie de qualité pour tous, aujourd’hui et demain, et cela suppose de revoir très profondément nos métriques, nos instruments de mesure et d’évaluation : les normes comptables, les critères de partage de la valeur économique créée, les instruments fiscaux, etc. Cette révision des disciplines et pratiques de gestion est nécessaire pour transformer des règles du jeu injustes et mortifères. Elle sera attractive si elle est liée à des expériences faites par beaucoup d’une relation renouvelée à la convivialité, à la nature, à la beauté, à la gratuité et au partage. Et c’est urgent, compte tenu de la violence qu’exercent déjà nos modèles sur les personnes et les êtres plus vulnérables.  

Il s’agirait donc de considérer l’Entreprise comme un commun, elle-même au service de la cité et du Bien Commun ? 

Il s’agit de considérer le rapport de l’entreprise au commun d’une triple façon : l’entreprise doit a minima ne pas être contradictoire avec les représentations partagées du bien commun, du bien vivre, dans une société – c’est pour cela qu’une révision des articles 1832 et 1833 du code civil, qui définissent la société commerciale, est nécessaire. Ensuite, l’entreprise doit contribuer pour sa part, en fonction de son activité, à la gestion durable et équitable des biens communs mondiaux, ces biens auxquels toute personne devrait avoir accès. Et elle est appelée à promouvoir une activité en commun, en tant que collectif de personnes, et en tant qu’organisation impliquée avec d’autres dans une praxis collective, au service du développement des individus.
Quel conseil pour demeurer confiant aujourd’hui dans cette complexité parfois synonyme d’angoisse ?
Aucun de nous n’est le sauveur ! Mais chacun de nous peut faire sa part, avec d’autres, pour donner sens à son existence et contribuer à faire advenir des structures plus solidaires. Cela suppose un discernement personnel et collectif, qui puise dans nos ressources spirituelles et éthiques, et qui donne du goût à nos vies et de l’élan pour poursuivre le bon combat pour la justice sociale et écologique. Ensemble, nous pouvons !
Pour en savoir plus :
Diplômé en Sciences Cognitives à l’Ecole Normale Supérieure, Jules Zimmermann a co-fondé Cog’Innov car il est persuadé que les connaissances sur le cerveau peuvent nous offrir de précieuses clés de lecture, en particulier dans le domaine de la créativité. Il intervient dans la formation ‘Faire renaître et exercer sa créativité’.
Jules, tu fais partie du collectif Cog’Innov, une association qui questionne la société contemporaine à la lumière des recherches sur le cerveau et le comportement. Vous vous décrivez comme des ‘agitateurs cognitifs’. Qu’est-ce que cela signifie ?
Notre objectif chez Cog’Innov est de créer plus d’interactions entre les chercheurs en sciences cognitives et la société en général.
Les sciences cognitives décrivent des phénomènes qui nous concernent tous, puisqu’ils parlent de nous, en tant qu’humains. On a donc tous intérêt à s’y intéresser. Pour donner accès à ces connaissances au plus grand nombre, nous avons créé un média grand public, Le Point de vue du Cerveau, et nous intervenons dans les entreprises par des conférences et des formations.
Symétriquement, le monde de la recherche doit lui aussi changer son rapport à la société : nous défendons une recherche qui implique plus le citoyen – recherche participative et plus accessible – recherche ouverte. Pour cela, nous proposons aux chercheurs des formations à la vulgarisation et nous organisons des événements mêlant chercheurs et grand public.
Tu t’intéresse beaucoup à la notion de créativité, sous quel angle exactement ?
La créativité est un des enjeux clé pour le monde de l’innovation qui cherche à systématiser la production d’idées, principalement par des méthodes. Mais notre approche actuelle se heurte à un manque de théorie et des mythes très présents sur le sujet.
À côté de ça, le sujet est également abordé par la recherche en sciences cognitives, qui étudie les mécanismes de notre pensée créative. Ces connaissances sont riches d’enseignements et complémentaires aux méthodes, mais ne sont aujourd’hui pas diffusées dans le monde de l’innovation.
Mon but est de m’appuyer sur ces recherches pour construire une approche plus riche de la créativité. En particulier, je cherche à démystifier la créativité : la créativité n’est pas qu’une question de lâcher-prise, c’est avant tout du travail ; la créativité prend du temps ; la créativité s’apprend…
Pourquoi est-il particulièrement nécessaire de développer sa créativité, sa capacité d’innovation, d’imagination aujourd’hui et dans les années qui viennent ?
La créativité, c’est notre capacité à faire autrement quand on considère que nos façons de faire ne sont plus adaptées, ou à résoudre une situation quand on ne l’avait jamais rencontré auparavant. C’est de la débrouillardise. Cela nous permet de nous jeter dans l’inconnu sans peur car on sait que quoi qu’il arrive, on saura s’adapter aux imprévus.
Dans une époque où la société évolue très vite, que Bernard Stiegler qualifie d’époque de disruption, être débrouillard a beaucoup de valeur. Les entreprises ne savent pas encore très bien quoi attendre de la créativité, mais elles ont compris qu’il y avait là un sujet important.
Le problème c’est qu’on est souvent déçu quand on assiste à un atelier de créativité sans objectifs et sans suite, où on colle des milliers de post-its dont on ne fera jamais rien. Il faut remettre du pragmatisme et du concret sur le sujet : c’est quoi la créativité ? Pourquoi j’en ai besoin ? Comment je m’en sers ? Dans quel processus plus global cela s’inscrit dans mon organisation ?
Tu animes la formation ‘Faire renaître et exercer sa créativité’ le 6 juillet prochain à l’ENGAGE University. Parle-nous de cette journée, très participative.
On possède tous l’outil créativité, dans notre tête, mais personne ne nous apprend à nous en servir. De la même façon que beaucoup d’entre nous, qui ont une guitare chez eux mais n’ont jamais appris à en jouer.
Le but est d’aider les participants à comprendre le fonctionnement de leur créativité et faire des exercices simples pour arriver à s’en servir de façon très concrète. Ils ressortiront autonomes pour expérimenter un début de pratique au quotidien.
Pas de fausse promesse : on ne ressort pas ultra-créatif après une formation d’une journée. En revanche, si on a acquis le bagage nécessaire, on est prêt à décrypter ces phénomènes au quotidien et à s’exercer pour continuer à apprendre au-delà de la formation.
Enfin, un conseil pour être un acteur du changement ?
Ne pas se forger d’opinion avant d’avoir écouté le pour et le contre, et ne jamais s’arrêter de douter et de remettre ses opinions en questions. L’engagement, ça commence par l’indépendance intellectuelle.
Pour aller plus loin :
Vidéo | Les ressorts cognitifs d’une création audacieuse par Jules Zimmermann
Podcast | Parlez-vous cerveau ? sur FranceInter
Média | Le Point de vue du Cerveau par Cog’Innov
Interview | Bernard Stiegler dans Télérama

Thomas Landrain, intervenant à l’ENGAGE University, est un chercheur en biologie synthétique. Il est aujourd’hui un entrepreneur et un porte-parole reconnu pour la création d’écosystèmes scientifiques et d’innovation ouverts, inclusifs et collaboratifs, convaincu qu’il n’y a pas de monopole sur les grandes idées.

Vous lancez un nouveau projet, Just One Giant Lab (JOGL). En quoi consiste-t-il ?
Il y a 7 ans, alors encore jeune chercheur académique en biologie synthétique, je montais un des premiers biohackerspaces au monde, La Paillasse, dans le but d’expérimenter sur ce que peut être un laboratoire ouvert de recherche à l’ère du numérique, du prototypage rapide et des communautés. Mon objectif n’a pas changé, mais alors que La Paillasse s’est révélée être une partie de la solution, sa capacité d’action reste locale. L’enjeu sur le long terme est de développer une véritable alternative ouverte et inclusive au modèle académique de la recherche, autant au niveau local que global, qu’elle soit créatrice de connaissance ou d’innovation.

Comment permettre une collaboration à l’échelle planétaire sans discrimination ? Les expérimentations et observations que nous avons réalisées ces dernières années avec le laboratoire La Paillasse, le programme Epidemium, ou le projet CommonGround, nous ont montré qu’il était envisageable d’imaginer des moyens de faire progresser la science et les buts de développement durable de l’ONU de manière massivement collaborative, tout en offrant l’opportunité à chacun de s’émanciper à travers leur contribution intellectuelle et pratique sur des projets impactant portés, par exemple, par des chercheurs, des ONGs, des entrepreneurs sociaux ou des artistes. Mais pour cela, il fallait réinventer à nouveau ce que peut être un laboratoire et ce qui peut s’y passer.

Avec mes co-fondateurs de JOGL, nous ne voulions donc pas créer un autre laboratoire ouvert supplémentaire. Je m’explique. Nous pensons que demain ce ne seront plus seulement les grandes entreprises et les institutions publiques mais aussi les communautés qui initieront et conduiront les grands projets et travaux de l’humanité. Malheureusement les institutions de recherche et de développement sont incapables aujourd’hui de travailler à une échelle communautaire. Les communautés sont des objets trop flous et dynamiques. Il nous faut donc repenser ce qu’est un institut de recherche et d’innovation, de manière à le rendre plus inclusif, participatif et mobilisateur. En effet, ce n’est pas parce que vous n’êtes pas chercheur académique que vous ne pouvez pas contribuer à ou même initier un projet scientifique. C’est juste que personne ne vous en donne l’opportunité. JOGL se veut ainsi le premier institut de recherche et d’innovation entièrement ouvert (tout le monde peut contribuer) et distribué (pas de gouvernance centralisée), sans espace physique, fonctionnant comme une plateforme de mobilisation sur des programmes massivement collaboratifs.

Que peut-on attendre de la science ouverte, qui est le fondement de JOGL ?
La science est l’un des outils les plus puissants à la disposition de l’Homme pour nous laisser prendre contrôle de notre destinée.

Au-delà de leurs résultats, la science et la recherche de manière générale sont avant tout des pratiques puisant dans notre curiosité et notre émerveillement pour l’ordre des choses nous entourant. L’enjeu de JOGL est d’accélérer la recherche et l’innovation en stimulant cet appétit présent naturellement en chacun de nous. Une autre manière de voir les choses est que nous cherchons à aider l’humanité à se synchroniser pour résoudre nos problèmes les plus importants et urgents par la science ouverte, l’innovation responsable et l’apprentissage continue. Pour y parvenir nous mettons au point des programmes de recherche participatifs et donnons l’opportunité à chacun de pouvoir contribuer à l’avancée de projets d’intérêt général, et où toute production est en accès libre. Voyez ici une sorte de Wikipédia de la science et de l’innovation.

Comment un ‘simple citoyen’ peut-il s’emparer de ces avancées, s’approprier ces nouveaux modèles contributifs dans ses propres responsabilités ?
A cœur vaillant, rien n’est impossible. Il s’agit ici de mettre les citoyens à la portée de la science et de l’innovation, et pas l’inverse, car cela aurait pour effet de limiter leurs contributions possibles à des problèmes simples. L’objectif est aussi de mettre chacun fasse à ses limites et de les aider à les dépasser par l’apprentissage, la pratique et la détermination. Enfin, nous fabriquons un environnement où chacun peut y trouver une activité à sa hauteur et correspondant à ses motivations. Ainsi, un.e chercheur.se va trouver de nouveaux collaborateurs, une ONG des capacités de développement de solutions ouvertes adaptées à sa mission, un.e étudiant.e une manière de valider ses compétences tout en pratiquant sur des projets à fort impact, un.e professionnel.le une nouvelle manière de donner du sens à son expertise, un.e patient.e une relation directe avec des acteurs engagés sur sa pathologie, un.e agriculteur.rice une communauté lui permettant de partager ses expérimentations, une fondation ou une entreprise de pouvoir collaborer avec un paysage d’acteurs beaucoup plus large et diversifié. Et si un sujet vous passionne mais que vous ne trouvez pas de manière de contribuer, voilà une magnifique motivation pour apprendre de nouvelle choses !

Les assises de la bioéthique viennent de s’ouvrir. Vous êtes biologiste de formation, qu’en attendez-vous ? Quels sont pour vous les enjeux majeurs aujourd’hui ?
Nous vivons dans un monde en plein bouleversement. La révolution numérique, aux effets déjà largement visibles, en appelle une autre plus discrète pour le moment mais dont les conséquences pourraient être encore plus transformatrices : les biotechnologies. Celles-ci exaucent jour après jour les fictions d’hier et les font advenir dans le réel, pour le meilleur et pour le pire. Notre compréhension du vivant est en effet en passe de modifier l’ensemble de notre vie. Il sera par exemple bientôt possible de ressusciter des espèces disparues, d’en faire disparaître ou d’en créer de nouvelles. Grâce aux nouvelles générations de thérapie génique, il est déjà possible de prélever les cellules d’un organe malade d’un patient et de les réimplanter avec des fonctions corrigées, et ainsi de rendre la vue à un aveugle ou de guérir des maladies rares considérées incurables. On se demandera alors comment vivre dans un monde où l’on peut faire Ctrl Z, Ctrl X, ou Ctrl N avec la vie. Nous sommes en passe de vivre une transformation majeure des capacités de contrôle, de correction et de design de l’Homme sur son propre corps et sur la Nature. Les assises de la bioéthique arrivent à point nommé car les nouvelles biotechnologies apportent beaucoup de germes d’espoir pour étendre les capacités thérapeutiques de la médecine, pour développer des bio-alternatives à la pétrochimie des matériaux ou pour développer des solutions de production alimentaire renouvelable et durable. Mais au-delà des belles promesses se posent les questions d’accessibilité de ses solutions et de leur encadrement. Dans un monde où les capacités de contrôle diffèrent fortement en fonction des pays, le principal enjeu des assises française de la bioéthique sera de définir la vision et les valeurs françaises sur cette révolution, avec pour effet de potentiellement éclairer d’autres pays sur leur propre encadrement national.

Finissons sur une note délibérément optimiste, quelles sont les raisons d’espérer un avenir meilleur ?
Toutes les avancées scientifiques et technologiques évoquées précédemment n’auront que peu d’effet positif si nos sociétés les encadrent mal et laissent peu de place à l’émancipation intellectuelle et civique.

Je suis d’un naturel optimiste mais si je devais donner une des plus belles preuves permettant de croire en un avenir meilleur ce serait la réaction des écoliers américains face aux institutions de leur pays pour contrecarrer l’épidémie insatiable de tueries dans leurs écoles. Jusqu’à présent, aucun politicien ou ONG n’avait réussi à faire plier la puissante National Riffle Association. Le vent est dorénavant en train de changer. Le numérique a considérablement élargi les moyens d’émancipation intellectuelle et sociale à ceux qui le souhaitent. Associé à une capacité naturelle humaine à s’engager dans de la désobéissance civile, nous allons vers une société probablement plus instable mais plus alerte. Et cela tant que nous n’aurons pas implémenter des alternatives à nos modèles d’intégration, d’équité des chances, de gouvernance et de consommation non-durable de ressources naturelles. Notre monde est en mouvement, c’est suffisant pour espérer. Maintenant espérer ne suffit pas, il faut agir ! Et les moyens ne manquent pas.

En novembre 2017, lors des ENGAGE DAYS Power to the People, nous avions organisé un ENGAGE Camp autour du projet d’Alexandre Dechelotte et Simon Bernard : Plastic Odyssey.
Cinq mois plus tard, où en est ce projet de tour du monde sur un bateau avançant grâce aux déchets plastiques ?

Pouvez-vous nous rappeler succinctement en quoi consiste votre projet ? Plastic Odyssey, c’est le projet d’un tour du monde de 3 ans à partir de 2020 qui permettra de montrer que les déchets plastiques ont trop de valeur pour finir dans l’Océan. C’est un défi à la fois humain et technique, nous allons réaliser une première mondiale : une expédition autour du globe à bord d’un navire de 25 mètres ambassadeur du recyclage qui avance uniquement grâce aux déchets plastiques. Il partira en 2020 pour 3 années le long des côtes d’Afrique, d’Amérique Latine et d’Asie-Pacifique, les zones les plus touchées par cette pollution.

Le navire sera un atelier flottant de la valorisation des déchets plastiques avec à son bord une dizaine de machines low-techs et open-sources. À chaque escale, des collectes seront organisées et des formations au tri et au recyclage seront proposées pour convertir les déchets en objets utiles. Ce qui n’est pas recyclable sera transformé en carburant par pyrolyse pour avancer jusqu’à l’étape suivante.

Toutes les technologies seront diffusées à travers le monde pour développer l’économie locale tout en dépolluant notre environnement.

Votre projet est soutenu au sein de l’ENGAGE Action Hub, comment cet accompagnement transparaît-il dans votre projet ? ENGAGE Action Hub nous a permis d’élargir notre réseau,  découvrir de nouvelles personnes et de nouveaux projets. Nous créons des liens avec de nouveaux contacts par le biais d’ENGAGE et la communauté nous aide à répondre à nos problématiques.

Quels ont été les points que vous avez abordés avec la communauté lors de l’ENGAGE Camp ? Quelles sont les difficultés que ce temps d’intelligence collective vous a permis de surmonter ? Ce brainstorming collectif était la clé pour trouver réponse adaptée à des sujets précis. Concrètement, nous avons recueilli des idées sur ce que l’on pouvait organiser avant l’arrivée du bateau Plastic Odyssey dans les escales afin de mobiliser un maximum de personnes, des idées d’activités pendant l’escale à proprement parler pour toucher au mieux nos interlocuteurs locaux, et enfin nous avons travaillé sur les actions à mener après le départ du bateau pour pérenniser l’action.

Comment le projet a-t-il évolué depuis cet ENGAGE Camp ? Depuis cet ENGAGE Camp, nous avons dû nous concentrer sur l’étape de prototypage dans laquelle nous sommes actuellement et qui dure jusqu’au mois de juin avec la mise à l’eau de notre navire démonstrateur. Les idées nées lors du Camp mûrissent dans nos têtes et nous accompagnent dans la phase suivante : la préparation de l’expédition. Notre communauté s’agrandit de jour en jour et ce n’est qu’un début !

Quelles sont les prochaines étapes pour le projet d’ici cet été ?  Nous terminons la construction de notre navire de 6 mètres de long qui servira de démonstrateur à la fois sur l’aspect technologique (avec la machine de pyrolyse embarquée, technologie qui permet de transformer les déchets et énergie à bord et faire avancer le bateau), mais aussi sur l’aspect sensibilisation. Cet été sera le début d’une tournée à travers la France d’Ulysse. Ulysse ? C’est son petit nom !

Quels seront, selon vous, les prochains défis auxquels vous ferez face ? Nous préparons dès aujourd’hui la suite de notre aventure. Pour concrétiser ce rêve et faire naviguer ce bateau autour du monde, nous cherchons à partager l’aventure avec des partenaires et les voir devenir sponsors officiels de l’expédition. C’est notre plus gros défi dans les prochains mois.

À celui-ci s’ajoute le souhait de rassembler des contacts locaux dans différentes villes d’Asie et d’Amérique du Sud pour préparer la première année d’expédition.

Enfin, le volet technique au coeur du projet nous amène à rechercher des experts et ingénieurs qui participeront à la construction des systèmes embarqués lors du tour du monde.

Vous souhaitez aider Plastic Odyssey pour répondre à ses défis ? Contactez-nous en écrivant à engageactionhub@engage.world

Loïc Blondiaux est intervenant à l’ENGAGE University et enseignant à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Chercheur reconnu sur les questions de démocratie participative, il nous partage sa vision des évolutions démocratiques et de la refonte de la participation citoyenne.

De quoi souffre notre démocratie ? Pourquoi cette désaffection croissante ?
Les symptômes d’épuisement de notre modèle démocratique sont connus. Le sentiment selon lequel les gouvernements démocratiques ne sont plus en mesure de protéger leurs populations ou ne cherchent plus à les représenter de manière équitable domine désormais dans la population. Le sentiment également selon lequel le pouvoir politique est de plus en plus impuissant face aux pouvoirs économiques (grandes entreprises, banques, marchés, GAFAM….) gagne lui aussi du terrain.  A quoi sert-il d’aller voter si, au final, ce seront toujours les mêmes politiques qui seront adoptées ? Cela se traduit très concrètement par une forte impopularité des acteurs politiques, une défiance à l’égard des institutions, une abstention électorale croissante et, chez certains, à une tentation autoritaire. Les mouvements d’extrême droite profitent aujourd’hui directement de ce malaise démocratique. A cela s’ajoutent d’autres phénomènes, plus structuraux, comme l’élévation du niveau d’éducation général de la population qui conduit à ne plus accepter les discours d’autorité. Des capacités de critique sont présentes dans la société qui rendent difficile pour les autorités le passage en force. Cela s’observe notamment à l’échelle locale, lorsque ces dernières veulent imposer aux populations des projets dont celles-ci ne veulent pas. Il faut souligner les effets d’un changement d’attitudes politiques chez les jeunes : une partie de la jeunesse ne se reconnaît plus dans les institutions de la représentation classique, aspire à des modalités de participation différentes, plus horizontales, plus contributives, plus inclusives et se sert notamment des outils numériques pour cela.

Nous ne vivons donc pas aujourd’hui en France dans une réelle démocratie… A l’heure de la montée des ‘démocratures’, notre situation semble pourtant enviable, non ?
A certains égards nous pourrions affirmer que nous n’avons jamais été en démocratie, au sens où les inventeurs du régime qui est le nôtre, à savoir la « démocratie représentative », à la fin du XVIIIe siècle haïssaient la démocratie et rejetaient clairement toute perspective de voir le peuple se gouverner lui-même, qu’il s’agisse des révolutionnaires français ou américains. Ils ont inventé une forme de gouvernement qui repose certes sur le principe de la souveraineté du peuple mais organise le transfert du pouvoir de décision à des représentants, supposés plus vertueux et plus sages. Cela a été clairement théorisé. De fait, ce n’est qu’avec l’avènement du suffrage universel et la création des partis de masse au début du XXe siècle que ce régime s’est stabilisé sous la forme que nous lui connaissons, avec une possibilité pour l’ensemble des citoyens, en particulier ceux des catégories populaires, d’être intégrés au système politique. Aujourd’hui, certes notre situation politique apparaît plus enviable que bien d’autres. De fait, le glissement vers l’autoritarisme touche aujourd’hui toutes les sociétés. Il est frappant de voir que pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, au cours de ces cinq dernières années, le nombre de démocraties authentiques dans le monde régresse. Les évolutions en Europe de pays comme la Hongrie, la Pologne ou l’Autriche est inquiétant. L’affirmation de pouvoirs forts, sinon dictatoriaux, en Russie et en Chine et surtout leur contestation du modèle de la démocratie libérale l’est tout autant. Dans un pays comme la France, le renforcement des moyens gouvernementaux de surveillance (inscription de l’Etat d’urgence dans le droit courant), de même que le rétrécissement des espaces de délibération démocratique (recours aux ordonnances, renforcement du pouvoir exécutif au détriment du parlement, prise du pouvoir par les experts, “gouvernement par les nombres” au sens d’Alain Supiot), méritent tout autant que l’on s’interroge sur la fragilité de nos institutions démocratiques.

Pourquoi insistez-vous sur cette notion et ce besoin de démocratie participative, directe ?
Dès lors que l’on définit l’idéal démocratique comme un idéal d’égale possibilité pour chaque citoyen d’influencer la décision politique, il faut s’interroger sur les limites de l’élection et les travers oligarchiques de nos systèmes démocratiques et prendre au sérieux cette idée de démocratie participative. Dans quelle mesure, aujourd’hui, chaque citoyen a-t-il la possibilité d’influencer le pouvoir de décision ? Dans quelle mesure est-il même informé correctement des choix qui se posent à la collectivité ? Peut-on accepter que les décisions se prennent hors de tout contrôle des citoyens, dans le huis clos confortable de cénacles exclusivement fréquentés par les experts, les élus et quelques représentants de groupes d’intérêt influents ? Ce sont là les véritables enjeux de la démocratie participative : penser différemment le processus de décision et faire en sorte que tous ceux qu’elle affecte puissent avoir la même chance d’y faire entendre leur voix. Nous en sommes encore très loin. Notre conception monarchique du pouvoir et nos institutions interdisent le plus souvent l’ouverture aux citoyens des espaces où se discutent les décisions. Il faut aller vers un processus de représentation véritablement démocratique dans lequel chaque citoyen ou chaque point de vue puisse avoir la possibilité de s’exprimer dans un processus de délibération ouvert. Les représentants et les experts ne peuvent plus prétendre détenir le monopole de la rationalité et de la vérité. Les citoyens sont parfaitement en mesure de comprendre et de contribuer à ce processus de décision. Certes les élus, dans un régime qui reste représentatif, gardent le dernier mot mais la délibération démocratique nous concerne tous.

Vous participez depuis sa création à l’aventure ENGAGE en intervenant à l’ENGAGE University. Pourquoi est-ce important à vos yeux ?

J’interviens régulièrement à l’ENGAGE University parce que je crois nécessaire de participer, au-delà de l’université et des publics habituels de la science politique, à la diffusion d’un certain nombre d’idées et d’expériences innovantes en matière de participation politique. Depuis quelques années, je conçois différemment mon métier de chercheur et me pense de plus en plus comme un “passeur” entre le monde académique et la société. Je participe à de nombreuses autres initiatives (Démocratie ouverte, Institut de la concertation, 27ème région, Institut de recherche sur la gouvernance, Décider ensemble…) et cherche à favoriser leur mise en réseau. A ENGAGE, j’ai également l’occasion de rencontrer des gens qui cherchent à innover dans d’autres domaines que le politique, dans l’entreprise, l’éducation, l’urbanisme… et cela fait écho à mes propres questionnements. Je me sens par exemple particulièrement en phase avec les travaux qui portent sur les alternatives éducatives qui constituent pour moi une clé pour le changement politique. Le public de l’ENGAGE University est précieux pour moi dès lors qu’il m’invite à me poser de nouvelles questions. J’apprécie aussi beaucoup l’éco-système affectif et humain que constitue ENGAGE et qui s’exprime notamment lors des ENGAGE Days où les rencontres et les découvertes sont toujours remarquables.

Une raison fondamentale de s’engager aujourd’hui, de participer à la vie de la Cité ?
Une seule : faire en sorte que l’effondrement de civilisation qui nous menace (du fait des changements environnementaux, menaces de guerre, crises migratoires, crises financières, montée des inégalités, sortie hors de la démocratie….) n’advienne pas ou, s’il advient, que nous puissions lui survivre humainement. Si nous ne faisons rien pour interpeller nos gouvernants (égoïstes et aveugles) ou pour trouver nous même les solutions,  nous sommes condamnés.

Jean-Gabriel Ganascia, professeur d’informatique à l’université Pierre-et-Marie-Curie, est l’un des principaux spécialistes français de l’intelligence artificielle. Ses recherches actuelles portent sur le versant littéraire des humanités numériques, la philosophie computationnelle et l’éthique des technologies de l’information et de la communication. 

Comment définir, de façon simple, l’intelligence artificielle [IA] ?

Jean-Gabriel Ganascia – L’intelligence artificielle consiste à faire exécuter par une machine des opérations que nous faisons avec notre intelligence. De façon encore plus simple, cela veut dire calculer, démontrer des théorèmes, résoudre des problèmes, jouer, traduire, parler, reconnaître une voix, la liste serait longue. La création officielle de l’IA date de 1955, avec le projet d’école d’été de John McCarthy, au cours de laquelle il propose de jeter les fondements d’une nouvelle discipline qui partirait de « la conjecture selon laquelle chaque aspect de l’apprentissage ainsi que n’importe quel trait de l’intelligence pourrait, en principe, être décomposé en modules si élémentaires qu’une machine pourrait les simuler ».

Mais l’IA est le fruit d’une réflexion qui commence bien avant la création des ordinateurs. Elle émane de philosophes comme Leibniz et Hobbes qui affirment que la pensée se réduit à un calcul. Elle devient tangible dès la première moitié du xixe siècle avec Charles Babbage, qui conçoit les plans du premier ordinateur avec sa jeune assistante, l’énigmatique Ada Lovelace, fille du poète Byron, selon laquelle une telle machine ne se limiterait pas à effectuer des calculs mathématiques, mais serait en mesure d’opérer sur des mots ou de la musique. Quelques années plus tard, dans les années 1869, un économiste, William Stanley Jevons, réalise, avec des moyens purement mécaniques, un « piano logique » qui simule des raisonnements en ayant recours à l’algèbre de Boole.

L’idée prend de l’ampleur au xxe siècle, dans les années 1940, avant même la construction des premiers ordinateurs électroniques, au moment de la création de la cybernétique qui étudie, avec des automates, la régulation des systèmes complexes. Cette approche aborde de multiples domaines et dépasse la seule question de la régulation des machines. Elle va notamment influencer la psychologie et l’anthropologie : ainsi, l’école de Palo Alto, fondée par Gregory Bateson, s’appuie beaucoup sur la cybernétique.

Alan Turing va aller plus loin encore. Après avoir posé les fondements de ce qui deviendra l’informatique en 1936, il invente, pendant la guerre, le dispositif permettant de décrypter les messages émis par la machine à coder allemande Enigma. Après cette découverte, Turing se pose la question de savoir ce que penser veut dire, pour une machine. Il imagine alors le test d’intelligence des machines qualifié, depuis, comme étant le « test de Turing » : une machine est dite « intelligente » si elle peut faire illusion en se faisant passer pour un être humain au cours d’un chat, c’est-à-dire d’un échange écrit, par l’intermédiaire de machines.

Après que de grandes espérances, comme celle de la traduction automatique ou du jeu d’échecs, ont été un peu « refroidies », l’IA ne se développe réellement qu’au cours des années 1970, lorsque l’on comprend qu’il ne suffit pas de faire de la logique, mais qu’il faut relier la psychologie, la linguistique et l’informatique. Elle accroît sa popularité ensuite avec l’apparition des « systèmes experts », c’est-à-dire des logiciels visant à simuler le raisonnement dans un champ du savoir restreint, en ayant recours à la connaissance d’hommes de métier pour résoudre des problèmes précis. Ces derniers rencontrent un succès énorme dans les années 1980 avant que l’IA necroise sa course avec le développement du Web.

Aujourd’hui l’IA, c’est quoi ?

L’intelligence artificielle est partout dans nos vies : dans la reconnaissance de la parole, des visages ou des empreintes digitales, dans les apprentissages machines, dans l’hypertexte, les moteurs de recherche, la traduction automatique, les logiciels de recommandation, etc. Tout ce qui est Web comporte de l’IA. Mais il y a aussi de l’IA dans votre téléphone portable, dans la voiture autonome, dans les drones…

Aujourd’hui, quels sont les pays ou les organisations le plus en pointe dans ce domaine ?

Les États-Unis en premier lieu, parce que la discipline s’y est développée beaucoup plus rapidement qu’ailleurs. Pour une simple raison, c’est que les Américains se posent surtout la question du comment, moins du pourquoi, leur côté plus pragmatique les fait avancer plus vite. Au Royaume-Uni aussi, parce qu’ils avaient une tradition logique et informatique forte : n’oublions pas que Charles Babbage, l’inventeur du premier ordinateur, est anglais et qu’il en va de même d’Alan Turing, le précurseur de l’intelligence artificielle.

Au Japon, l’IA s’est développée sous l’impulsion du projet d’ordinateur de cinquième génération, dans lequel les ingénieurs japonais ont souhaité intégrer de l’IA. Ils voulaient concevoir une nouvelle génération de machines intégrant des langages capables d’opérer des déductions logiques. À cette fin, ils ont opté pour le langage Prolog, PROgrammation en LOGique, inventé par un Français, Alain Colmerauer. En France, précisément, malgré de vraies compétences, l’IA a longtemps été méprisée. En Chine, il n’y a rien eu pendant des années, mais les Chinois ont ensuite beaucoup investi en se concentrant notamment sur les questions d’apprentissage machine et sur les applications pour le traitement des masses de données, les mégadonnées.

Connaît-on vraiment les avancées de la recherche dans ces différentes régions ? Des programmes de recherche cachés pourraient-ils exister ?

La recherche a beaucoup changé. Elle avait un côté invisible, caché, restreinte à des cercles d’initiés. Puis des organisations plus étatiques, ont pris le relais, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la recherche est financée au plan international. Les communautés de chercheurs sont interdisciplinaires, multinationales. Les financements sont multipartites, privés et publics. On sait donc ce qui se passe. Il y aura toujours des petits groupes construisant des virus informatiques, mais on ne fait pas d’avancées majeures en restant tout seul dans son coin.

Les risques liés à l’IA relèvent-ils alors du fantasme ?

Il faut, je crois, avant tout faire attention aux applications, à la dépendance qu’elles engendrent dans la vie de tous les jours et aux changements sociaux qu’elles induisent. La délégation de certaines tâches aux machines a nécessairement des effets secondaires. Les systèmes informatiques offrent de nouvelles opportunités, tout en en condamnant d’autres. Ainsi, Uber permet de trouver un taxi à proximité, de suivre le parcours de la voiture avant qu’il arrive, puis après, de le noter… De même, on peut craindre que la nature mutualiste des assurances disparaisse progressivement avec le traitement de grandes masses de données qui permettent d’anticiper le risque avec une très grande précision ; en effet, des acteurs promettant des polices d’assurance beaucoup moins coûteuses feront alors leur apparition sur le marché…

Et le débat récent autour des robots tueurs ?

Les questions autour des « robots tueurs », qui reviennent sans cesse, constituent à mes yeux un faux débat. Le but d’une guerre est avant tout de résoudre un conflit. Or, je ne crois pas que les drones, qui engendrent déjà et engendreront immanquablement des bavures, seront en mesure de les résoudre. Une série d’articles parus aux États-Unis en montrent les limites en décrivant toutes les erreurs et les méprises auxquelles l’emploi de drones militaires a conduit. De même, les robots autonomes qui sélectionneront eux-mêmes leurs cibles et commanderont le tir vont générer trop d’hostilité pour s’imposer. À cela, il faut ajouter que ces armes autonomes requièrent des critères objectivables. Or, comment définir formellement un « ennemi » de façon à construire un algorithme qui l’identifie ? C’est là une question d’autant plus délicate que nous avons de plus en plus affaire à des guerres asymétriques où les combattants ne portent pas d’uniforme.

Plus prosaïquement, pourquoi faire compliqué, s’embêter avec des armes autonomes, alors que l’objectif peut être atteint plus simplement avec un drone commandé à distance ?

Et n’y a-t-il pas un lien entre l’IA et la construction d’un homme augmenté ?

Ce qu’on appelle « homme augmenté » recouvre plusieurs aspects. L’augmentation physique, l’augmentation de la perception, par exemple la capacité de voir l’infrarouge, et puis l’augmentation intellectuelle avec les réalités augmentées qui projettent des informations dans notre champ de vision. L’IA peut prendre part dans chacun de ces registres. En revanche, la question des implants et de leur effet sur notre intelligence en général et sur notre mémoire en particulier reste très spéculative.

Et le risque de l’autonomisation d’un programme ?

Cela dépend de ce qu’on entend par autonomie. Un système déjà programmé va se réadapter en fonction des informations données par ses capteurs. En cela, il y a bien autonomie, puisque le programme ne se comporte pas de façon prévisible, et s’adapte au contexte, mais le danger de dérive reste limité.

Avec l’IA et les systèmes d’apprentissage embarqués, le programme va se modifier en fonction de l’expérience du robot. Du coup, on entre dans l’imprévisible. La machine va en effet être capable de s’améliorer et son efficience peut aller contre nos valeurs. Comment faire pour que cela n’outrepasse jamais des limites morales ou éthiques ? Comment et à quels niveaux placer des barrières ?

C’est de ces interrogations qu’émane la lettre publiée par certains spécialistes de l’IA, cosignée par Stephen Hawking et Elon Musk, en janvier 2015, alertant sur la conception de systèmes autonomes avec des techniques d’apprentissage machine. Le programme de recherche qu’ils préconisent apparaît légitime : il s’agit de s’assurer de la sûreté de fonctionnement de systèmes informatiques qui se programment eux-mêmes, à partir de leur propre expérience. Toutefois, derrière cet appel qui se justifie parfaitement d’un point de vue scientifique, se glissent d’autres craintes : celles de voir une machine nous échapper totalement et agir pour son propre compte. Or, rien, pour l’heure, ne légitime de telles inquiétudes.

Bien sûr, des personnes malveillantes pourront toujours essayer de prendre le contrôle de machines. Mais que des machines prennent leur autonomie au sens moral, avec une volonté propre, reste de la pure spéculation.

Que penser justement de ce scénario dit de la « singularité » : le moment où la machine dépassera l’homme. Des chercheurs comme Ray Kurzweil, qui bénéficient de moyens importants, le présentent comme une réalité scientifique.

C’est un scénario qui n’a justement aucun fondement scientifique. Notons d’abord que ceux qui l’énoncent le font en utilisant des arguments d’autorité : ils se présentent toujours avec leurs titres prestigieux, mais ne s’appuient sur aucun fait tangible. De plus, ils n’autorisent pas le débat. Or la science exige que l’on s’appuie sur des observations tout en acceptant le débat et l’échange.

Pour comprendre qu’il n’y a en réalité aucun fondement scientifique, il est bon de revenir à la fameuse expérience de pensée de John Searle dite de la « Chambre chinoise ». Un homme qui ne connaît pas le chinois est enfermé dans une prison. Il voit par la lucarne des caractères chinois, et on lui fait comprendre que, s’il veut manger, il doit présenter à cette même lucarne des panneaux sur lesquels sont écrits des caractères chinois. S’il réagit à ce qu’il voit en présentant les caractères conformes à ce qui est recommandé dans le catalogue de règles syntaxiques qu’on a mis à sa disposition, il aura à manger. Au bout d’un certain nombre d’années, on peut supposer qu’il devient très performant et que, de l’extérieur, les Chinois ont l’impression qu’il réagit comme un Chinois qui comprend le chinois… Mais, d’après Searle, cela ne signifie pas qu’il comprend effectivement le chinois. Il y a en effet une différence radicale entre la syntaxe, qui est de l’ordre de la manipulation des symboles, par exemple des panneaux sur lesquels sont inscrits des caractères, et la sémantique, qui est de l’ordre de la signification.

Searle distingue ainsi l’IA « faible », celle qui reproduit certaines facultés intellectuelles pour les automatiser, de l’IA « forte », qui fait entrer l’intégralité des phénomènes conscients dans une machine. Jusqu’à présent, les progrès impressionnants enregistrés par l’intelligence artificielle relèvent uniquement de l’IA « faible ». Seule une minorité de la communauté scientifique prétend relever ce défi de l’IA « forte ». Mais il n’y a rien pour mesurer ce type d’ambition.

Pourtant, de grandes organisations privées investissent des sommes considérables sur ce type de programmes… Kurzweil lui-même a été embauché chez Google en 2012 comme directeur de la recherche.

Je crains que ces sociétés aient une confiance absolue dans le pouvoir de la technologie. Google, Facebook sont des empires qui se sont montés à toute vitesse. Ils ont réussi au-delà de ce que quiconque aurait pu imaginer, ont changé le monde en quelques années. Leurs dirigeants ne perçoivent plus de limites. Beaucoup ont le sentiment que tout est possible, que la vie peut se transformer, que même la mort peut être « tuée ». Les technologies leur ont conféré un sentiment de toute-puissance. Ils sont aussi persuadés que la technologie a ses propres lois. L’industrie 2.0 fait en effet appel en permanence aux « retours d’usage ». Ces dirigeants ne décident finalement plus de rien. Certes, ils ont une position importante, mais ne se conçoivent pas comme les capitalistes décideurs de l’époque précédente. Ils essayent des choses dans tous les sens. Ils sont en permanence à l’écoute. Ils ont le sentiment d’une deuxième dimension, d’une autodétermination, d’un déploiement autonome de la technologie, hors de toute maîtrise humaine.

Personnellement, je ne pense pas que la technologie soit autonome en ce sens qu’elle ne se déploie pas d’elle-même. J’ai fait le choix de travailler sur l’IA non pas dans le but qu’elle augmente sa propre « conscience », ce qui, à mon sens, n’a pas grand sens, mais afin qu’elle permette d’accroître la conscience de l’homme : que l’on puisse par exemple, grâce à l’IA, mieux apprécier des textes littéraires, mieux saisir les influences mutuelles, mieux en comprendre la genèse… Cela accroît notre propre intelligence, pas celle de la machine.

Pierre-Etienne Franc vient de publier Entreprise & Bien Commun, un ouvrage qui analyse les bases culturelles, structurelles et organisationnelles de nouvelles pratiques désormais urgentes pour les entreprises.

 

ENGAGE : Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?

Pierre-Etienne Franc : Je vis depuis longtemps dans mon métier cette intrication devenue essentielle des problématiques collectives et des entreprises notamment bien sûr sur les questions énergétiques. Mais je sens que beaucoup de gens comprennent mal que, sans les entreprises, leur puissance technologique, leur agilité et capacité d’organisation et d’investissement, les choses ne pourront pas avancer vite et fort.

De l’autre, beaucoup d’entreprises semblent refuser, ou ne pas comprendre que ce qui arrive avec la finitude des ressources et les questions environnementales et climatiques n’arrive pas qu’aux autres, mais vont les toucher toutes de plein fouet et très vite et qu’elles doivent impérativement changer d’angle. Urgence surtout, car tout cela s’accélère et nous devons changer de regard sur le rôle des uns et des autres si on veut régler les chantiers du monde.

Enfin, à titre personnel, besoin de renouer par ce texte le fil d’une culture personnelle et familiale qui se nourrit de la chose publique et ne peut se résoudre à croire qu’il soit possible de faire société sans que chacun ne s’occupe un peu à la faire !

Vous parlez de replacer l’entreprise au service de la Cité et du bien commun, une utopie, un voeux pieux ou une prochaine réalité ?

Une utopie pas forcément, parce que l’objet du livre est de démontrer qu’il y a une forme de rationalité presque cynique qui devrait pousser les entreprises à travailler les questions sociétales et de bien commun, car je crois fondamentalement que c’est là que se trouvent les gisements de croissance. Rationalité cynique matinée d’un effet vertueux qui relève pour sa part peut être de l’utopie, mais qui est relatif à la pression des réseaux sociaux sur le monde économique et politique.
Je crois que cette pression permanente et malsaine de la transparence a probablement quelques vertus en ce qu’elle nous oblige à être clair sur nos actes et nos intentions et qu’elle pousse donc les entreprises à un discours de cohérence qui assume ses choix stratégiques. Pour celles qui voudront jouer le jeu de la croissance au service du bien commun ou en tenant pleinement compte des contraintes du bien commun, le digital leur imposera une forme de transparence assez peu facile à tromper, donc une lutte pour effectivement défendre la pertinence de leurs solutions  ou de leurs procédés au regard des questions du bien commun.
Il devrait être de plus en plus difficile de voir se développer des cas de type “glyphosate”, tant la pression médiatique sera forte à ce que les produits , et technologies qui sont mis sur le marché respectent des normes incontestables et soient parfaitement cohérent avec les exigences du bien commun, c’est à dire ne produisent pas d’effets négatifs sur les tiers qui ne soient clairement connus et appréciés.

C’est peut-être cette facette là qui est la plus utopique potentiellement, mais je pense qu’elle pousse à des engagements de convictions et non plus seulement d’opportunités.

Vous pensez donc que la période est particulièrement propice à une tel ‘retour’ de l’éthique au sein de ‘la personne morale’, pourquoi ?

La période est charnière, pour les raisons que nous avons vues, finitude des ressources, épuisement des modèles productifs de croissance, enjeux climatiques. L’attitude fondée sur la seule performance ne tient plus parce qu’elle devient cynique et donc met en jeu l’image de l’entreprise, de ses dirigeants et leur capacité à faire sens en leur sein et dans la société. Cela ne signifie pas que l’éthique est plus importante aujourd’hui qu’hier, ou que la morale devrait reprendre la main, cela signifie que l’absence de prise en compte du bien commun dans le développement d’une activité est beaucoup plus visible, traçable et beaucoup plus rapidement médiatisable que par le passé.

Il est intéressant de voir la résurgence de la volonté de la puissance publique en France de reconnaître ou de redéfinir le rôle des entreprises dans la cité par la loi, y incluant leur vocation à servir aussi la société. Cela traduit que dans un monde fini, la juxtaposition d’activités économiques séparées, animées par la seule satisfaction de marchés ou besoins individuels, sans tenir compte de leur impact plus général sur l’éco système, ne produit plus forcément d’efficacité globale et impose donc de revisiter leur valeur autrement qu’à l’aune de la seule satisfaction individuelle. La finitude impose la responsabilité en quelque sorte. Et si l’on veut aller plus loin que l’Ethique de responsabilité, il faut s’engager, donc basculer dans une éthique de conviction. Là on entre dans la problématique du leadership et des valeurs personnelles.

Faire évoluer une structure nécessite aussi un nouveau leadership, comment le décririez-vous ?

Je parle de passeur, pour essayer d’illustrer la nécessité de travailler à des leadership qui essayent d’ouvrir les entreprise aux mondes avec lesquels elles interagissent, pour les sortir de logiques de performances à leurs bornes et au contraire les inciter à regarder la valeur comme une contribution qui dépasse la seule production de biens et de services mais englobe aussi la méthode, l’impact sur les tiers (environnement, santé, eco système) qui l’entourent et qui sont concernés.

Cela signifie un regard différent sur les activités de l’entreprise et probablement aussi une approche ouverte du management au sein de l’entreprise, une forme d’exigence bienveillante, qui ne renie pas les enjeux de performances, mais voit la valeur comme plus large que la seule production monétaire, qui refuse de considérer que le rôle de l’entreprise s’arrête à son activité mais au contraire juge qu’elle prend son sens dans un engagement auprès et avec les tiers qui sont touchés directement ou indirectement par ce qu’elle fait.

Un conseil à ceux qui n’arrivent pas à faire bouger leur structure ?

Les changements les plus forts viennent de l’extérieur. Les grandes structures réagissent rarement à des mobilisations internes, elles réagissent à des pressions concurrentielles, technologiques, de marché, de règles, qui bouleversent les processus structurés existants. Il faut chercher à faire rentrer la diversité, la disruption par le dehors. Cela signifie des gouvernances ad hoc, des capacités d’agir qui sont “de coté”, mais connectées (pour qu’il existe des points d’entrée du dehors vers le dedans, des points de passage), l’appui de structures agiles, et la nécessité de trouver des exemples, des succès qui fassent réagir l’intérieur. Cela fonctionne d’autant mieux que le top de l’entreprise soutient cette disruption du dedans / dehors, cela renvoie inévitablement aux convictions propres du sommet.
Cela est d’autant plus essentiel que le degré d’incertitudes au quel nous faisons face est très élevé de par justement la somme des connaissances qui s’accumulent et conduisent de jour en jour à mieux nous faire saisir nos interdépendances. Il n’est plus possible de simplement dire la batterie réduit les émissions de polluants pour avancer, car toute une théorie d’analyses vient très vite amender, pondérer, contester les bénéfices de la solution.

Ainsi l’ignorance des autres n’est plus un paramètre qui peut permettre d’avancer, car la connaissance est partout et potentiellement infinie. Mais le divers qui sourd de la connaissance creuse un monde d’incertitude permanente qui ne permet plus d’avancer sur de seules bases rationnelles. C’est donc in fine l’éthique de conviction et de responsabilité qui doivent guider les choix entrepreneuriaux, ce qui est profondément neuf et contre intuitif dans notre monde actuel. Et qui engage plus fortement encore aujourd’hui qu’hier la force d’âme des dirigeants, ce que j’appelle la vertu.

Un mot et une oeuvre enfin pour caractériser l’engagement ?

Persister. L’oeuvre encore non achevée de Bertrand Piccard présente beaucoup de ces facettes dont le monde a besoin, un mélange d’audace, d’optimisme actif, de technologie et d’exemplarité qui produit une très belle illustration de ce que veut dire changer de monde. “C’était impossible, alors ils l’ont fait”, pour reprendre Mark Twain.

 

Floran Augagneur, conseiller scientifique de la Fondation pour la Nature et l’Homme, nous parle de son projet d’une Assemblée citoyenne du long terme.

ENGAGE : Pouvez-vous nous présenter le projet de La Chambre du futur ?
Floran Augagneur : Dans toutes les démocraties représentatives, les politiques sont sous la pression du court terme. La fréquence des élections, le jeu des médias et les exigences des électeurs, qui demandent légitimement des résultats rapides contre leurs problèmes du quotidien, ont pour résultat le sacrifice de tous les grands enjeux de long terme. Pierre Rosanvallon, du Collège de France, a une belle formule, il appelle cela la “myopie des démocraties“. Aujourd’hui, c’est devenu un vrai problème. Car nos sociétés sont confrontées à un phénomène nouveau : nous avons changé d’échelle d’action et, désormais, lorsque nous prenons des décisions pour résoudre nos problèmes actuels, ces décisions peuvent avoir des conséquences globales et irréversibles sur l’environnement. Le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, l’acidification des océans etc. illustrent cet état de fait.

C’est là qu’arrive la Chambre du futur. Depuis quelques décennies, des intellectuels proposent de corriger cette “myopie” en créant une nouvelle chambre parlementaire pour garantir la prise en compte du long terme, de la nature et des générations futures dans la fabrique de la loi. La Fondation pour la Nature et l’Homme participe à ce débat depuis de nombreuses années. Le livre qu’elle s’apprête à publier constitue la proposition la plus aboutie d’une telle chambre que nous appelons “Assemblée citoyenne du futur”.

Qu’apporte-t-elle de plus par rapport aux institutions existantes ?
De garantir le long terme, c’est-à-dire protéger l’avenir des jeunes générations et des suivantes. Ce n’est pas rien. Aucune autre institution n’a cette fonction. Mais pour qu’elle puisse remplir cette fonction, il y a quelques conditions : Il faut que cette chambre soit dotée de pouvoirs lui permettant de remplir sa mission dans la production législative (elle ne peut pas être consultative). Dans l’ouvrage de la FNH, on en propose quatre. Aussi, il faut que les modalités de désignation de ses membres permettent une composition libérée, du moins en partie, des conflits du présent et des enjeux partisans. Il nous semble qu’en la matière le tirage au sort possède de nombreuses vertus.

Ne s’apparente-t-elle pas à un nouveau CESE (Conseil Economique Social et Environnemental) ?
Le CESE est une chambre consultative dont le rôle est de proposer des consensus entre les organismes constitués (associations, syndicats, patronat …). Ça n’a rien à voir. Alors c’est vrai, le président de la République a annoncé qu’il voulait faire une chambre du futur à partir du CESE. Pourquoi pas ? Autant partir d’une institution déjà existante, mais à condition d’aller jusqu’au bout de la logique et de réussir à la transformer… L’intérêt de créer la Chambre du futur à partir du CESE est que cette institution existe aussi au nouveau régional (il y a un CESER dans toutes les régions) et au niveau européen. Elle existe également dans certains pays d’Amérique Latine. On peut imaginer un effet domino, et que la Chambre du futur soit ainsi déclinée ailleurs par ce biais.

Vous portez ce projet avec notamment Loïc Blondiaux, également membre du comité scientifique de la FNH. Pourquoi cette collaboration ?
Je précise que beaucoup d’autres personnes ont été impliquées dans cette réflexion au sein de la FNH sous l’impulsion de Dominique Bourg : les constitutionnalistes Bastien François et Marie-Anne Cohendet, le sociologue Jean-Michel Fourniau, le juriste Michel Prieur…

Loïx Blondiaux est un grand spécialiste de la démocratie participative, et tout ce projet ne fonctionne qu’à condition qu’il soit aussi un lieu de la participation citoyenne. Pourquoi ? Parce que l’objectif n’est absolument pas de ralentir ou bloquer le processus parlementaire mais de l’enrichir. Ce point est fondamental. Car il ne s’agit pas que d’identifier les limites environnementales à ne pas dépasser mais aussi d’être force de propositions, d’ouvrir le chemin des possibles. Et c’est dans le tissu sociale et l’intelligence citoyenne que s’inventent les modes de vie de demain. La chambre du futur doit être le lieu où cette créativité s’exprime, où les citoyens sont associés à la fabrique de la loi, c’est pour cette raison que nous avons préféré l’appeler “Assemblée citoyenne”. Là aussi, dans le livre nous proposons de nombreux instruments pour que cette participation citoyenne soit réellement effective, avec des résultats concrets.

Solenne Roland-Riché, spécialiste de la discipline positive et intervenante curatrice du module “Développer une communication et un leadership positif” de l’ENGAGE University, nous parle de l’importance de la discipline positive.

ENGAGE : Qu’est ce qu’un leader pour le 21e siècle ?
Solenne Roland-Riché : “Il est plus facile de se battre pour ses idées que de les incarner”, Alfred Adler. Un homme ou une femme ​qui met son énergie à incarner dans chacun de ses gestes les valeurs qu’il prône en ayant conscience que l’exemplarité n’est plus une question de valeur mais une question d’efficacité s’il veut motiver et impliquer ses équipes. Une femme ou un homme qui voit les forces de ses interlocuteurs avant de voir leurs défauts. Ils arrivent ainsi à mieux encourager et à faire sortir le meilleur de chaque individu. Une personne qui ne lâche pas l’exigence au profit de la bienveillance et qui ne lâche pas la bienveillance au profit de l’exigence. Ce délicat équilibre est pour moi la clé du succès collectif comme du succès individuel.

Quelle qualité se doit-il de développer ?
​Il doit mettre son énergie à développer son intelligence de coeur. C’est-à-dire ? A quel point est-il capable d’accueillir ses émotions et de les gérer de façon constructive (sans attaquer l’autre ​ou se justifier) ? A quel point comprend-il la perception de ses interlocuteurs et sait-il créer les conditions d’une communication respectueuse et constructive ? etc. Il doit s’efforcer de repérer quand il est en “mode recherche de coupables” (et tourné alors vers le passé) pour switcher en “mode recherche de solutions” (tourné davantage vers le futur). Il doit savoir faire de ses erreurs (les siennes mais aussi celles des autres) des opportunités.

Qu’est ce que la discipline positive ?
La discipline positive est une approche d’abord éducative, et aujourd’hui managériale, pour donner des outils concrets afin d’atteindre les objectifs décrits juste avant. Elle permet de ​développer chez nous et au sein de nos équipes les compétences​ socio émotionnelles indispensables au succès professionnel et personnel, et répondre aux défis du 21e siècle : créativité, persévérance, capacité à s’adapter, autonomie, capacité à communiquer de façon respectueuse, implication​​.​..

En quoi est-elle un rouage essentiel du changement sociétal ?
Elle donne des outils concrets pour permettre aux individus et aux groupes auxquels ils appartiennent (association, entreprise, communauté de voisinage…) ​les moyens d’atteindre les objectifs du groupe, sans sacrifier le bien-être des individus. Par exemple, grâce aux neurosciences, nous savons que l’encouragement est plus efficace que la critique pour le changement véritable, mais rare sont les personnes à savoir le faire (notamment quand il y a des tensions). Bien peu de leaders aujourd’hui connaissent la différence entre le compliment et l’encouragement. Pourtant, il est considérable : l’un développe la coopération quand l’autre aiguise la compétition…

Anne de Bagneux, directrice générale adjointe France et Béatrice Jung, directrice RSE groupe de Transdev font partie du Cercle Leadership au féminin lancé en septembre avec Engage. Elles reviennent sur leurs motivations et leur vision du leadership au féminin

En quoi consiste le Cercle Leadership au féminin que vous avez lancé?
Anne : il s’agit d’amorcer, ou de ré-amorcer un travail collectif sur la place des femmes dans le groupe, et plus largement sur les questions de mixité ou de diversité.
Transdev étant mobilisé et actif pour réfléchir à la mobilité de demain, engagé dans cette modernisation de notre activité, l’entreprise ne peut faire l’impasse sur le sujet. Le cercle est aussi l’opportunité de se demander quelle contribution peut être celle des femmes à cette modernité, quel rôle les femmes peuvent-elle prendre pour accélérer notre transformation?
Je suis convaincue que la mixité est un marqueur de modernité…

Béatrice : le cercle de Femmes de Transdev mobilisé avant l’été est volontairement restreint ; il complète le Club Mixité & Performance du groupe. La question n’est pas tellement le « quoi » mais le « pourquoi » : pour relancer une dynamique, et le « comment » à travers une dizaine de rencontres de femmes conscientes et motivées pour contribuer à faire bouger notre culture à travers un plan d’actions qui sera porté au Comex.

Qui ce cercle regroupe-t-il?
Anne : Il regroupe 10 femmes managers de Transdev, fonctions corporate / siège ou opérationnelles en région ; des femmes toutes sensibles aux enjeux de la mixité et engagées pour faire bouger les choses.

Béatrice : 10 femmes manageuses, de différentes filières, ayant la responsabilité d’équipes différentes, d‘âge et de parcours différents

Quels sont ses objectifs à court et moyen terme?
Anne : à court terme, nous avons un objectif de solidarité. Nous sommes toutes un peu seules dans nos rôles/missions, donc chacune de nos rencontres est l’occasion de partager, prendre un peu de temps ensemble pour échanger ; à moyen terme, nous avons pour objectif d’élaborer un plan d’actions et d’engager le Comex.

Béatrice : c’est drôle car je complèterais la réponse d’Anne en disant que l’objectif à court terme est un plan d’actions à mettre en œuvre rapidement et l’objectif moyen terme est un objectif de solidarité durable pour faire perdurer et déployer autour de nous ce cadre de protections et de permissions mis en œuvre au sein du cercle dans lequel nous expérimentons l’importance de la parole de chacune.

Les femmes ont-elles une vision différente du management, du leadership?
Anne : je dirais oui. Les femmes sont dans la contribution, la construction…et moins dans le pouvoir… sans tomber dans la caricature, les femmes sont plus naturellement à l’aise entre bienveillance et fermeté. Les femmes ont une capacité d’écoute…juste de s’écouter, en réunion par exemple. Il y a une notion de courage aussi. Les femmes veulent être utiles à quelque chose qui les dépasse.

Béatrice : je me méfie des stéréotypes inversés…mais résolument la partie féminine de chacun… « embrasse plus large »…les femmes ont moins besoin de se positionner, de se différencier de façon compétitive…elles ont une approche des sujets plus unifiée…une femme sait être une professionnelle et une mère, elle sait être dans la relation et dans le résultat, elle sait se mettre en avant ou pas selon le jeu de rôle qui s’impose à un instant T, elle sait être dans sa vulnérabilité et forte…C’est cette épaisseur de savoir-être (et qu’un homme peut tout à fait avoir évidemment) dont l’entreprise doit prendre conscience, qu’elle doit apprendre à respecter et surtout utiliser car il y a beaucoup d’intelligence derrière.

Pourquoi avoir fait appel à Engage pour l’initier et l’animer?
Anne : Il nous fallait être accompagnées pour nous ouvrir à ce qui se passe à l’extérieur sur ces sujets. Sortir de notre caverne. Avoir quelqu’un qui nous aide à partager et à intégrer d’autres pratiques. Engage avait cette approche « réseau » et une sincérité dans son action, dans son ambition de changer le monde qui ont fait la différence.

Béatrice : tout à fait ! Engage a en particulier une conviction et une expertise précieuse de formation à l’intelligence collective. Et notre enjeu est bien celui de mettre en œuvre les conditions d’une meilleure collaboration entre hommes et femmes : plus de femmes, plus de femmes responsables et écoutées, et un meilleur dialogue

Question + : Au final est-ce qu’on y croit ?
Anne : oui…mais la route sera longue et difficile. Cela doit je pense passer par des contraintes…par exemple une charte de comportements.

Béatrice : oui…de toutes façons l’avenir est dans cette complémentarité…les femmes y arriveront…et ma conviction est que si Transdev veut survivre, cette prise de conscience de chacun est incontournable.

Walter Baets est Dean de thecamp, partenaire d’Engage, lieu dédié à la technologie et à l’innovation sociale. Il revient sur le lifelong learning et sur l’apprentissage au 21ème siècle.

Quel est votre rôle au sein de thecamp?
Je suis le « dean » (doyen) de thecamp, responsable de l’approche pédagogique, des activités académiques et de la ligne éditoriale. Mon expérience internationale induit également un rôle dans le développement international de thecamp, au travers de la recherche de partenaires académiques et entreprises notamment.
Pourquoi avez-vous rejoint cette initiative?
C’est un projet unique, avec des valeurs, une mission et une ambition qui résonnent avec les miennes. J’ai travaillé dans beaucoup de business schools, à des postes de responsabilité, mais j’ai toujours ressenti des limites dans mon autonomie, par la législation, les accréditations, les rankings, etc. Ici, j’anticipe de pouvoir enfin réaliser ce que j’ai toujours voulu faire.  
Comment définiriez-vous le rôle de l’éducation au 21ème siècle? Et ses principaux enjeux?
L’éducation est toujours la priorité numéro un d’une société. L’égalité des chances, l’inclusion ne peuvent être recherchées qu’avec un niveau d’éducation minimal.
Malheureusement, notre système éducatif, surtout en France, est tout à fait inadéquat, dès le primaire.
On fait fausse route car on ne pousse pas les capacités d’innovation, de responsabilité, de créativité. Il donc faut sérieusement repenser notre système éducatif, le transformer en un système d’apprentissage et non d’enseignement. Développer le sens de l’initiative, la diversité des activités, la pensée critique, le travail en groupe, l’utilisation de nouvelles ressources disponibles (numérique). Arrêter d’enseigner pour créer les conditions de l’apprentissage.
A l’heure de la complexité, l’éducation figure comme l’outil majeur pour éviter que nos sociétés ne se disloquent. Comment favoriser l’éducation continue et surtout peut-être l’éducation continue pour tous?
Il faut innover radicalement, rendre l’éducation plus modulaire, intégrée dans les activités quotidiennes. En matière professionnelle, le Workplace learning, par exemple, doit devenir standard. La gestion des connaissances et l’apprentissage sont deux côtés de la même pièce.
On parle de Mooc, de société apprenante, quels rôles vont jouer les technologues et l’IA dans le futur de l’éducation?
Le MOOC, pour moi, est un mauvais exemple. Le MOOC ne fait rien d’autre qu’automatiser ce qui ne fonctionne déjà pas dans l’éducation classique. Comme je disais, il faut se concentrer beaucoup plus sur la gestion des connaissances, comme base de l’apprentissage. C’est là que les technologies et l’IA peuvent faire des merveilles. La mise a disposition de connaissances, la possibilité offerte de rechercher par des voies sémantiques ; la création de learning paths automatiques à partir de bases de connaissances. Il faut utiliser l’IA comme support de notre apprentissage ‘humain’ classique, et alors nous ferons des merveilles.
Le futur de l’éducation en un mot ou une phrase?
Learning by doing, learning while doing, learning with a purpose.

Plastic Odyssey souhaite dépolluer les océans et les rivages tout en utilisant le plastic comme ressource.
Ce projet passionnant a été sélectionné pour les prochains Engage Days du 9 au 12 novembre et sera accompagné par la prochaine promotion du programme Transformation de l’Engage University.

Plastic Odyssey est porté par Simon Bernard et Alexandre Déchelotte. Ils reviennent ici sur leurs parcours, leurs motivations et la singularité de leur projet.

Pouvez-vous présenter Plastic Odyssey en quelques mots ?
Simon : L’océan est à la fois le berceau de la vie sur Terre et le premier poumon de la planète. Pourtant, il est terriblement maltraité. C’est une véritable décharge à ciel ouvert. Il est irréaliste de croire qu’il est possible de le nettoyer.
L’immense majorité des plastiques déversés chaque jour se dégrade en micro-particules ou coule au fond. La seule solution est d’arrêter de les jeter. Pour cela, il faut s’inspirer de la nature et faire des déchets une ressource. Il existe de nombreuses solutions, mais elles sont peu répandues. Il faut les faire connaître et les diffuser. Nos décharges d’aujourd’hui doivent devenir nos mines de demain.
Alexandre : Plastic Odyssey, c’est une expédition maritime autour du monde pour développer et partager des solutions de recyclages du plastique sous toutes ses formes.
Le navire va remonter le problème à la source, le long des côtes les plus touchées par cette pollution. À chaque escale, des plastiques seront collectés et triés. Tout ce qui est recyclable sera transformé à bord de l’atelier flottant, en expérimentant des systèmes adaptés aux besoins du pays dans lequel le bateau se trouvera. Le reste sera transformé en carburant recyclé à l’aide d’une unité de pyrolyse et utilisé pour faire avancer le bateau. Cette technologie en pleine émergence est très prometteuse et pourtant peu connue. Elle permet d’obtenir jusqu’à 1L de combustible par kg de plastique traité. Couplée à l’énergie solaire par exemple, elle permet de favoriser l’accès à l’électricité en zone rurale tout en dépolluant. L’objectif est de créer un véritable bateau ambassadeur du recyclage qui permettra à terme de créer de l’emploi en limitant la pollution.

Vous deux en quelques mots ?
Alexandre : D’abord camarades de classe sur les bancs de l’école de la Marine Marchande, Simon et moi sommes devenus amis et coéquipiers dans des projets variés menés tout au long de nos études. Simon, c’est l’aventurier, il cherche toujours à explorer loin des sentiers battus, à innover. Il a mené beaucoup de ses projets droit vers la réussite, l’engagement et le cœur qu’il met à l’ouvrage sont les clés de sa réussite.
Simon : Alexandre, c’est plus qu’un simple ami, c’est un vrai coéquipier à qui je fais pleinement confiance. On a déjà travaillé ensemble sur des projets, c’est un binôme qui marche. Alex, c’est un passionné, quand il fait quelque chose, il le fait à fond. Je suis toujours impressionné par l’énergie qu’il arrive à déployer pour les projets professionnels tout en menant sa vie de jeune papa à côté.

D’où vous est venue l’idée ?
Simon : Je suis passionné par les défis techniques et la nature. Depuis tout petit, je passe mon temps à chercher des solutions aux enjeux écologiques. Je me revois encore faire des plans de baignoire à recycler l’eau ou de moteurs à énergie perpétuelle (j’ai vite abandonné cette idée). J’ai pas mal traîné dans les fablabs et autres ateliers aux côtés d’autres makers.
Un jour, alors que je faisais escale à Dakar, je me suis rendu compte qu’il y avait du plastique partout sur les côtes et qu’à côté de ça des gens cherchaient des petits boulots pour survivre. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire.
Alexandre : frappé par la pollution marine lors de mes navigations, escales et plongées en mer, j’ai commencé à m’intéresser aux innovations concernant le recyclage. À 20 ans, j’ai créé l’association Greenactive, pour me lancer dans un projet de recyclage de bouteilles en filaments d’imprimante 3D. Pour cela, je voulais affréter des bateaux pour collecter les plastiques en mer, mais je me suis rendu compte qu’il était irréaliste de vouloir nettoyer l’océan et qu’il fallait agir en amont. Une fois dans l’eau, il y a moins d’1 % du plastique qui flotte et qui peut donc être récupéré.

Qu’est-ce qui différencie Plastic Odyssey d’autres projets de bateaux propres – panneaux solaires, hydrogènes, etc. ?
Simon : le sujet est cette fois la pollution marine et l’accès aux solutions de recyclage du plastique. Néanmoins, à l’image de Solar Impulse ou Planet Solar, nous voulons montrer qu’il est possible de réaliser un tour du monde en parfaite autonomie, simplement en recyclant les déchets collectés sur les côtes pour faire avancer le bateau.
Alexandre : Le cœur de l’innovation réside dans le concept de notre bateau : le plastique non-recyclable récupéré sur les plages est chargé dans un conteneur 20 pieds après avoir été broyé. Nous aménageons un deuxième container qui traitera les déchets pour alimenter nos moteurs. Le plastique retourne à son état d’origine : du carburant. Ce dernier produit de l’énergie électrique qui propulse notre bateau. Le pouvoir énergétique des déchets plastiques est énorme, et aucune pollution n’est engendrée lors de sa transformation. C’est un procédé très propre qui fait de notre catamaran un bateau vert et autonome.

Quels sont vos principaux enjeux aujourd’hui et le calendrier du projet ?
Alexandre : Nous entrons dans la phase de financements, avec la construction de notre prototype à la fin de l’année. Grâce à ce bateau prototype, nous produirons une vidéo qui dévoilera le procédé qui permet de propulser un bateau uniquement grâce aux déchets. Cette vidéo fera le tour du monde pour prouver que c’est possible, notre objectif étant de démocratiser le recyclage du plastique, donc faire en sorte que le plus de gens possible en entendent parler. La phase suivante sera la préparation du tour du monde sur le navire à taille réelle (24 mètres). Nous avons prévu 34 escales sur une durée de 3 ans avec un départ fin 2019.

Votre projet a été sélectionné pour les prochains Engage Days, qu’en attendez-vous ?
Alexandre : Nous sommes heureux d’avoir été choisis pour prendre part aux Engage Days. Pour nous, ce sera l’occasion de partager notre vision des choses et recueillir des retours, car c’est comme ça que nous avançons le mieux. Partager pour avancer, c’est l’essence même de notre démarche, et c’est d’ailleurs pourquoi nous nous sommes dirigés vers l’open source.

Dans une récente conférence à l’Engage University, Gaël Giraud alertait sur le fait que les poissons pourraient tout bonnement disparaître des océans en 2050 si l’on ne fait rien – acidité, plastiques. Restez-vous confiants ?
Simon : Je suis plutôt optimiste de nature et préfère toujours parler des solutions plutôt que des problèmes eux-mêmes. Il est vrai que l’océan et sa biodiversité sont maltraités : que ce soit par la surpêche, la pollution ou les effets du réchauffement climatique. Je pense qu’il faut rapidement limiter les dégâts en adoptant des solutions de transition au plus vite. De plus, il faut être réaliste, si on veut abolir la pollution, il faut montrer qu’il est plus rentable économiquement de faire autrement, en préservant la nature. Pour moi, c’est la meilleure option. Heureusement, il existe des solutions, c’est l’objectif de Plastic Odyssey de les faire connaître.
En ce qui concerne la surpêche, il y a aussi des solutions : on peut mettre en place des aires marines protégées, adopter de nouvelles techniques de pêche qui sélectionnent les poissons, etc. Pour la pollution atmosphérique : les énergies renouvelables sont de plus en plus performantes et on sait aujourd’hui utiliser le CO2 pour cultiver des microalgues, en faire du plastique ou du carburant propre.
Il faut adopter une économie qui s’inspire de la nature pour mieux la protéger, c’est le seul moyen pour nous de survivre, sur cette planète du moins.

Nicolas Vanbremeersch est Fondateur de Spintank, agence de communication digitale et du Tank, espace dédié à l’innovation. Spécialiste de la communication politique, il a été une figure reconnue de la blogosphère et twitte à @versac.

1) Vous avez fondé Spintank, qui travaille sur l’intégration du numérique dans les entreprises et les organisations en termes de communication. Quels sont pour vous les grands bouleversements que provoque cette révolution digitale ?   
En fait, quand on prend un peu de recul, c’est très simple, la révolution digitale. J’y vois trois phénomènes. D’abord la mise en réseau des individus : peu à peu, nous baignons tous dans une forme de réseau, et cette forme prend le pas sur des modes d’organisation de la société plus classiques. Nous baignons tous en permanence entourés d’un réseau, perceptible ou non, de liens faibles qui nous est extrêmement utile et facilite notre rapport au monde.
Le deuxième phénomène est la tendance à la transformation de tout en données librement disponibles. Le mouvement est celui d’une transformation de tout en des données qui servent à construire notre rapport au monde, à nous médier, et qui nous sont essentiels.
Le troisième mouvement est la domination du flux, le mouvement qui l’emporte sur le reste, justement à cause de ces deux phénomènes initiaux : dans un monde en réseau où l’information est disponible à tous, il y a une prime au flux, au liquide.
Dans ce monde liquide, la prime va à celui qui sait fabriquer quelque chose de ce matériau, organiser et agir sur le flux, sur le réseau et les données, interrompre ou donner une forme au flux. C’est le challenge immense des organisations d’avant la révolution digitale : s’adapter au monde liquide qui les met en défi.

2) Vous êtes aussi un  observateur avisé de la vie politique depuis des années. Là encore, on peut parler de révolution, quelle a été et sera la part du numérique dans celle-ci ?
Ca fait plus de 15 ans que j’observe et agis à la croisée du politique et du numérique. Cette année 2016-2017 a été pour moi comme une confirmation de l’impact du numérique, de son pouvoir de coordination et d’influence sur des mouvements de masse, comme en parlait déjà si bien Clay Shirky il y a dix ans, sur la société française. On tardait, de fait, à voir naitre des coordinations et mouvements hybrides, qui mettent à bas les anciennes structures. La France Insoumise et En Marche sont des mouvements qui n’auraient pas pu se monter et se coordonner sans la faculté de mise en réseau et l’habitude qu’ont prise des milliers de Français de se coordonner librement. Il aura fallu des déclencheurs très étonnants et paradoxaux, Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron, tous deux outsiders-insiders à leur manière, à la fois connaisseurs du système et capables d’en briser les règles, pour que se forment des mouvements qu’on avait déjà vus dans d’autres pays autour de nous (Podemos, 5 étoiles, …).
Ce n’est pas neuf, et ça vient sur un terrain profond, ancien, qui s’est expérimenté par strates successives, dans la société française, du referendum de 2005 à Nuit Debout. La société s’est prouvée à elle-même qu’elle était capable de se mobiliser et de chercher de nouvelles manières de s’entraider, militer, s’engager, positivement ou exprimer une colère. Il lui manquait des passeurs pour exprimer ce potentiel disruptif dans l’arène de la représentation. Une ère très profondément nouvelle s’ouvre.
Je n’oublie pas aussi l’impact que le numérique a sur ce qui agit en amont ou autour de l’organisation de la société et des partis : les récits, les actualités, les média et les humeurs qui font l’espace public. C’est là que se situe un des défis les plus fondamentaux : l’espace public a volé en mille morceaux, s’est soumis en peu de temps à des pressions opportunistes, et s’est complètement confondu avec l’espace social. Il est humeurs, émotions, et le fruit d’un rapport de forces entre des acteurs qui y ont des intérêts d’expression très forts. C’est là qu’il y a, sans doute encore plus que dans les structures politiques, un défi pour notre démocratie.

3) Le numérique est en train de modifier finalement la façon dont nous faisons société, pour le meilleur et pour le pire. Comment qualifieriez-vous son impact ?La métaphore que je préfère est celle de ZygmuntBauman, de la force liquide. Pas un liquide de souplesse et d’agilité : il faut se figurer les eaux tumultueuses et fracassantes d’une vague énorme qui vient challenger notre société, lui apportant à la fois une énergie folle, mais remettant en cause les digues et structures patiemment érigées pendant de nombreuses années, et qui forgeaient, croyait-on, son identité même. Il va falloir réinventer nos structures pour composer avec ce flux et pas lutter contre, et repartir des objectifs (notre protection sociale, notre représentation, notre gouvernance) à partir des règles mêmes de cette société liquide. Bauman était à la fin de sa vie pessimiste, je suis pour ma part réaliste, et surtout pas naïf.

4) Et bien alors, quelles pistes envisager pour mettre le numérique au service d’une société plus inclusive et finalement du bien commun ?
C’est extrêmement difficile de fabriquer la bonne feuille de route, et je ne suis pas politique ni stratège. Dans la feuille de route pour une société qui se réunisse plus positivement autour du numérique, je vois quand même quelques ingrédients. D’abord, il faut chercher à préserver ce qui relève du bien commun, fabriquer une législation qui protège le web et l’internet comme un bien commun, pour que cette force ne cède pas sous le coup de néo-monopoles. Je suis malheureusement assez pessimiste à cet égard : la force de privatisation de l’espace public numérique est déjà tellement engagée que ce moment du web pourrait bien avoir été une parenthèse de l’histoire. Or, c’est cette capacité d’une mise en commun du réseau, d’une dynamique d’ouverture qui a permis la création de projets et d’entreprises inimaginables, de Wikipedia à Google. Il faut maintenir le terreau fertile du réseau ouvert pour tous comme une force à disposition de tous.
Ensuite, il y a à mon avis plusieurs sujets sur la feuille de route, qui sont volontiers complémentaires de ce qu’un gouvernement devra faire. Le gouvernement, lui, a son boulot : il doit moderniser l’administration (idem pour les corps intermédiaires, il y a du boulot), l’adapter en se gardant de la tentation du repli. Je crois qu’on avance dans ce sens.
Le sujet est ailleurs, pour que notre démocratie s’apaise : je crois qu’on a besoin de deux chose. D’une société civile qui a amélioré sa capacité d’action numérique. Nos ONG, nos mouvements progressistes sont un peu comme nos partis politiques, encore un peu vieux, sans le sou, ont du mal à innover, et font face à des forces d’extrêmes, de populismes qui ont la capacité de gagner la bataille des idées. La solution viendra de start-ups de la société civile, de nouveaux mouvements digital natives. Il y a un immense chantier, et il n’est par nature pas de la responsabilité de l’Etat. Il nous revient à nous, la société.
L’autre sujet est dans l’écosystème médiatique. Une nouvelle génération doit émerger pour assurer les fonctions de curation, d’information, de narration, de correction et de critique dans l’espace public. Je suis frappé qu’en France, aucun grande marque media d’information généraliste n’ait émergé depuis la génération de 2007 (les rue89, Mediapart, slate.fr…). Des entrepreneurs de media d’un peu partout sont en train de bruisser, ici et là. Je crois qu’il y a un boulot énorme et une place très grande (pas facile mais réelle) pour de nouveaux media de la génération du smartphone et des plateformes.
Ces deux sujets sont ma feuille de route personnelle, et celle du Tank pour les années à venir. On a quelques projets en gestation en la matière.

5) Bref, Nicolas, si l’on projette un peu, le web dans 10 ans, il existe encore ? Et il sert à quoi ?
Je suis assez pessimiste. J’ai tendance à penser que le web, cet espace de mise en commun et de dynamique de publicité de l’information et du réseau va au contraire laisser la place à une économie des plateformes, qui a des effets positifs (accélération du changement, normes, productivité…) mais a l’immense inconvénient de ne plus laisser là, entre nous, un terreau commun comme socle d’une créativité immense dans la société. Le web risque de se cantonner à quelques fonctions vitales et essentielles, autour d’instances qui auront su créer des structures fortes (Wikipedia…). C’est en tout cas ma peur. Elle n’est pas certaine, et le combat n’est pas fini, un peu comme pour le projet européen. Mais je ne suis pas rêveur : je préfère regarder le web en face. A nous de le défendre et de le construire, pour qu’il ne soit pas au final une parenthèse de notre histoire.

Alice Barbe est Directice de Singa France, une association qui vise à encourager la collaboration entre les personnes réfugiées et leur société d’accueil. Elle a été aussi Vice Présiente de Johanson International, une organisation qui favorise le développement durable chez ses collaborateurs, ses partenaires et ses clients.

1) Vous êtes Directrice de Singa France, en quoi consistent les actions que vous menez ?   ​
Née d’un mouvement citoyen, Singa veut créer des opportunités d’engagement et de collaboration entre les personnes réfugiées et leur société d’accueil. Ensemble nous construisons des ponts entre les individus pour le vivre ensemble, l’enrichissement culturel et la création d’emplois, dans une démarche de sensibilisation pour déconstruire les préjugés sur l’asile. Afin de attaindre ces objectifs, des plateformes d’échange et de dialogue entre réfugiés et personnes d’accueil sont developpés pour integrer des moyens d’action digital, d’entreprenariat et d’innovation.
Singa aide ainsi la société à porter un nouveau regard sur les réfugiés, en brisant les stéréotypes et en contribuant à une intégration réussie.

2) Etes-vous étonnée par la solidarité des citoyens français que vous constatez à l’égard des réfugiés ?  
Pour moi, l’étonnement c’est la base de l’enrichissement et de l’innovation. C’est cet étonnement qui mène à tout un tas d’améliorations et d’innovations sur les territoires. C’est un condensé de richesses qui restent à découvrir, à fédérer ou à soutenir. Mais cette solidarité a besoin d’un soutien, car les citoyens qui veulent aider ont besoin de connaitre les outils pour pouvoir agir. Il faut pour cela développer et mettre à la disposition de tous des outils pour permettre à ce mouvement de s’accroitre.

3) Vous avez récemment créé le collectif “Les Crapauds fous“. Pourquoi ? En quoi cela consiste-t-il ?   
La volonté du mouvement des « Crapauds fous » est de créer de l’enthousiasme, ce qui paraît indispensable aujourd’hui, surtout face aux enjeux technologiques du big data, de l’intelligence artificielle, des algorithmes ou de l’automatisation de la société ainsi que face aux forces identitaires politiques qui émergent. Pour ce faire, il nous apparaît comme nécessaire de créer des outils pour faire face aux urgences actuelles et générer des solutions aux fractures sociales, environnementales et sociétales.

Cet enthousiasme, on le retrouve dans le nom même du mouvement. Les « Crapauds fous » ce sont les quelques batraciens qui s’aventurent, à contre-courant de leurs congénères, dans des tunnels conçus sous les routes pour leur permettre de traverser sans danger. Ce sont ceux qui prennent les premiers le tunnel pour aller de l’autre côté et qui reviennent chercher leurs semblables pour les mener vers l’avant.

A ce jour, le mouvement est initié par Cédric Villani, prix Nobel de mathématiques et Thanh Nghiem, dirigeante de grandes entreprises. Il est porté par 34 crapauds fous dont des chercheurs, des entrepreneurs sociaux et des intellectuels d’horizons divers et 12 cercles d’entr’aides avec l’idée de réfléchir et de proposer des solutions concrètes pour un nouveau « vivre ensemble » à travers un manifeste qui sort le 14 septembre 2017.
J’ai rejoint le mouvement à ses débuts et je fais partie d’un comité de réflexion autour de la diversité culturelle. Forte de cette expérience, je souhaite mettre en place au sein de Singaet avec Engage, un projet de « crapauds fous » pour et avec les réfugiés. Le but : qu’ils apportent leurs éclairages sur les enjeux actuels du fait de leur culture, savoir-faire et expériences, afin de co-construire des solutions.

4) Le digital justement est au cœur du prochain programme Exploraction de l‘Engage University. Comment peut-il servir le bien commun ? 
Servir le bien commun, à mon avis, c’est restaurer la fraternité au sens classique du terme, c’est-à-dire accepter et avoir envie de vivre avec des personnes qui ne nous ressemblent pas. Pour cela, il faut pour cela créer des outils pédagogiques pour permettre une prise de conscience et encourager la création d’une cohorte sociale de personnes qui s’engagent et qui veulent avoir un impact pour enrichir et apporter des solutions. Dans ce sens, le digital est un outil formidable qui, s’il est bien utilisé, peut servir le bien commun.

5) Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à nos lecteurs pour agir et changer les choses à leur échelle ?
Pour changer les choses à son échelle, on peut commencer par mettre en place des démarches de micro engagement. Tout simplement partager un moment avec une personne inconnue, différente et valoriser les points communs comme les différences. S’engager auprès de Singa est une bonne solution aussi !

Jean-Philippe Beau-Douëzy, est écologue et consultant en environnement. Il travaille aujourd’hui sur des projets de reforestation, pour lutter contre l’érosion des sols, la perte de la biodiversité et des ressources en eau. Certifié en permaculture, il a créé avec sa femme la F.E.R.M.E du Bouchot.

1. Comment définiriez-vous la permaculture?
Prendre soin de la Terre, prendre soin des Humains, produire de l’abondance et partager équitablement. Ce sont les 3 éthiques de la permaculture et pour moi sa meilleure définition.

2. La permaculture touche aussi bien l’environnement que l’humain ; est-ce une philosophie, une technologie? 
La permaculture dessine (design) la société autour de la relation Homme/Nature (Terre). Aujourd’hui, nous réalisons que nous avons besoin d’un environnement sain et harmonieux pour vivre pleinement. Nous prenons conscience du rôle de la nature pour nous fournir ces éléments de bases (qui deviennent rares). Nous, humains sommes au centre de cette approche innovante. Nouvelle philosophie, nouvelle science ou simple bon sens basé sur l’observation de cette Nature à laquelle nous avons tourné le dos.

3. Des études récentes montrent que la permaculture peut être économiquement profitable pour la société. C’est l’une des clefs, non?
Certains volets de la permaculture s’attachent à la production agricole, c’est le cas du micro-maraîchage intensif dont on vante aujourd’hui l’efficacité économique. La permaculture est une boîte à outils (qui intègre les apports de l’agroécolologie, du biomimétisme…) pour préparer notre société à la transition vers une nouvelle civilisation où écologie/économie ne feront qu’une. Nous devons adapter notre société à ce paradigme et réaliser, comme le disait Claude Levy-Strauss, que “nous ne sommes pas des individus définis dans un monde infini, mais des êtres infinis dans un monde défini”

4. Vous avez créé un lieu, l’éco-centre du Bouchot ? Qu’y faites-vous ?
Au Bouchot, nous expérimentons la permaculture dans plusieurs de ses dimensions, à commencer par sa dimension humaine. C’est avant tout un lieu d’accueil, d’expérimentation et de partage. Hôtes, stagiaires, woofers, simples visiteurs, chacun y est invité à être ce qu’il est, non celui que les autres veulent qu’il soit.
Nous avons aussi une démarche concernant l’énergie, l’habitat, la gestion des déchets. Nous abordons la récupération de l’eau, son stockage, son traitement et sa dynamisation. Nous réalisons des jardins forêts comestibles (edible forest gardens) pour créer de l’abondance et de l’autonomie alimentaire. La F.E.R.M.E du Bouchot, c’est tout cela et plus encore…

5. Vous qui développez un nouveau modèle, encore alternatif, êtes-vous confiant en l’avenir?
35 ans au service de la conservation de la nature auraient pu me rendre lucide/pessimiste. Aucune des causes que nous avons défendues; des espèces menacées telles que baleines, loups, grands singes… des milieux naturels en danger ; les zones humides, l’Amazonie, les océans… n’ont été gagnées. Mais au fond, je pense que l’humanité n’a pas fait tout ce chemin pour terminer dans une impasse et j’ai un grand rêve, celui d’une harmonie entre l’Homme et la Terre. Humain et Humus ont la même racine étymologique.