Olivia Blanchard est co-fondatrice et Présidente de l’association des Acteurs de la Finance Responsable. Elle est également experte en conformité bancaire et fondatrice du cabinet LiveConsulting

Pouvez-vous vous présenter ? 

Je m’appelle Olivia Blanchard, et je travaille en finance de marché depuis 15 ans.  Mon métier aborde tout ce qui est relatif à la réglementation financière (lutte contre le blanchiment, fraudes et corruption). Je suis également consultante indépendante depuis 6 ans, j’accompagne des sociétés de gestions, des fonds ou des entreprises à mettre en place leurs dispositifs de conformité. Et depuis 3 ans et demi, je suis co-fondatrice et Présidente de l’association des Acteurs de la Finance Responsable. 

Quelle serait votre définition de “finance responsable”, qu’est-ce que cela implique ?

La finance responsable, c’est une finance qui sert à financer le vivant, donc l’Homme et la Nature. Cette finance prend conscience du pouvoir qu’elle représente face aux enjeux sociaux et environnementaux.  Elle prend la responsabilité de son propre pouvoir : être un acteur majeur du changement. 

L’AFR a réalisé une vidéo plus complète sur le sujet :

Concrètement, quels outils de mesure existent aujourd’hui pour établir et définir ce que sont les activités économiques vertueuses ?

C’est là tout le nerf de la guerre : oui des outils de mesure existent, la donnée ESG par exemple. Mais finalement, les agences de notation extra financières créent elles-mêmes leurs propres méthodologies d’analyse… 

Sur les données climatiques, on arrive à avoir un peu plus de visibilité et le cadre commence à devenir plus commun, mais le véritable défi repose vraiment sur tout ce qui est relatif à la biodiversité, car on manque cruellement de données et de cadre de référence. La biodiversité sort totalement du cadre de compétences des professionnels du secteurs et touche davantage à des compétences de scientifiques et d’ingénieurs, liées au vivant et aux espèces. 

Côté réglementation, quelles lois encadrent ces investissements ? 

Globalement ils sont encadrés par le pacte vert Européen, créé en 2018 et se déclinent autour de quatre réglementations. 

  • La première, qui est vraiment la pierre angulaire, s’appelle la taxonomie et pourrait être comparée à un dictionnaire de la durabilité. 
  • Ensuite, vient la réglementation SFDR, une directive qui s’assure de la transparence des informations transmises par les investisseurs à leurs actionnaires et épargnants et qui repose sur une classification des fonds en Articles 6, 8 ou 9. 
  • La troisième est MIFID II, qui a été revue pour intégrer les préférences des épargnants en matière de durabilité. 
  • Et la dernière, CSRD, qui vient augmenter les obligations de reporting des entreprises.

Pourtant, des failles existent, et des projets pas ou peu alignés aux enjeux environnementaux et sociaux se voient financés par des fonds destinés à soutenir la transition. Comment expliquer ces failles et comment les éviter ? 

Je pense que ces failles s’expliquent majoritairement par un manque de compréhension du système financier, qui s’est toujours basé sur la notation extra-financière (les critères ESG). Pourtant, ces critères ne sont pas du tout du même ordre que les notions de durabilité sous-jacentes à la taxonomie. 

À titre d’exemple, des secteurs comme celui des énergies fossiles ont une notation extra-financière ESG, par contre ce ne sont pas des secteurs durables au sens de la taxonomie Européenne. 

Finalement, nous sommes en pleine transition : celle du monde de l’investissement socialement responsable, vers un monde où il faut intégrer cette notion de durabilité, difficile à appréhender. 

Quant aux actions à mettre en place, il faut garder en tête que la finance est liée aux entreprises, à l’industrie. Si vous financez une entreprise vertueuse, forcément votre fond sera vertueux. Mais si nous devions dès aujourd’hui prendre l’ensemble de la masse monétaire existante et la rediriger uniquement vers des entreprises vertueuses, ce serait impossible. 

Donc le sujet, c’est de se demander comment les acteurs financiers peuvent être acteurs du changement en tirant vers le haut les entreprises dans lesquelles ils investissent, mais aussi, comment les entreprises elles-mêmes, doivent revoir leurs modèles économiques, pour être en accord avec cette transition. 

Finalement, nous sommes en pleine transition : celle du monde de l’investissement socialement responsable, vers un monde où il faut intégrer cette notion de durabilité, difficile à appréhender. 

Au niveau des banques grand public, l’offre de banques vertes s’est largement élargie ces dernières années, qu’en pensez-vous ? 

Tant que l’on peut verdir l’existant, je pense que l’on ne peut que saluer l’initiative.

En revanche, seul le temps pourra confirmer ce modèle, car aujourd’hui, ces banques ne sont pas autonomes et sont indexées sur des systèmes financiers existants. 

L’autre limite imposée par leur caractère nouveau, est qu’elles ne proposent pas les mêmes produits financiers qu’une banque classique. Mais le temps fera qu’elles prendront de plus en plus d’ampleur et je suis convaincue que les consommateurs tendent à aller vers ces systèmes, vers ces banques qui n’ont pas juste un logo peint en vert.

Tous ces chamboulements législatifs, réputationnels, vont faire évoluer les métiers et de nouveaux emplois vont naître au sein du secteur financier. Quels seront-ils et quelles seront les compétences et connaissances liées à ces changements ?

Je ne sais pas si on peut vraiment parler de nouveaux métiers, bien sûr, certains se sont créés, notamment au niveau de la RSE ou de l’analyse ESG. 

Selon moi, la seule façon de parvenir à impulser le changement, c’est d’estomper le clivage entre les métiers de la RSE et les autres métiers. Nous y serons parvenus quand la finance responsable ne sera pas un métier différent, mais quand ce sera une compétence intégrée dans l’ensemble des métiers existants. 

Il faut que les gens se forment à la finance responsable, et comprennent comment, à leurs niveaux actuels, ils peuvent être acteurs de cette finance. 

Et enfin, Olivia, quels sont vos futurs désirables ? 

J’espère vraiment un éveil des consciences, et pas seulement dans la finance ! 

Il faut que nous prenions conscience, au quotidien, de nos responsabilités pour pouvoir changer les choses et aller vers ce nouveau monde qui nous appelle. Vivons en paix et en harmonie avec le vivant, et non pas contre lui. 

Jérôme Cohen est fondateur d’ENGAGE et cofondateur du Grand Défi. Quelques réponses sur les ambitions et les fondamentaux du Grand Défi.

Vous avez fait le pari de l’intelligence collective, pourquoi ?

Il est proprement illusoire de penser que nous résoudrons les défis environnementaux et sociaux en pensant en silo. Les enjeux sont intimement interreliés, les réponses résident dans les interstices et les acteurs capables de contribuer à leur résolution viennent de tous les horizons. Il est donc nécessaire de constituer des écosystèmes divers et de faire travailler ensemble des compétences, des expériences, des sensibilités différentes qui se complètent pour trouver des réponses à la hauteur des enjeux. C’est ce que nous avons expérimenté en constituant en amont un écosystème extrêmement riche de plus de cent partenaires. C’est aussi ce qui a soutenu la démarche de délibération des délégués, enrichie des apports d’experts, de scientifiques, de chefs d’entreprises, d’acteurs de la transition. Le processus est incroyablement puissant, incarné par le chemin d’apprentissage et de mise en action individuel et collectif que toutes et tous ont emprunté mais aussi au regard des propositions dont, je l’espère, vous validerez la pertinence.

“Ce nouveau modèle implique d’interroger l’ordre des priorités entre l’économique, l’environnemental et le social”

 

Que signifie ce nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative ?

Nous avons d’abord confirmé, lors de la consultation, l’attente profonde de transformation des acteurs de l’économie, qu’ils soient salariés, dirigeants ou actionnaires. Nous avons perçu aussi leur désarroi quant au nouveau modèle à inventer et à la trajectoire pour y parvenir. C’est précisément sur cette redéfinition de la mission des entreprises et de leur trajectoire de transformation que nous avons travaillé. Ce nouveau modèle implique d’interroger l’ordre des priorités entre l’économique, l’environnemental et le social ; il propose de repenser la place des femmes et des hommes et la gouvernance des organisations ; il impose aussi de redéfinir l’activité des entreprises au regard des limites planétaires et de la nécessité de régénérer les écosystèmes.

Pour concevoir ce nouveau modèle et le mettre en place, nous avons besoin d’une prise de conscience mais aussi de connaissances profondes, de nouvelles compétences, d’outils, de références et de normes partagées et c’est à cela que contribuent les cent propositions.

Que peut apporter le Grand Défi aujourd’hui ?

Le Grand Défi n’est pas un énième livre blanc consacré à la transition écologique et à sa nécessité. Il est tout au contraire un outil mis à la disposition des décideurs politiques, économiques et académiques pour accélérer opérationnellement et dès aujourd’hui la transformation de l’économie et des entreprises. Notre ambition consiste en ce que ces différentes sphères se saisissent des propositions dont les trajectoires d’application et processus de mise en œuvre sont détaillés. La troisième phase qui s’ouvre, celle de la diffusion, est donc décisive car c’est précisément dans cette étape d’appropriation que se mesureront notre impact et les transformations que nous saurons engendrer. Un seul mot d’ordre, que chacun s’empare des propositions pour les diffuser et travailler, dans sa propre sphère de responsabilité, à leur mise en œuvre.

Retrouvez l’interview croisée de Bettina Laville, Présidente fondatrice du Comité 21, partenaire du Grand Défi et de Sophie Szopa, intervenante du Grand Défi et auteure du GIEC.

Pour SS et BL : Pouvez-vous vous présenter ? 

BL : Je suis la fondatrice et présidente d’honneur du Comité 21. Je suis également présidente de l’Institut d’Études Avancées de Paris. J’ai par ailleurs fait toute une carrière publique, d’une part dans l’administration de l’environnement et puis au Conseil d’État. 

SS : Je suis directrice de recherche CEA au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement au sein de l’Université Paris Saclay. Je travaille sur la chimie atmosphérique et j’ai participé au GIEC en tant qu’auteure principale et coordinatrice d’un chapitre. 

Pour SS : Vous êtes intervenue lors de la première session de Nantes aux côtés de Philippe Grandcolas, pourquoi était-ce important pour vous ? 

Il y a bien sûr l’initiative elle-même, le fait de réunir des gens présents au sein de l’industrie et des PME, de prendre le temps de les former avant qu’ils soient force de proposition. Je trouvais le concept intéressant et le fait qu’il y ait une bonne place accordée à la formation est aussi remarquable, pour pas juste dire “on vous donne la parole” mais bien s’assurer qu’ils aient compris les enjeux en profondeur pour envisager les leviers d’action.

Il était important de donner à la science sa juste place, notamment au travers des grands rapports scientifiques internationaux (Giec, IPBES). Ce contact direct entre les scientifiques et les Délégués, qui allaient avoir la responsabilité de faire émerger des propositions, était primordial. Je trouvais aussi extrêmement intéressant de mixer climat et biodiversité. 

Pour BL : Bettina, le Comité 21 est un partenaire de la première heure, quels sont les éléments qui ont motivé votre choix de participer à cette initiative ?

Il y en a plusieurs. Le premier est que je connaissais très bien les organisateurs et que j’avais pleinement confiance en eux. Jérôme Cohen est un homme d’engagement. Je travaille et j’échange avec Virginie Raisson-Victor depuis longtemps, notamment dans sa fonction de Présidente du GIEC Pays de Loire, auquel le Comité 21 participe. Nous étions sûrs qu’ils allaient tous deux donner de l’épaisseur au projet, que ça ne serait pas simplement une opération de com. 

J’ai également tout de suite senti que cette ‘convention citoyenne’ donnerait beaucoup de place aux PME. Je pense aujourd’hui que les grandes entreprises ont compris les enjeux et que les obligations réglementaires les incitent à les intégrer. Les PME en revanche, surtout après la crise sanitaire, ont plus de mal à relever ces défis. 

Pour SS et BL : Vous avez pu prendre connaissance des 100 propositions du Grand Défi, que vous évoquent-elles ? 

BL : Je me sens proche de ces propositions car elles apportent plusieurs éclairages. Si les limites planétaires sont au cœur du constat, la vision de l’entreprise qui s’en dégage replace ses parties prenantes au centre et non pas à côté. 

Ce qui résonne, c’est aussi le chemin de transformation, qui fait écho au rapport du Comité 21 sur la Grande Transformation. 

Enfin, j’ai apprécié de voir traités tous les domaines de l’entreprise, cela prouve le souci d’une approche à la fois systémique et concrète.

SS : Je les trouve intéressantes car elles s’inscrivent aussi bien dans le temps long (financement de la recherche ou modification de la gouvernance par exemple) que dans une trajectoire de transformation très concrète (l’analyse du cycle de vie ou les scores environnementaux)…  Tout a été pensé à court et long terme. 

Il y a également des discussions sur la sobriété et sur l’adaptation des entreprises à un monde dans lequel les impacts climatiques vont être croissants. Beaucoup d’axes sont couverts et cela montre que les Délégués ont compris le besoin de s’attaquer à toutes ces problématiques, de façon systémique.

Pour SS et BL : Si vous deviez choisir 2 ou 3 propositions prioritaires, quelles seraient-elles et pourquoi ?

BL : C’est bien évidemment compliqué puisqu’elles se répondent toutes. Mais j’ai quand même été frappée par le fait de faire de la biodiversité une grande cause nationale. Car si les entreprises agissent davantage pour le climat aujourd’hui, leur impact est au moins aussi important sur la biodiversité. 

Une mode dit qu’il faut une personne avant-gardiste au sein de l’entreprise et que les autres vont suivre, je ne suis pas convaincue et je pense qu’il est très important d’embarquer tout le monde. Ici, les propositions visant à nommer un directeur RSE au COMEX et à mettre en place des rémunérations variables à tous les échelons de l’entreprise font écho. 

Mentions spéciales aussi pour une loi publicité environnement qui serait extrêmement importante et pour les centres logistiques mutualisés en entrée de ville, des chercheurs de la région nantaise sont très en avance sur ce sujet. 

Ensuite, toutes les propositions sur le numérique, sur la durabilité, sur l’empreinte environnementale des rayons sont essentielles. 

SS : Je pense à la proposition sur la publicité, qui est un point qui avait été remonté par la Convention Citoyenne pour le Climat. On peut toujours mener des politiques pour limiter les impacts, mais si on ne change pas nos manières de consommer, on ne pourra pas y arriver. Donc aujourd’hui il faut vraiment expliquer l’impact environnemental et faire rêver à d’autres types de produits, d’autres manières d’être et d’avoir. 

L’autre proposition forte selon moi, c’est le fait de s’attaquer à la gouvernance, c’est-à-dire ne pas voir les problématiques environnementales ou le développement soutenable comme quelque chose d’à part, ou comme un vernis, mais vraiment d’intégrer toutes ces dimensions dans chaque prise de décision, en se posant la question de la trajectoire. 

Ces deux propositions me tiennent le plus à cœur, mais toutes sont primordiales. 

J’ai d’ailleurs trouvé les témoignages des Délégués au CESE très intéressants, on sent leur implication et c’est fort de constater à quel point ils ont été transformés par le processus et se sont investis.  

Pour SS : Sophie, lors de la soirée de présentation des propositions au CESE, vous avez souligné l’importance de la déclinaison territoriale des mesures, qu’entendez-vous par là ?

On sait qu’il y a des spécificités par métier, par territoire. Trop centraliser les décisions risque de nous opposer. 

Par exemple, des transformations sont réalisables et souhaitables en ville ou dans des espaces relativement resserrés lorsque d’autres sont plus appropriées dans des espaces plus ouverts. Il ne s’agit pas de faire vivre et travailler tout le monde de la même manière. Il existe ainsi des opportunités pour le trajet domicile/travail en zones urbaines ou périurbaines qui sont indisponibles dans d’autres zones. Là aussi, c’était intéressant de voir la représentativité des personnes ayant participé au processus, avec des Délégués représentant des activités tertiaires, d’autres de transport… forcément les leviers ne sont pas les mêmes ! C’est primordial d’écouter et de faire travailler ensemble cette diversité. 

Pour SS et BL : Et enfin, Mesdames, quels sont vos futurs désirables ? 

BL : A titre personnel, j’aimerais finir d’écrire un livre sur la transformation sur lequel je travaille depuis longtemps. Mon futur désirable, c’est aussi que l’on parvienne à trouver la juste place de l’activisme, car si certaines actions radicales sont justifiées, il faut faire attention à ce que cela ne fasse pas éclater la société et ne freine les logiques de co-construction. Ce qui ne veut pas dire que nos ambitions ne doivent pas être extrêmes !

Enfin, je souhaite que l’on retrouve l’enthousiasme des grandes transformations, qu’on ne les subisse pas. Notre époque est comparable aux grandes explorations du 16ème siècle : nous cherchons et nous trouvons des réponses que l’on ne cherchait pas. L’avenir sera difficile, probablement, mais il ne sera pas noir, à condition que tous ensemble, nous prenions à bras le corps les propositions du Grand Défi. 

SS : C’est déjà de réussir à ne pas créer un clivage entre les urbains et les ruraux,  entre les jeunes et les vieux. Que l’on arrive à avancer ensemble en regardant avec honnêteté les difficultés, que l’on voie ce que nous apportent ces changements plutôt que ce que cela nous enlève. 

Un futur désirable, c’est un futur où l’on aurait ringardisé certaines pratiques, où il deviendrait évident de se déplacer en transports en commun. Ce serait un futur dans lequel on aurait les infrastructures pour le faire, dans lequel on aurait une offre alimentaire qui permette de diminuer significativement notre part de protéines animales, dans lequel on aurait protégé les population les plus vulnérables, car ce sont celles qui ont le moins d’informations et qui sont le moins émettrices. Il est réellement fondamental de rechercher une équité sociale et l’accompagnement de l’ensemble des populations.

Cette semaine, avec Yannig Raffenel, fondateur de Blended Learning, du Learning Show et président d’Edtech France, nous faisons le point sur les apports et les limites de l’innovation technologique sur nos façons d’apprendre.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis slasheur donc j’ai beaucoup de casquettes différentes et complémentaires. Toutes ont à voir avec l’usage des outils sociaux-éducatifs et technologiques et avec la formation.

Aujourd’hui, je suis à la tête d’une société de conseil qui s’appelle Blended Learning, et qui fait de l’accompagnement à la stratégie de digital learning pour les organisations.

Parallèlement, je donne 50 à 70% de mon temps en bénévolat puisque je suis le fondateur et président du Learning Show depuis 6 ans, administrateur de 3 hubs Edtech régionaux, puis président de Edtech France qui regroupe toutes les entreprises qui travaillent dans le monde de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la formation professionnelle.

En quoi l’usage des technologies a-t-il bouleversé le secteur de l’éducation et les manières d’apprendre ?

Il paraît avant tout essentiel de préciser que c’est bien l’usage des technologies et non pas la technologie en tant que telle qui a bouleversé les choses. La technologie n’a aucun sens si elle n’est pas au service des usages.

Bien sûr, l’une des plus grosses modifications, mais qui n’est pas nouvelle, c’est la possibilité de se former à distance et donc de lutter contre les déplacements et autres contraintes liées au temps. Là où les choses bougent en ce moment, c’est quand ces technologies sont le support de pratiques pédagogiques innovantes. Ces pratiques technologiques sont fondamentales.

Ce qui est intéressant, c’est de voir combien des concepts qui ont plus de cent ans, comme l’auto formation, la formation par les pairs ou le développement de l’intelligence collective, se trouvent boostés par l’usage des outils technologiques.

Quels sont les apports du digital pour le secteur de l’éducation ?

Les aspects transformateurs et innovants sont, d’un côté, l’arrivée de l’intelligence artificielle, pour peu qu’elle soit couplée aux recherches en sciences cognitives (apprendre à apprendre, renforcement mémoriel par exemple), et d’un autre côté, tout ce qui est apporté par la réalité augmentée et qui permet d’apprendre par les sens, au travers de la simulation et de l’immersion.

L’intelligence artificielle permet également à l’enseignant de mettre les élèves en situation de pratiques auto-formatives, pour pouvoir être plus disponible pour accompagner ceux qui en ont davantage besoin.

Tout cela est valable aussi bien sur l’éducation que sur la formation professionnelle. À l’exception près que l’on ne peut pas utiliser de réalité augmentée en dessous de 11 ou 12 ans.

À l’inverse, quelles sont les limites pour les apprenants et ceux qui font apprendre ?

Tous ces outils n’ont rien de magique : les acheter sans renforcer l’accompagnement humain, ça ne marche pas. Ces outils ne fonctionnent que si des ressources humaines d’accompagnement sont mises en place. C’est fondamental car seulement 5 à 6% de la population est équipée pour apprendre seule.

Autrement, il faut faire attention à ne pas créer de la ségrégation entre ceux pour qui l’accès est simple et ceux qui n’ont pas l’accès matériel ou ont des difficultés, (problèmes comme l’illectronisme). En revanche, les solutions importées par le digital sont très performantes et permettent l’inclusion de personnes neuro atypiques par exemple.

Enfin, il faut aussi prendre en compte l’importance de la low tech, qui nécessite d’être développée. Il faut savoir aller explorer dans la frugalité pour pouvoir déployer l’Edtech pour le plus grand nombre. À titre d’exemple, on travaille beaucoup avec le continent Africain, qui a une réelle expertise en low tech, et qui réussit à déployer des dispositifs qui s’adaptent totalement aux outils que les utilisateurs ont déjà dans les mains (les téléphones par exemple, sans être dernier cri).

Un autre chamboulement est celui de l’intelligence artificielle, notamment avec l’ascension de ChatGPT ces derniers mois. En quoi cela vient faciliter, ou perturber, les avancées en matière d’innovation pédagogique ?

Cela permet de réinventer quelque chose de fondamental : le savoir est partout, et le rôle d’un enseignant n’est pas tant de transmettre du savoir que d’accompagner et faire développer la compétence.

Par essence, toutes les ressources produites avec de l’IA, vont permettre aux enseignants d’avoir du temps dégagé pour se recentrer sur leur valeur ajoutée forte.

L’avenir de l’apprentissage réside-t-il selon vous dans le “tout digital” ou dans une combinaison “physique/ digital” ?

En aucun cas nous ne pouvons continuer à poursuivre cette vision du monde du tout digital. La question n’est plus de savoir ce qui est “mieux” entre présentiel et distanciel, entre humain et numérique, mais de comprendre comment construire des dispositifs qui vont prendre le meilleur de chacun des modes en les mixant.

Si la technologie, l’intelligence artificielle ou la réalité virtuelle sont devenues incontournables, que faire pour s’assurer que ces innovations soient inclusives et intègrent aussi ceux qui n’ont pas l’accès matériel ou fonctionnel à ces outils ?

C’est en effet un vrai défi et les biais sont là en permanence. Je reviens de Guyane ou de Mayotte, qui sont pourtant des départements français : si on pouvait au moins avoir du courant et du wifi… ça serait bien.

Ces approches technologiques ne sont pas inclusives par définition. C’est donc la responsabilité des collectivités et de l’État de mettre en place les moyens pour les répandre, grâce au développement de tiers lieux par exemple. Les concepteurs doivent aussi matérialiser tous les moyens pour permettre une transversalité des ressources. C’est-à-dire que lorsque l’on conçoit un outil, il doit pouvoir être utilisable aussi bien sur téléphone que sur ordinateur. Dans la réalité virtuelle, il y a de plus en plus de “full web” qui va simuler l’immersion, sans avoir besoin de casque.

Finalement, il faut s’ouvrir aux contraintes des utilisateurs et apprenants.

Quelle peut-être la place des technologies pour diffuser les compétences et connaissances clés de la transition environnementale et sociale ?

Aujourd’hui, il est essentiel pour les formateurs et les enseignants de ne surtout pas produire de contenu. Il faut se mettre dans une posture particulière et se dire : ce pourquoi j’aimerais créer un contenu, existe probablement déjà. Faisons du benchmark, arrêtons de produire alors que les ressources existent déjà, centrons notre plus value pédagogique dans l’utilisation des ressources qui existent déjà en inventant les activités pédagogiques. Il en est de l’ordre de la responsabilité environnementale.

Cela nécessite en revanche la mise en place d’un cadre légal pour réguler, simplifier les déclarations et indexer les ressources utilisées et produites pour éviter le vol, grâce à un guichet unique par exemple

Justement, selon vous, peut-on conjuguer digital et sobriété ?

Oui à condition de ne pas aller dans les fantasmes du metavers. Oui à condition d’aller dans ces logiques de low tech et de ne pas consommer de la bande passante à l’extrême. De la même manière qu’il faut se recentrer sur la plus-value pédagogique, il faut questionner notre capacité à mesurer l’impact et à juger l’intérêt des médiums utilisés.

Et enfin, vos futurs désirables, Yannig ?

Mes futurs désirables, c’est justement d’aller vers un monde dans lequel chacun peut avoir un véritable accès à des ressources. C’est aussi un monde dans lequel on investit un maximum au niveau des tiers lieux : des espaces dans lesquels on pourrait développer de l’éducation populaire, dans lesquels on mélange de la culture, de l’échange de pratiques, des relations sociales entre les personnes.

Le digital doit servir à rapprocher les gens, quand il sert à les éloigner, on est à l’inverse du monde que je désire.

Si le dérèglement climatique est perçu à travers des événements extrêmes fortement médiatisés, l’effondrement de la biodiversité avance encore à bas bruit. 

La nature décline pourtant à un rythme effrayant et nos modes de vies détruisent irrémédiablement le monde sauvage qui nous côtoie encore. 

En France, selon un rapport de 2018, la population des oiseaux des villes et des champs a décliné de 30 % en trente ans. En Europe, sur la même période, les populations d’insectes ont chuté de près de 80%, selon une étude internationale publiée par la revue PLoS One. Enfin, à l’échelle du globe, l’Indice Planète Vivante révèle que 68 % des populations de vertébrés ont disparu en moins de cinquante ans.

Arrêtons-nous là, les chiffres sont désormais connus de tous. Le constat est expertisé, les voyants sont au rouge et attestent d’une sixième extinction des espèces, dépassant les précédentes par son rythme effréné. Les causes sont connues, elles-aussi, du changement d’affectation des sols au dérèglement climatique, de la pollution à la surexploitation des milieux naturels. Elles pointent irrémédiablement du doigt l’Homme et son modèle de développement.

Pourtant, le système résiste et se nourrit toujours des mêmes indicateurs productivistes et prédateurs, des mêmes modèles mortifères. 

Le cercle de l’inaction perdure, engendré par la frilosité des acteurs économiques, la crainte des décideurs politiques et l’attentisme, parfois, des consommateurs. Les freins au changement sont immenses, les avancées restreintes, lorsque l’état d’urgence devrait nous éloigner des demi-mesures. 

“Il s’agit aujourd’hui d’agir vite et de façon beaucoup plus radicale, à tous les niveaux de la société”

 

Il s’agit aujourd’hui d’agir vite et de façon beaucoup plus radicale, à tous les niveaux de la société, pour transformer cette spirale de l’inaction en vortex de la régénération. La survie de la biodiversité et accessoirement de l’espèce humaine en dépend.

Les entreprises, au cœur de la problématique, détiennent une grande partie des clés. Aucun résultat substantiel ne sera atteint sans un changement profond de leurs modèles d’affaires et de leur gouvernance. Elles doivent pour cela mieux comprendre leurs dépendances et leur impact sur le vivant et inventer un nouveau modèle régénératif, parfois synonyme de renoncements. 

“Cette mutation sera d’autant plus facile à accepter que la destruction de la planète programme, à court ou moyen termes, leur propre disparition”

 

Cette mutation sera d’autant plus facile à accepter que la destruction de la planète programme, à court ou moyen termes, leur propre disparition.

La tâche est d’ampleur, n’en doutons pas, mais n’est-il pas réjouissant pour les salariés et dirigeants de contribuer, au sein même de l’entreprise, à la protection et à la régénération du vivant ? 

Pour volontaristes qu’elles soient, les entreprises n’y arriveront pas seules. Le rôle du politique est lui aussi primordial. Il doit construire le cadre, faire émerger les justes incitations et produire les nouvelles réglementations permettant au monde économique de se mettre en mouvement. 

Elles seront aussi aiguillonnées par des citoyens de plus en plus conscients dont les modes de vie n’auront de cesse d’évoluer.

Cette transformation passera par une reconnexion de chacune et chacun d’entre nous au vivant, lorsque notre monde moderne nous en a coupé. Notre sensibilité retrouvée au monde animal et végétal nous poussera à agir, dans notre sphère personnelle ou professionnelle.

C’est bien le message du dernier rapport de l’IPBES, qui nous enjoint à reconsidérer les valeurs de la nature contre le profit à court terme.

Gardons espoir donc, car les écosystèmes marins ou terrestres ont la capacité de se régénérer. Gardons espoir aussi, car la nature est une cause sensible capable d’accélérer notre mobilisation. 

Si nous souhaitons que les générations futures connaissent le chant des mésanges, la beauté d’un ruisseau et toutes les émotions que génère la nature, c’est aujourd’hui qu’il faut agir, avec détermination et radicalité.

Jérôme Cohen

Tribune parue dans Les Échos le 2 décembre 2022

Cette semaine, nous revenons sur plusieurs concepts, souvent abordés dans le secteur de la transformation environnementale et sociale : limites planétaires, jour du dépassement, Théorie du Donut… Le point avec Jérôme Cohen, Président fondateur d’ENGAGE.

Peux-tu tout d’abord présenter succinctement la raison d’être d’ENGAGE, sa mission et ses activités ?

ENGAGE a pour mission de lutter contre le manque d’action significative des personnes et des organisations pour opérer une bascule écologique. C’est ainsi que nous définissons notre raison d’être. Nous voulons permettre aux citoyens et aux organisations de se saisir des grands défis environnementaux et sociaux, car comme tu le sais, les enjeux environnementaux et sociaux sont intimement liés.

Pour cela, notre métier consiste à créer les programmes et les outils d’engagement collectif : le Mooc Biodiversité ou l’atelier Mission Biodiversité, par exemple, pour construire une société prospère, participative et écologique.

Cela résonne avec la notion des limites planétaires, dont nous entendons de plus en plus parler. Peux-tu nous les expliciter ?

Il y a en effet 9 limites planétaires *. Certaines, comme le dérèglement climatique, la crise de la biodiversité ou l’acidification des océans sont déjà dépassées. Cela signifie que, sur ces dimensions, nous puisons profondément dans nos ressources, qui n’ont pas le temps de se reconstituer. On peut relier cette analyse avec le jour du dépassement.

*voir l’article qui y est consacré dans cette ActionLetter ici

Six de ces neuf limites sont déjà dépassées ou sur le point d’être dépassées, n’est-ce pas trop tard ? Peut-on encore agir lorsque l’on voit l’état de nos écosystèmes ?

Non, il n’est jamais trop tard pour agir. Prenons l’exemple concret de l’une de ces limites, l’appauvrissement de la couche d’ozone atmosphérique. Cette limite était dépassée mais suite aux accords de Montréal, nous sommes repassés en dessous. Cela montre qu’en agissant à une échelle mondiale et coordonnée, il est possible d’inverser des tendances et rapidement de surcroît.
Prenons un autre exemple, celui du climat. La limite est certes dépassée, mais tous les efforts et toutes les réductions d’émissions sont fondamentales car vivre dans un monde à 2 ou 2,5 degrés n’a pas la même signification pour la planète et donc pour les Hommes.

Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer.

Cette notion est de plus en plus reliée à celle d’économie ou d’entreprise régénérative, pourquoi ?

L’impact des entreprises est massif. Un rapport du Shift Project estimait l’impact des entreprises sur les questions climatiques (mais on peut l’élargir à l’impact environnemental) à 70% de l’impact global. Cela veut évidemment dire que la contribution des entreprises dans la transition est absolument fondamentale. Il est donc de notre responsabilité d’inventer une nouvelle économie, un nouveau modèle qui, au lieu de détruire nos écosystèmes, les protège voire participe à leur régénération.

L’entreprise régénérative permet de passer d’une logique d’extraction et d’épuisement à un modèle qui se met au service du vivant, dans toutes ses acceptions.
Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer. On parle ici de protection du capital naturel donc, mais aussi du capital humain. Nous pourrions parler d’économie du bien-être ou du soin, appliquée à la nature, au vivant et à l’Homme (dont il fait partie).

Cela implique des transformations majeures pour l’entreprise, lesquelles ?

Oui, bien sûr. Personne ne dit que cette transformation massive sera simple. Mais la transition sera difficile pour tous les acteurs, particuliers comme organisations.
Si l’on reprend chacun des principes un par un :

  • Décarboner, cela veut dire favoriser la circularité et l’éco-conception, favoriser l’usage et la fonctionnalité puis arbitrer, rediriger ses activités (on peut prendre l’exemple des stations de ski).
  • Restaurer, cela veut dire restaurer les puits de carbone, les écosystèmes, ce que l’on pourrait aussi appeler les communs.
  • Protéger, nous parlons encore des écosystèmes, des communs, mais cela veut dire aussi prendre soin des Hommes, de leurs conditions de vie, qu’ils soient des consommateurs, des salariés directs ou chez nos fournisseurs en assurant une juste rétribution et un sens à leur travail.
  • Enfin coopérer s’applique à notre relation au vivant mais aussi favoriser au sein ou à l’extérieur de l’entreprise des modes collaboratifs, participatifs.

On voit donc que l’entreprise régénérative touche autant la nature que l’Homme et implique des transformations dans ses activités mais aussi dans sa gouvernance.

Dernier point peut-être, cela nécessite un accompagnement fort des pouvoirs publics et un changement des pratiques des citoyens-consommateurs.

L’économiste Kate Raworth a formalisé la Théorie du Donut, un outil permettant de visualiser les limites écologiques et sociales à ne pas dépasser pour conserver un développement économique inclusif et durable. Cet outil représente-t-il une première brique sur laquelle les entreprises pourraient s’appuyer ?

Absolument, c’est l’un des outils pouvant être utilisé puisqu’il intègre ces notions. Il nous invite à faire se rejoindre la notions de limites planétaires et les besoins fondamentaux de chaque personne. La partie verte symbolise l’espace dans lequel doivent vivre les 8 milliards d’habitants de la planète entre le plafond et le plancher.


D’ailleurs, cette théorie ne s’applique pas seulement aux entreprises mais aussi à d’autres types de systèmes et d’organisations comme les villes. Amsterdam a, par exemple, fondé sa stratégie de développement sur cette théorie à horizon 2050 avec de nombreuses applications, sur l’immobilier par exemple. Comment établir une stratégie habitat, respectueuse de l’environnement (stratégie émission 0 en 2050) et capable de loger tous les habitants dans des conditions descente, pour l’exprimer simplement.

Voir ici un article d’Oxfam sur la Théorie du Donut.

Dans une récente interview, tu insistais sur la nécessité de repenser, individuellement et collectivement, notre rapport au vivant. Qu’entends-tu par là ?

Je pense simplement que rien de tout cela ne pourra être mis en place sans repenser notre place, sans repenser notre rapport au vivant, sans repenser notre système de valeurs, même si ce mot est bien sûr à prendre avec des pincettes. Cela nécessite de revoir notre éducation, dès le plus jeune âge, notre système de représentation. Lorsque l’on pense qu’un enfant américain peut reconnaître et nommer en moyenne trois essences d’arbre de sa région et cinq cents marques (je n’ai pas les chiffres pour la France ou l’Europe), on peut estimer le chemin à parcourir.
L’Homme fait partie du vivant, nous avons eu tendance à l’oublier et à nous considérer comme surpuissant, prédominant…le retour de bâton est violent.

Et enfin, Jérôme, quels sont tes futurs désirables ?

Je crois qu’il faut d’abord se reposer les questions premières. Pourquoi sommes-nous sur terre ? Quel est notre essentiel ? Ce sont certainement des évidences mais il me paraît utile de les rappeler.
Je pense qu’il faut retisser un lien perdu, fondamental.
Je rêve finalement de futurs ou de présents désirables dans lesquels nos enfants pourront encore s’émerveiller du chant d’un rossignol, de la beauté d’un paysage montagneux ou d’un été dans les champs.

 

Retrouvez également ici le Live Linkedin de Jérôme Cohen sur l’entreprise régénérative.

Catherine Brennan et Héloïse Belmont travaillent pour le cabinet de recrutement Birdeo, fondé par Caroline Renoux. Elles proposent à travers cet interview, de mieux comprendre les enjeux de l’emploi dans le secteur de la transition environnementale et sociale.

Pouvez-vous vous présenter ?

CB :  Je suis directrice des opérations chez Birdeo depuis 4 ans. Je suis responsable de la qualité et de la rapidité d’exécution. Mes missions au quotidien consistent à assurer le bon déroulement des missions que nous transmettent nos clients, afin qu’elles soient effectuées dans l’intérêt des clients et des candidats. J’ai commencé ma carrière dans des secteurs et métiers complètement différents (tech et e-commerce). D’ailleurs, j’aurais pu participer au Programme Transformation d’ENGAGE

HB : Je suis responsable communication et marketing chez Birdeo depuis 3 ans. J’y gère tous les aspects de la communication : partenariats, événementiel, com interne, relations presse…

Que fait Birdeo ? 

CB : Birdeo intervient à différents niveaux. 

Nous avons un métier de chasse de tête auprès d’organisations classiques qui cherchent à recruter des profils experts sur les enjeux de transition. Nous accompagnons également des organisations avec un ADN “durabilité”, qui souhaitent recruter sur des postes plus classiques (directeur marketing, directeur des ventes, directeur général…). 

L’entité People4Impact by Birdeo place des experts indépendants pour des missions spécifiques, ponctuelles ou à court terme.

Enfin, nous intervenons sur des missions de conseil RH, notamment sur des politiques de rémunération, d’aide à la prise de poste ou de montée en compétences des collaborateurs. 

Quelle est pour vous la définition d’un “emploi à impact positif” ? 

CB : Ce sont des métiers qui permettent à l’entreprise de s’engager sur la voie de la durabilité et qui par essence, ont un impact positif sur les questions sociales et environnementales. Les professionnels du secteur sont également capables de diagnostiquer les impacts négatifs de l’entreprise et d’agir pour les réduire, ils font avancer l’entreprise vers une transformation durable de leur business. 

La crise du Covid 19 a révélé que de nombreux Français ne sont pas épanouis dans leur vie professionnelle, selon vous, quelles en sont les causes ?

CB : En effet, certains professionnels ne trouvent pas d’impact dans les actions qu’ils mènent au quotidien, ils sont en désaccord entre leurs propres valeurs et ce que porte concrètement au quotidien leur entreprise. Ils sont également en dissonance avec les produits et services vendus par leurs entreprises. 

Pourtant, les emplois à impact positif peinent à trouver des candidats, pourquoi ?

CB : Il y a une forme d’inadéquation entre le besoin et le nombre de personnes formées pour travailler sur ces sujets. Les emplois à impact traitent de thématiques très techniques, sur lesquelles il est impossible d’improviser. À titre d’exemple : quand vous faites du reporting extra financier, il faut savoir répondre à des codes extrêmement précis. 

Les feuilles de route données par les entreprises, pas seulement celles du CAC 40, sont aujourd’hui plus ambitieuses. Tout naturellement, de nouveaux besoins sont apparus à tous les niveaux : postes transverses (CSR Manager, Développement RSE), postes techniques, métiers à double casquettes…

Une autre raison est que les personnes formées et déjà en poste sont généralement très satisfaites de leur poste. Il y a donc un réel besoin d’agrandir le vivier de candidats, mais tout cela est enthousiasmant et va dans la bonne direction !  

Selon une étude menée par Dell et l’Institut pour le futur, 85% des métiers de 2030 n’existent pas encore. Quels seront ces métiers ? Dans quels secteurs particuliers ?

CB : Chez Birdeo, nous menons une étude en interne tous les ans. Nous avons besoin d’anticiper les besoins des entreprises sur du moyen ou long terme. (Vous pouvez retrouver les publications ICI )

Si je devais citer 5 métiers et thématiques : 

  • Les métiers du secteur financier, notamment des postes de directeur financier/extra financier 
  • Les sujets autour de la data à destination du développement durable. Ici, les candidats devront être en capacité de collecter, analyser, restituer…
  • Les sujets de la biodiversité : maintenant que les enjeux de dépendances et d’impact sur le vivant commencent à se mesurer, de nouveaux métiers vont se développer autour de l’économie régénérative
  • Les métiers autour de l’énergie vont se décliner de nombreuses manières : la fin des voitures thermiques en 2035 par exemple
  • Les métiers autour de l’humain : Le travail à distance et la digitalisation, accélérés par la Covid, auront des conséquences. Les secteurs de la QVT, du bien être au travail, des sujets d’éco-anxiété vont exiger de nouvelles compétences. 

Quelles sont, selon, vous les compétences et connaissances nécessaires pour participer à la transformation sociale et environnementale des entreprises ?

CB : Il faut avant tout un socle de savoirs être, le reste s’apprend si l’on est motivé.

Travailler à la transformation des entreprises nécessite une énorme appétence pour ces sujets. Cela se traduit par une culture générale et la connaissance d’un vocabulaire particulier. Il faut vraiment faire un effort de curiosité, car ce sont des sujets loin d’être normés et posés. 

Il est également important d’avoir une certaine capacité à embarquer, de faire preuve de beaucoup de pédagogie, de ténacité, il faut aimer profondément l’humain. Pour nous, les bons candidats sont engagés mais pas militants. Ils doivent avoir envie de changer les choses bien sûr, mais la transition nécessite de la patience et de la conciliation…

HB : L’humilité me paraît également essentielle, car on travaille sur quelque chose qui est plus grand que soi. 

Quels seraient les trois grands conseils que vous donneriez à de nouveaux professionnels de la transition ?

CB : Bien sûr, chaque parcours est unique mais, je pense qu’il faut premièrement se poser les bonnes questions : “si j’avais une baguette magique, quel serait mon job idéal ?”. On peut aussi se rapprocher d’un professionnel qui évolue dans ce secteur pour se confronter à la réalité du terrain. 

Il faut également se donner du temps : le switch ne se fait pas du jour au lendemain. Comprendre les enjeux de durabilité nécessite beaucoup de rencontres, de lectures : pour cela, ne pas oublier de reconstruire son réseau et de capitaliser sur les compétences déjà acquises lors d’une première partie de carrière.

Enfin, il me paraît primordial de s’assurer que son niveau d’anglais est bon, la transition est un sujet qui va au-delà des frontières physiques.

Et enfin… à quoi ressemblent vos futurs désirables ?

CB : Je rêve d’un monde sans voitures, plus juste socialement. Je pense que l’on pourra y arriver seulement si on embarque tout le monde, il y a donc un vrai sujet de redistribution. Dans mon futur désirable, mes enfants et petits enfants peuvent vivre sur une planète qui offrent les mêmes opportunités qu’à la génération précédente. 

HB : Les entreprises ont leur rôle à jouer, les sujets de transformation doivent donc être pris au plus haut niveau de décision, dans tous les secteurs. Je crois en la capacité de l’humain à mener le changement ! Je pense qu’il ne faut pas oublier la biodiversité, de plus en plus d’espèces disparaissent, c’est un vrai sujet pour moi. Enfin, bien que le digital nous aide dans la transition, il faut revoir l’utilisation que nous en faisons.

Virginie Raisson-Victor  et Jérôme Cohen sont co-fondateurs et porte-paroles du Grand Défi des entreprises pour la Planète.

Records de chaleurs, sécheresse chronique, épuisement des minerais, dépassement des limites planétaires mais aussi crise énergétique européenne, ruptures des chaînes de valeur, flambée des prix céréaliers, retour de l’inflation : il n’est désormais plus de doute possible sur le lien qui associe dans une même crise systémique notre modèle de développement, la dégradation de la planète et l’épuisement des ressources naturelles. Plus de doute non plus sur la nécessité et l’urgence de réconcilier l’économie avec les écosystèmes planétaires, l’intérêt général, le temps long et nos territoires.

Pour y parvenir, la planification écologique constitue certainement un levier utile et nécessaire si, toutefois, elle peut s’appuyer sur une détermination gouvernementale à la mesure de l’urgence de la situation et disposer de moyens ajustés à la complexité du défi à relever. Car face à la sécheresse, à la dégradation de la qualité de l’eau, au recul des sols naturels, au risque épidémique accru, à l’érosion côtière, à la vulnérabilité des infrastructures ou à la morbidité environnementale, il n’est plus de demi-mesure qui puisse suffire. Au contraire, la gravité de la crise écologique et ses premiers impacts invitent le gouvernement à porter très haut l’ambition nationale, au risque sinon que les coûts économiques, sanitaires et sociaux de l’inaction deviennent bien supérieurs à ceux du changement.

Puisse donc aussi la planification permettre aux acteurs économiques, aux dirigeants d’entreprises et aux responsables des collectivités, de ne plus avoir à opérer seuls des arbitrages qui, en opposant le bien commun à la performance économique ou électorale, ralentissent la transition. Comment espérer sinon que les entreprises engagent les investissements et changements nécessaires à leur transition écologique tout en préservant leur compétitivité économique ? Comment penser qu’un élu puisse politiquement survivre aux contraintes que la crise environnementale l’engage à mettre en œuvre s’il est seul à les porter sur son territoire ?

Ainsi, le constat s’impose aussi que la planification écologique ne pourra permettre de relever le défi du climat et de la biodiversité qu’à la condition de faire émerger, au même moment, un nouveau modèle de prospérité économique qui permette de concilier le développement humain et celui des entreprises sans préempter l’environnement et ses ressources. À défaut, le problème persistera de ne pas pouvoir soustraire les enjeux écologiques aux intérêts particuliers en compromettant, ce faisant, l’avenir des jeunes générations. Pour leur part d’ailleurs, celles-ci ne transigent plus. Par leur « désertion », leur rébellion, ou tout simplement leurs conditions à l’embauche, elles sont de plus en plus nombreuses à exiger que les valeurs sociales et environnementales soient replacées au cœur des modèles d’affaire et entrepreneuriaux. Elles sont loin d’être les seules…

Voilà déjà quelques années en effet que les initiatives se multiplient, qui traduisent ensemble la prise de conscience, la demande accrue d’amorcer la transition ainsi que l’offre d’intelligence et d’engagement pour l’organiser et la déployer… Réseaux d’entreprises, mouvements étudiants, associations, organismes professionnels, institutions dédiées, territoires, syndicats, collectifs : de toutes parts, les idées jaillissent, les solutions s’inventent et les plans s’élaborent. Ensemble, ils signent la force et l’ampleur du mouvement sur lequel le gouvernement peut compter pour porter son ambition écologique, à condition toutefois qu’il concède à en partager l’élaboration. Car le passage d’un modèle de développement à un autre ne peut pas seulement procéder de l’injonction descendante des politiques publiques et autres contraintes réglementaires. Pour réussir, il suppose que l’ensemble des parties prenantes concernées s’accordent sur l’ambition commune dont ils doivent être les co-entrepreneurs.

La question devient alors celle du processus à mettre en place pour capitaliser l’effervescence participative et la convertir en consensus démocratique. Sans doute était-ce l’intention du Grand Débat National, puis de la Convention citoyenne qui, de fait, ont montré qu’en offrant à chacun de contribuer et en s’appuyant sur l’intelligence collective, il est possible de fédérer la diversité autour d’un objectif commun, de libérer l’inventivité, de faciliter l’inclusion et même de gérer la complexité. Cependant, les deux initiatives présidentielles ont aussi enseigné qu’en dissociant les citoyens des forces vives de l’économie, il n’était pas possible d’emporter l’adhésion de ces dernières ni d’échapper aux intérêts sectoriels. Autrement dit, pour être politiquement légitime et socialement acceptable, la planification écologique doit permettre à tous les acteurs qu’elle concerne d’inventer ensemble le modèle qu’elle sert pour mieux le mettre en œuvre.

Dans un contexte où le niveau global d’incertitude est à la mesure des efforts de transition et d’adaptation à consentir, il ne sera donc possible d’entreprendre de transition écologique efficace qu’à la condition d’un consensus préalable des acteurs économiques. Or si la voie est étroite et délicate, des propositions existent, qui étendent le processus démocratique aux entreprises et à leurs écosystèmes pour les faire converger vers une ambition commune. Le Grand Défi des entreprises pour la planète est de celles-là. Puisse donc le chef de l’État et le gouvernement se saisir de ces initiatives et de l’énergie qu’elles portent pour faire de la planification écologique une démarche systémique, ambitieuse, ajustée, inclusive et consentie. Car là se trouve certainement la clé de sa réussite, et nous n’avons désormais plus le temps d’un échec.

Pour en savoir plus sur le Grand Défi : www.legranddefi.org
Ce texte est une tribune parue dans le journal Les Echos en septembre 2022

Quentin Thomas travaille sur les sujets d’économie, d’entreprise et de biodiversité chez ENGAGE. Il coordonne depuis deux ans le défi citoyen ‘replacer l’économie au service du vivant’

 

Peuxtu te présenter

J’ai rejoint ENGAGE il y a deux ans en tant que chargé de projet sur le défi biodiversité après une formation en entrepreneuriat. Ce défi venait d’être lancé. Il s’adressait à la société civile pour mobiliser ses différents acteurs sur les relations entre biodiversité et économie. Désormais, je suis en charge des questions de biodiversité dans toutes nos activités et du développement des défis citoyens que nous portons.

‘La biodiversité est mise ponctuellement en avant lors des grands sommets,
mais nous sommes loin du compte.’

 

Pourquoi ENGAGE atelle choisi cette thématique de la biodiversité ?

Nous interrogeons notre communauté sur les thématiques qu’elle juge prioritaires. La biodiversité est encore insuffisamment traitée par les médias et les entreprises, il nous est apparu important de nous en emparer. Elle est mise en avant ponctuellement au moment des grands sommets comme les COP – la COP15, en Chine reportée 2 fois – et le congrès mondial de la nature de l’UICN qui s’est tenu à Marseille en 2022. Mais nous sommes loin du compte.

 

Comment traitezvous concrètement cet enjeu

Avec notre ONG au travers du défi Biodiversité. Nous avons initié un parcours citoyen fait de conférences, d’ateliers d’intelligence collective qui a fait émerger deux projets principaux. Nous avons créé un parcours expérimental d’accompagnement pour transformer quatre PME en pionnière de la biodiversité. Celles-ci n’ont pas les moyens de se former ou d’avoir en leur sein un écologue ou des consultants dédiés. Elles constituaient donc, à nos yeux, une audience prioritaire.

Nous avons ensuite décidé de créer un MOOC – Massive Online Open Classes – gratuit donc et ouvert à tous, pour permettre aux citoyens et aux salariés de bien comprendre et de s’approprier les enjeux de biodiversité, leur interaction avec le monde économique, puis de se mettre en action, dans leur sphère privée ou professionnelle. Il sortira en septembre.

Nous avons également lancé plus récemment deux programmes. Le premier s’adresse à tous les salariés pour les ouvrir à cet enjeu, les sensibiliser et leur donner les premières clefs de compréhension. Le deuxième, plus dense, vise en priorité les acteurs de l’entreprise qui veulent acquérir une compréhension plus en profondeur et réfléchir concrètement aux transformations qu’ils souhaitent initier ou mener au sein de leur entreprise.

 

‘Le MOOC a notamment pour vocation de contextualiser les enjeux de l’anthropocène, d’expliquer les causes de son érosion mais surtout de donner des clefs pour agir.’

 

Un petit focus sur le Mooc Biodiversité, quels en sont les grands axes ?  

Il se compose de quatre parties. La première a pour vocation de vulgariser les concepts liés à la biodiversité, de contextualiser ces enjeux dans l’anthropocène, d’expliquer les causes de son érosion.  La seconde est dédiée aux citoyens pour leur permettre de repenser leur rapport au vivant et de passer à l’action, collectivement ou individuellement, à leur échelle pour préserver le vivant. La troisième porte sur les liens entre l’économie, l’entreprise et la biodiversité autour de la question « comment replacer l’économie au service du vivant ? ».
La dernière enfin, est dédiée aux leviers que les salariés peuvent activer dans leur entreprise en fonction de leur métier et de leur position, pour amener ces enjeux de biodiversité au cœur des préoccupations de l’entreprise.

 

Et les mardis de la biodiversité by ENGAGE, comment ces événements sarticulenttils ? 

C’est tout un cycle que nous ouvrons. Le 31 mai prochain nous lancerons les mardis de la biodiversité. Ils prendront la forme d’ateliers de 3 heures, à ENGAGE city. Ouverts au grand public, ils permettront d’initier les participants aux enjeux de la biodiversité dans l’économie et l’entreprise. Une conférence sera aussi donnée fin juin, l’occasion de découvrir plus en détail le MOOC, ses intervenants et de mettre le vivant à l’honneur ! Nous tiendrons aussi des conférences dans une galerie d’art, partenaire, qui justement fait le lien entre ces sujets environnementaux et sociaux et la création artistique. Nous tenons à cette dimension sensible chez ENGAGE et plus particulièrement peut-être sur cette thématique du vivant.

 

Et enfin, question rituelle, cher Quentin, tes futurs désirables ?

Mon futur désirable est un futur émancipé de l’instantanéité, dans lequel nous sommes maître de notre attention et avons le temps de l’accorder à ce qui nous importe. Cela me semble indispensable pour relever nos défis environnementaux et sociaux, qui relèvent d’enjeux complexes et de long-terme.

Pour en savoir plus sur le défi biodiversité : https://www.engage-defi-biodiversite.com/

Interview réalisée par Justine Villain

Valérie Brisac est directrice exécutive du Grand Défi des entreprises pour la planète. Après des expériences dans le marketing et le conseil, elle a choisi de se consacrer pleinement à la transition écologique. 

 

Bonjour Valérie, peux-tu te présenter ?

Je suis Valérie Brisac, directrice exécutive du Grand Défi. J’ai accédé à ce poste en décembre 2021 après avoir été bénévole pour le projet dès son lancement. Il y a deux ans, j’ai décidé de réorienter ma carrière pour me dédier à 100 % aux questions de transition et accompagner les entreprises à faire évoluer leur stratégie.

Dans ce cadre, je me suis inspirée, formée et renseignée sur tous les acteurs dans cette mouvance. J’ai découvert ENGAGE grâce aux différentes conférences et lives dont j’aimais l’approche originale et intellectuellement exigeante. Puis naturellement, j’ai vu l’appel lancé a de potentiels bénévoles pour le Grand Défi. Cela correspondait à 100 % à ce que je voulais faire, à mon « why ». Je suis intimement persuadée que l’entreprise peut être au service d’un projet sociétal qui dépasse purement le cadre des affaires classiques. Le projet du Grand Défi correspond à la vision que j’ai de l’entreprise et de ce qu’elle doit être demain.

 

Qu’est-ce que le Grand Défi ?

C’est une initiative innovante et originale qui a pour objectif de donner la parole aux entreprises pour qu’elles s’expriment elles-mêmes sur leur destin écologique. Le but étant qu’elles puissent identifier leurs besoins et tous les éléments endogènes et exogènes pour accélérer leur transition écologique. Par définition l’entreprise est le fruit d’une initiative privée, elle échappe donc souvent au débat démocratique organisé. Le Grand Défi leur donne la parole et se veut représentatif : nous veillons à avoir des entreprises de toutes tailles, de tous secteurs et dans toutes régions et à ne pas avoir de prismes quels qu’ils soient.

L’initiative vise aussi à catalyser les énergies qui existent déjà sur ces sujets. Nous souhaitons aussi mettre autour de la table les forces vives qui ont déjà une idée sur la question, je pense notamment à l’ADEME, WWF, C3D ou au mouvement Impact France, par exemple. Ils ont une vision et des actions et recommandations fortes sur ce sujet. Nous souhaitons donner de la puissance à leurs voix.

 

‘Le Grand Défi mobilise les entreprises et leur écosystème afin de créer un nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative.’

 

Quelle est sa mission ?

Le Grand Défi mobilise les entreprises et leur écosystème afin de créer un nouveau modèle de prospérité économique, humaniste et régénérative. L’idée est de faire émerger un nouvel équilibre dans lequel l’entreprise garde une ambition économique tout en conciliant les impératifs environnementaux et sociaux.

 

Le processus s’appuie sur une démarche d’intelligence collective et écosystémique. En quoi cela consiste-t-il ?

L’intelligence collective est utilisée à plusieurs niveaux. Au cours de la Grande Consultation, qui est la première étape du Grand Défi, nous interrogeons tous nos partenaires sur les freins, besoins et propositions pour accélérer la transition. Le résultat de cette consultation qui rassemble des milliers de participation fera ressortir une première analyse approfondie, un état de l’art sur le sujet.

L’intelligence collective est également au cœur de la Grande Délibération, la seconde phase opérationnelle du processus. 150 représentants d’entreprises tirées au sort vont travailler en intelligence collective pour construire et faire émerger un socle de propositions, une trajectoire de transformation pour l’économie et l’entreprise.

Le Grand Défi est donc un processus démocratique appliqué à la sphère économique et à l’entreprise.

La dernière phase est, elle aussi, participative, puisque nous réunirons l’ensemble des partenaires et marraines pour choisir ensemble les mesures, les propositions que nous porterons aux décideurs économiques et politiques, un plaidoyer concret d’intérêt général, en quelque sorte. L’idée, comme vous l’aurez compris n’est pas de publier un livre blanc, mais de faire bouger massivement les lignes avec notre écosystème de partenaires.

 

‘Le collectif est plus fort qu’une somme d’intérêts, telle est notre conviction ! Nous croyons aussi à la vertu du débat.’

 

Pourquoi avoir choisi cette approche ?

On sort d’une époque très « top down » et l’on voit que ce modèle est en fin de course. On sent aussi qu’il y a une aspiration à ce que chacun contribue à un tout. La quête de sens est omniprésente. D’un point de vue politique, on sent un désengagement généralisé liée à une vraie perte de confiance dans les institutions. Donc le choix de l‘intelligence collective est, je trouve, une profonde marque de respect envers chacun. Chacun a sa vision, son expertise et sa voix compte. Le collectif est plus fort qu’une somme d’intérêts, telle est notre conviction ! Nous croyons aussi à la vertu du débat. Les acteurs que nous avons rassemblés sont tous différents, mais il y a une conviction, une ambition supérieure qui nous rapproche.

Il est, à nos yeux, fondamental de travailler ensemble pour faire levier face à l’urgence écologique.

Sans tomber dans la naïveté, je suis intimement convaincue que nous sommes dans une dynamique positive qui peut même apporter de la joie, celle de construire ensemble.

 

Pour toi le Grand Défi sera réussi si… ?

S’il arrive à créer une dynamique positive qui continue de vivre à la fin du processus. S’il arrive à créer des creusets de réflexion et d’actions au niveau des territoires, que chaque entreprise reprenne le flambeau, qu’elle ait les clés pour se transformer et se transformer. Le Grand Défi sera réussi s’il y a un avant et un après. J’aimerais constater des changements substantiels qui émergent à la suite de l’initiative. Et que cela accélère la transition.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Je suis très attachée à l’harmonie à la fois dans les communautés, la famille, le beau, la musique et les arts. C’est ce qui m’émeut au quotidien.

Dans mes futurs désirables, nous vivons dans une société post-consommation plus harmonieuse. Nous comprenons collectivement à dépasser l’ère de la consommation et de la possession. Nous vivons dans une société plus mature, moins adolescente et soumise à des diktats.  Et nous ralentissons pour revenir à une vie plus équilibrée.

Pour en savoir plus sur le Grand Défi : https://www.legranddefi.org/

Interview réalisée par Justine Villain

Isabelle Lefort est une ancienne journaliste et rédactrice en chef dans la mode. Elle co-fonde en 2019 avec Laure du Pavillon l’association Paris Good Fashion qui vise à faire de Paris la capitale d’une mode plus responsable d’ici 2024.

 

Peux-tu te présenter ?

J’ai été, en première partie de carrière, journaliste rédactrice en chef de différents magazines d’art de vivre, de mode ou de luxe comme Jalouse, Biba, Elle ou encore La Tribune. En 2009, lors de la crise des subprimes, j’ai ressenti un réel besoin de donner plus de sens à ma carrière. J’ai alors rejoint le secteur du développement durable avec notamment Jacques Attali au sein de Positive Planet où je suis devenue directrice éditoriale de toutes les activités autour du Positive Economy Forum.

En 2018, la ville de Paris m’a sollicitée de par ma double casquette – mode et développement durable – car elle souhaitait accélérer la transition du secteur de la mode. Avec Laure du Pavillon, nous avons cofondé l’association Paris Good Fashion pour répondre à cet objectif.

 

La naissance de cette association est partie de quel constat de l’industrie de la mode et du textile ?

Lorsque j’ai quitté le secteur de la mode en 2009, le sujet du sens et de la préservation ne portait pas dans ce milieu, il y avait un réel manque de prise de conscience des impacts négatifs de cette industrie. Le scandale du Rana Plaza en 2013 a permis de prendre conscience d’une petite partie de l’impact social désastreux de l’industrie du textile. À tout cela il faut ajouter l’exploitation des femmes et des enfants, les émissions carbone, la consommation astronomique d’eau, la surproduction de plastique…  En quelques chiffres, le secteur de la mode serait responsable de la pollution de 25% des eaux mondiales, le coton capterait 93% de l’eau utilisée par l’industrie textile avec 84,5 milliards de mètres cubes d’eau par an, ou encore 87% des matériaux utilisés dans la fabrication des vêtements finissent à la poubelle (source : Climate Chance).

L’industrie du textile et de la mode est donc l’une des industries les plus polluantes et la fast fashion a augmenté ce phénomène. Nous étions dans l’urgence absolue de changer les méthodes de cette industrie.

 

Constatez-vous une réelle prise de conscience, à la fois de la part des consommateurs mais aussi des marques ?

En 2020, nous avons lancé une consultation citoyenne pour une mode plus responsable : 107 000 personnes ont participé, nous avons recueilli plus de 3 000 propositions et près d’un demi-million de votes. Dans le rapport de la consultation citoyenne, nous rappelons l’étude de l’Institut Français de la mode, commanditée par Première Vision, qui énonce que 64 % des consommateurs ont confirmé leur intention d’acheter des produits de mode éco-responsable au second semestre 2020.

 

Cela démontre l’intérêt et la prise de conscience du grand public pour le sujet. La volonté de mieux consommer est présente, mais tout le monde n’a pas les moyens c’est pourquoi il est essentiel de développer et démocratiser cette mode durable. On observe également du côté des marques une réelle prise de conscience et des engagements réels. Si certaines sont tentées par le greenwashing, je ne donne pas chère de cette stratégie à haut risque réputationnel, qui n’est pas viable car nous assistons à une transformation profonde des habitudes de consommation et a véritable changement de paradigme. Il y a donc une convergence des prises de conscience, poussée par une législation de plus en plus sévère en France, notamment avec la loi AGEC (anti-gaspillage pour une économie circulaire) qui interdit la destruction des invendus non alimentaires dont le textile.

 

Pour retrouver toutes les propositions et engagements de la consultation citoyenne de Paris Good Fashion : https://drive.google.com/file/d/1P3zDZpRWuHzov5AAt7e81-tE7uHLMlfR/view

 

 

« Nous assistons à une transformation profonde des habitudes de consommation et à une convergence des prises de conscience : il est urgent que l’industrie de la mode change ses méthodes. »

 

 

Concrètement, comment Paris Good Fashion agit ?

Paris Good Fashion c’est une association indépendante loi 1901, créée à l’initiative de la ville de Paris. Au départ nous étions 10 membres, aujourd’hui nous allons terminer l’année à 100 membres.  Parmi eux, des grands groupes, des marques indépendantes, des distributeurs, des institutions, des écoles, des ONG : de Chanel à la Fondation Ellen Mac Arthur en passant par 1083, Les Galeries Lafayette, Vestiaire Collective…

D’abord nous sommes un écosystème où les acteurs du secteur se parlent, échangent des bonnes pratiques et travaillent ensemble à des solutions concrètes. Ce genre de coalition n’existait pas il y a deux ans, car le secteur est très compétitif et donc chacun restait dans son coin. Ensuite, nous sommes une vitrine pour les acteurs de la mode durable : nous n’avons pas forcement les mêmes méthodologies que nos voisins anglo-saxons de par notre historicité et notre connaissance de la mode et de par le point de vue du législateur qui est très poussé en France.

Pour finir, nous sommes avant tout un laboratoire de solutions concrètes. Nous mettons en place des workshops dans lesquels nous travaillons un problème à la source, dans lesquels nous essayons de trouver des solutions. Par exemple nous avons lancé une étude sur le bien-être animal pour savoir s’il y avait une corrélation entre la bientraitance animale et la qualité des peaux, ce qui est le cas. Cela nous a permis de démontrer aux plus réfractaires qu’il y avait tout intérêt à bien traiter les animaux. Notre objectif est donc de raisonner le marché, de le pousser vers des pratiques plus durables et de veiller à sa progression.

 

 

« À la fois un écosystème, une vitrine et un laboratoire de solutions concrètes, Paris Good Fashion a pour mission de raisonner le marché, de la pousser vers des pratiques plus durables et de veiller à sa progression. »

 

 

L’association vise à faire de Paris la capitale de la mode durable d’ici 2024. Un objectif réalisable ?

Historiquement, Paris est la capitale de la mode et a donc tout intérêt d’être précurseuse en matière de mode durable. Elle a toutes ses chances d’arriver à cet objectif d’ici 2024 : si vous regardez la cartographie de la mode durable à Paris intra-muros et Paris Ile de France, on recense plus de 400 adresses de marques de jeunes designers, d’ateliers où l’on peut faire réparer, entretenir ses vêtements, de boutiques de seconde main, des think tank… Il existe un réseau incroyable sur le territoire. À Paris, nous avons également des acteurs leaders très fort, comme LVMH, Kering, Chanel ou encore Eram et Etam. Ces groupes sont parmi les plus dynamiques dans la transition vers une mode durable aujourd’hui.

Pendant longtemps nous avons été en retard, par rapport à des capitales comme Copenhague ou Milan qui avait lancé son prix de la mode Green. Mais depuis 2019, il y a un élan et un nombre d’initiatives très important, comme Paris Good Fashion ou encore le Fashion Pact qui sont nées à Paris. Si l’on prend la Fashion Week qui vient de se terminer à Paris, il y a eu de réels efforts de fait : la Fédération de la Haute Couture a mis en place un outil pour mesurer l’ACV (analyse du cycle de vie) des collections et défilés, nous avons également mis en open-source des outils pour éco-concevoir des évènements, réaliser des shootings plus durables… Nous sommes sur le bon chemin et allons tout faire pour réaliser cet objectif.

 

On parle de plus en plus de sobriété et de décroissance, quel est le rôle de l’industrie de la mode dans cette évolution ?

Je pense qu’il faut cesser la surproduction et la surconsommation. Est-ce que ça fait sens de jeter des millions de produits sur le marché sans réfléchir à la problématique du stock ? Non. Ce modèle-là est obsolète et terminé, il faut donc redéfinir le système. Nous avons besoin de mieux anticiper les besoins des consommateurs, avec des technologies qui permettent de produire à la demande et à la commande. C’est le modèle de la Haute Couture qui va se démocratiser car l’enjeu est d’ajuster la production afin de ne plus stocker et envoyer nos déchets à l’autre bout de la planète, ce qui est une abomination sociale et environnementale.

 

Quels seraient tes futurs désirables ?

Je souhaiterai que l’on accepte la complexité c’est-à-dire que l’on fasse preuve d’intelligence dans nos échanges, dans nos discussions, qu’on (re)débatte, qu’on analyse et qu’on travaille ensemble. Il faut sortir de la radicalité des échanges, des fakes news (comme selon laquelle l’industrie de la mode serait la deuxième industrie la plus polluante, ce qui est complètement faux), qui ne permettent pas de construire intelligemment et collectivement des solutions.

 

 

Photo : © Géraldine Aresteanu

 

Jérôme Cohen est fondateur et président d’ENGAGE dont la mission est d’aider les citoyens et les entreprises à se saisir des grands défis du XXIème siècle. Il est également co-fondateur du Grand Défi dont l’ambition est de fédérer le monde de l’entreprise face aux défis environnementaux.

 

Le facteur humain est-il fondamental dans la transition ?

Le facteur humain est au cœur de la transition car cette dernière nécessite de se remettre en question individuellement, de déconstruire certaines de nos croyances, certains de nos réflexes en termes de comportements et de connaissances, devenus aujourd’hui incompatibles avec un monde durable. Il nous faut revoir le logiciel qui a accompagné notre société depuis l’après-guerre, notre rapport à l’autre, au monde, qui a imprégné à la fois notre vie personnelle mais également notre vie dans les organisations et les entreprises.

Cette transition passe d’abord par une prise de conscience. Elle passe aussi par l’acquisition de connaissances profondes liées aux enjeux de la transition – environnement, gouvernance, technologie, leardership – et par le développement de compétences qui n’étaient pas celles jugées comme prioritaires il y a encore quelques années. Cette transition individuelle résonne donc avec une transition à plus grande échelle, une transition collective, organisationnelle et sociétale.

C’est tout cela, le facteur humain, qui peut constituer un réel frein comme un puissant levier de transformation.

 

Quelles compétences devons-nous développer pour contribuer à cette transition ?

Ces compétences sont d’ordre individuel mais aussi collectif. Une des premières compétences est la créativité. En effet nous observons la claire nécessitée de réinventer ce qui est aujourd’hui défini comme un modèle solidement accepté. Pour cela, il nous faut penser hors des cadres, hors des cases et ne plus s’appuyer sur certains réflexes conditionnés. Il nous faut adopter une posture créative profonde afin de pouvoir remettre en question, en permanence, nos habitudes.

Je parlerais également de la notion d’apprentissage profond, comme l’explique François Taddei dans son livre Apprendre au XXIème siècle, nous devons  apprendre à apprendre. Dans un monde en mutation, il est essentiel d’adopter une posture permanente d’apprentissage.

Cette transition touche également la question du rapport à l’autre et nos façons d’interagir : qu’attendons-nous de l’autre ? Il faut développer nos compétences en termes de communication, d’écoute active, d’ouverture à l’autre, d’empathie.

Enfin et surtout peut-être, j’appuierais sur les notions d’intelligence et de prise de décision collectives. Les enjeux sont complexes, les solutions le seront aussi, et nécessitent de combiner des intelligences, des expertises, des expériences, des sensibilités variées. Cela nécessite d’inclure et de respecter les idées d’autrui, différent de moi. Ce recours à l’intelligence collective est nécessaire à l’échelle des organisations comme à celle des sociétés.  C’est en nous appuyant sur la collaboration que nous trouverons des réponses à des défis, par essence, globaux.

J’ajouterais que nous devons surtout, presque prioritairement, repenser notre rapport au vivant, dans une approche philosophique voire spirituelle. Quelle est notre juste place ?

 

« Nous devons surtout repenser notre rapport au vivant :
quelle est notre juste place ?
»

 

 

Comme cela s’incarne-t-il en entreprise ?

L’entreprise est en soi un écosystème et fait partie d’un écosystème. Son rôle sera crucial dans la transition. C’est un système complexe composé d’humains.

Le facteur humain est donc nécessairement au cœur de la transition des organisations. Il est à la fois source des blocages de l’entreprise (en développant des freins par manque de connaissance, de conscience ou d’audace) et à la fois moteur de la transformation. Le niveau managérial n’est d’ailleurs en rien un indicateur de la capacité d’un collaborateur à constituer un frein ou un moteur pour la transformation de l’entreprise.

Pour évoluer, l’entreprise doit devenir un lieu de connaissance, un lieu de créativité et de remise en cause, d’intelligence collective à la fois verticale et horizontale. Elle doit permettre de relier tous les échelons managériaux pour que l’émergence d’idées et la prise de décision soient partagées. La stratégie doit nourrir l’opérationnel et vice-versa.

L’entreprise doit également endosser un rôle politique dans la cité. C’est un organisme vivant qui interagit avec son écosystème, ses parties prenantes – ONG, territoires, citoyens, élus… C’est par cette rencontre et cette porosité que l’entreprise pourra participer efficacement à sa propre transformation et à celle de la société. C’est notamment ce que nous promouvons avec le Grand Défi des entreprises pour la planète, en faisant converger les points de vue, en renforçant le dialogue entre les acteurs de l’économie et de la société civile.

 

 

« Pour évoluer, l’entreprise doit devenir un lieu de connaissance, un lieu de créativité et de remise en cause, d’intelligence collective à la fois verticale et horizontale. »

 

 

Concrètement, comment ENGAGE intègre-t-elle le facteur humain dans son approche ?

ENGAGE intègre le facteur humain dans son accompagnement des individus que les collectifs.

L’ENGAGE University, avec ses différents programmes et notamment le Programme Transformation, travaille sur l’acquisition des connaissances et compétences nécessaire à un monde en transition. Elle permet aux participants d’expérimenter de nouvelles façons de faire, d’agir. Nous mêlons beaucoup les profils afin que chacun interagisse avec d’autres différents de soi, s’enrichisse, apprenne. Cela permet ensuite aux participants d’intégrer ces pratiques dans leurs entreprises et organisations.

C’est aussi ce que l’on promeut au travers des défis comme le Défi Biodiversité. Nous cherchons à relier des écosystèmes -citoyens, ONG, entreprises, médias- pour mêler les perspectives, les contributions.

Dans ENGAGE Corporate, le facteur humain s’incarne à toutes les phases de l’accompagnement des entreprises. Nous mêlons toujours les sessions d’apprentissage et les ateliers de créativité ou d’intelligence collective. Apprendre sur les enjeux, bien sûr, mais aussi se les approprier collectivement, accélérer le dialogue, faciliter l’émergence de projets partagés.

Nous invitons également les collaborateurs à penser l’entreprise comme un organisme inter-relié à son écosystème, vivant d’échanges permanent, en interne comme en externe.

 

Comment relier ces futurs désirables auxquels nous inspirons et cette notion de facteur humain ?

Un futur désirable, c’est un futur où chacun a pris conscience de la fragilité de l’autre et de son environnement et a fait de cette conscience son moteur pour mener à bien la transition à travers sa pensée et ses actes.

 

 

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Participez à la prochaine édition du Programme Transformation qui se tiendra de novembre 2021 à février 2022, et développez les connaissances et compétences nécessaires à un monde en transition !

Le Programme Transformation, c’est 75 heures de découverte, d’approfondissement et de mise en pratique avec nos Intervenant.e.s-Éclaireur.se.s pour se saisir des enjeux contemporains, à travers une approche systémique et acquérir les compétences et outils de la transition.
Pour en savoir plus, rendez-vous sur www.engage-programmetransformation.com

 

 

 

 

 

 

Céline Puff Ardichvili est communicante et entrepreneuse. Elle est partenaire dirigeante au sein de Look Sharp, une agence engagée de conseil en communication et relations média. Elle a co-écrit avec Fabrice Bonnifet le livre « Entreprises contributives : concilier modèles d’affaires et limites planétaires » sorti chez Dunod en avril 2021. Elle est également engagée dans la Convention21 et au sein du Défi Biodiversité que nous portons. 

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis experte en communication, notamment dans les relations presse et relations publiques, un domaine dans lequel je suis tombée un peu par hasard. Quand j’ai commencé, je travaillais notamment sur des sujets tech. Sensibilisée à l’environnement depuis toute petite, j’ai voulu amener les sujets environnementaux et sociétaux dans mon métier pour éviter de participer au greenwashing et essayer d’apporter une valeur ajoutée à mes clients. J’ai repris un master 2 à Dauphine pour monter en compétences sur ces sujets-là et légitimer les conseils que je pourrais apporter.

Je me suis ensuite associée à mon amie Béatrice Lévêque qui fondait l’agence Look Sharp. Aujourd’hui nous faisons des relations presse et publiques pour des sujets que nous estimons, des sujets de transition qui font pour nous partie des réponses sociétales et environnementales pertinentes

 

Quel rôle la communication a à jouer dans la transformation des entreprises  ?

La communication a mauvaise presse, nous sommes perçus un peu comme les publicitaires qui ont fait acheter n’importe quoi et toujours plus aux gens, et surtout ce dont ils n’avaient pas besoin. Les relations publiques en général et presse en particulier, en plus, sont peu visibles pour le grand public, et l’action est généralement peu transparente… jamais un journaliste ne dira : « ce sujet m’a été proposé par un attaché de presse, et j’ai choisi de le traiter ».

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. Récemment, il y a eu un mouvement d’ingénieurs qui ont démissionné, faute de pouvoir changer les choses de l’intérieur. Rien que cela est une action et un acte militant contribuant à montrer aux entreprises que leurs propres collaborateurs ne sont pas en phase, et que si elles ne se transforment pas, les meilleurs vont partir. L’une des parties prenantes la plus critique mais aussi potentiellement la plus capable de transformer l’entreprise de l’intérieur, c’est justement le collaborateur. C’est un postulat que je défends, que je vis, que je raconte. L’entreprise doit aborder le changement, car elle est cernée, de l’extérieur par la réglementation et par les attentes des consommateurs mais aussi de l’intérieur par une attente profonde des collaborateurs. C’est le rôle de l’entreprise contributive d’y répondre, quitte à faire des renoncements et à transformer sa manière de faire des affaires : c’est ce dont on parle avec Fabrice Bonnifet dans notre livre.

 

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. ” 

 

On peut parler de communication responsable ?

Tout à fait. La communication responsable c’est être conscient de l’impact du message que tu vas relayer. Il faut pour cela renoncer à la facilité – la fameuse phrase courte, les mot-valise, les raccourcis… Cela nécessite formation, réflexion et mise en contexte pour retrouver la communication sur le bon sujet à la bonne échelle d’enjeux. La communication responsable inclut également la façon de travailler avec ses clients, les relations humaines que tu vas tisser – sont-elles intègres, honnêtes ? On ne peut plus laisser son rôle de citoyen lorsqu’on arrive le matin dans son entreprise. C’est ce qui nourrit la perte de sens. Nous avons justement besoin de cette intelligence citoyenne en entreprise.

 

Nous observons une tendance de plus en plus forte au greenwashing. Quid de la tolérance vis-à-vis de ces publicités ?

Je remarque que les consommateurs, notamment les jeunes générations, forment un public de plus en plus averti et attentif face à la communication des entreprises – sur les sujets environnementaux mais aussi sur des problématiques sexistes ou discriminatoires.

Les tactiques pour contourner le greenwashing se veulent peut-être plus fines, et donc sournoises, mais en même temps, auprès d’un public sensibilisé, elles sont de plus en plus visibles. Tu peux continuer à montrer une voiture, mais pas sur du gazon, mais tu peux la montrer sur une route qui traverse du gazon. Te laisses-tu encore berner par le gazon ? À mon sens, aujourd’hui, beaucoup de greenwashing est le résultat de maladresses de communicants peu formés aux enjeux, au-delà de réelles intentions de tromper qui ont longtemps caractérisé ce ripolinage vert.

Les communicants peuvent se remettre en question et challenger les briefs de leurs clients : il faut critiquer de manière constructive, conseiller, apporter de la valeur ajoutée. C’est ce qui rend le métier intéressant pour le consultant, et indispensable pour son client : une approche gagnant-gagnant des deux côtés.

 

Des débats ont émergé autour de la fin de la publicité, notamment dans l’espace public. Arriverons-nous un jour à une ville sans publicité ?

Je ne pense pas. C’est également une caricature de laisser penser que beaucoup de gens veulent « la mort de la pub ». Ce n’est évidemment pas le cas. Mais songez que, dans une journée, nous sommes exposés à plusieurs centaines de stimulis provenant de la publicité. Il faut se poser la question de quelle société nous voulons, dans quelle ville nous souhaitons évoluer, est-ce que c’est nécessaire que chaque m2 de l’espace public soit loué à la publicité ? Jusqu’où la liberté d’afficher et d’interpeler le consommateur primera sur la liberté de se promener l’esprit libre de sollicitations permanentes ? La finalité même de la publicité pourrait être réinterrogée, en même temps que le mouvement de remise en question de la finalité de l’entreprise.

 

Que penses-tu des mesures prises dans la loi climat et résilience sur la publicité ?

La règlementation en cours sur le greenwashing n’est pas dissuasive. Par exemple, une proposition dans la loi Climat et Résilience prévoit que s’il y a démonstration de greenwashing

Nous avons pu observer une telle bronca des lobbies des publicitaires classiques par rapport à la loi Climat et Résilience, de l’autorégulation au bilan carbone de ses campagnes, jusqu’à la caricature de type « la pub c’est la vie dans la ville », « sans pub, c’est la mort des médias » ou « la pub, c’est la santé de la démocratie ». Réguler la publicité est déjà compliqué. Le cadre pour certaines publicités notamment le street-marketing ou les écrans digitaux n’est pas encore bien clair. Sans compter que certaines règlementations existantes, comme l’obligation d’éteindre les vitrines, ne sont même pas respectées… Ce qui est certain en revanche, c’est que l’autorégulation ne suffira pas – elle ne sera que façade et contournement.

La loi Climat et Résilience ne prévoit pas grand-chose, mise à part l’interdiction de la promotion des énergies fossiles, la lutte contre la distribution d’échantillons et la diminution des prospectus. Encore une fois, ce n’est pas suffisant. L’agressivité des écrans publicitaires et la teneur des messages n’ont pas été remis en question – il est toujours plus facile de mettre le projecteur sur le produit ou sur le comportement du consommateur. Cette loi est déjà désuète. Il y avait des propositions extrêmement intéressantes de la part de la Convention Citoyenne, comme une loi Evin pour la publicité avec des avertissements. On l’a accepté au nom de la santé, pourquoi pas pour le climat ? Les sujets se rejoignent forcément, le nier contribue à ralentir l’action.

La réglementation, si et quand elle arrive, vient seulement acter le fait que la société a évolué. L’entreprise peut anticiper cela, et en faire un avantage. Elle peut se saisir de cette opportunité de voir la société évoluer et intégrer ces mutations en même temps que la société pour ainsi accompagner les changements de comportements – voire les impulser. Celles qui ont tendance à attendre que la règlementation vienne les contraindre seront en retard. Sur le sujet de la pub comme sur tous les autres sujets liés à l’environnement d’ailleurs.

 

“ Ce qui va fonctionner pour l’anti-greenwashing, c’est la dénonciation sur les réseaux sociaux, le name & shame. Cela va créer de mini scandales permettant d’élargir l’impact depuis un public averti vers le grand public. ” 

 

Est-ce que tu as des exemples de publicités ou campagnes de communication récentes pertinentes à tes yeux ?

Une qui me vient à l’esprit est la publicité pour la Citröen Ami, voiture de ville 100% électrique. Je ne vais pas parler du produit car je ne me suis pas penchée dessus – il y a évidemment un sujet plus profond lié à la mobilité électrique, tout n’est pas tout blanc ni tout noir. Mais on peut dire que la publicité en elle-même est réussie. Elle remet en question la finalité de la voiture en ville. « Si vous voulez vraiment 300 chevaux dans Paris, allez dans un hippodrome » : on ne nous flatte pas, on ne nous vend pas de la puissance, du désir de domination, ni même de l’esthétisme. Elle prend le contre-pied des codes publicitaires liés à l’automobile.

 

Après le greenwashing, les entreprises sont-elles de plus en plus tentées par le missionwashing ?

Le problème c’est la crise de confiance globale : envers les politiques, envers les marques et les entreprises… Pour se remettre en scène, le « coup » de la mission parait miraculeux pour ces dernières afin de regagner la confiance des consommateurs et des collaborateurs.

Mais tout le monde peut afficher sa raison d’être. Se trouver une raison d’être au service du bien commun, c’est une autre paire de manches. La mettre dans ses statuts dans l’objectif de la faire auditer et de devenir une entreprise à mission, c’est encore autre chose. Beaucoup d’entreprises formulent leur raison d’être sans aucune intention de se remettre en question, juste pour embellir ce qu’elles font déjà, et c’est là où l’on peut parler de missionwashing. Le consommateur ne va pas faire attention à la raison d’être affichée, mais aux résultats, à ce qu’il voit quand il consomme, à la cohérence entre les produits et services et leurs valeurs. Si la raison d’être ne change rien à l’offre, c’est qu’elle n’a pas transformé l’entreprise.

Le missionwashing, c’est une chance perdue si l’entreprise ne fait pas d’introspection et ne va pas jusqu’aux renoncements – de certains procédés, de certaines offres – s’il le faut. Mais c’est encore un exercice jeune, il est normal que certaines entreprises s’égarent, il faut qu’elles soient bien accompagnées. Ces sujets ne se travaillent pas seul.

 

À quoi ressemblent tes futurs désirables  ?

Je souhaite être fière du monde qu’on laisse à nos enfants. Se dire qu’en 2021 nous étions dans une mauvaise passe, mais collectivement nous avons su nous retrousser les manches, travailler ensemble et nous saisir de cet élan. J’aimerais pouvoir me dire que la France s’est servie de sa diplomatie climat pour avoir une aura et vraiment travailler à l’échelle européenne et internationale sur ces sujets-là. J’aimerais me dire que c’en est fini des doubles discours, qu’ils soient à l’échelle de l’entreprise ou des états.


Alexandre Rambaud est Maître de Conférence et co-responsable de la chaire “comptabilité écologique” à Agro-Paris Tech, et chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED). Il interviendra le 13 avril de 12h à 13h dans le cadre de notre défi Biodiversité pour une Conférence Action sur la thématique “Biodiversité et comptabilité : un langage commun ?”

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis maître de Conférences à AgroParis Tech, chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) et chercheur associé à l’université Paris-Dauphine, co-directeur de la chaire Comptabilité Écologique et du département « Économie et Société » du Collège des Bernardins. Je viens également d’être nommé Fellow à l’institut des Bacheliers et je suis membre de la commission Climat et Finance Durable de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF)..

 

Pour commencer, qu’est-ce qui vous a amené à porter la vision d’une révolution comptable ?

J’ai commencé comme chercheur en mathématiques, avant de m’orienter en économie de l’environnement. J’ai ensuite été séduit par les travaux de Jacques Richard et j’ai réalisé une thèse sur la comptabilité socio-environnementale. C’est lui qui a réussi à me montrer que la comptabilité n’était pas juste un outil technique, qu’elle cachait une vraie compréhension sociologique et politique du monde et que c’était un moyen d’action extraordinaire. Lorsqu’il a commencé à travailler sur le modèle CARE, cela m’a passionné et j’ai apporté ma touche de mathématicien.

 

“ La comptabilité n’est pas juste un outil technique, elle cache une vraie compréhension sociologique et politique du monde et c’est un moyen d’action extraordinaire. ” 

 

Justement, quel est votre rôle dans la création de la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) ?

J’ai apporté un esprit de modélisation et de connexion vraiment forte avec l’économie. Le but de ce modèle n’est pas juste de développer une énième méthode de reporting, mais d’avoir une réflexion de fond sur la connexion entre les normes comptables et l’économie, ainsi que sur les conséquences de la mise en place d’un tel modèle sur l’écologie.

J’ai donc aidé Jacques Richard sur la théorisation et la structuration de CARE, et j’ai pris le relai sur le développement opérationnel du modèle.

 

Comment définiriez-vous ce modèle CARE ? En quoi est-il adapté aux enjeux écologiques actuels et à venir ?

Le modèle CARE provient d’une analyse critique de la comptabilité financière et des connaissances actuelles des sciences écologiques.

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. De plus, le marché est considéré comme omniscient, ce qui revient à réduire tout problème à la recherche d’une valeur de marché, y compris pour ce qu’on appelle les externalités (sociales et environnementales). La comptabilité est donc utilisée uniquement pour permettre aux actionnaires de valoriser leur valeur actionnariale, notamment en intériorisant ces externalités pour corriger les différences de marché.

Ces pratiques nous mènent à gérer les problèmes environnementaux, comme le dérèglement climatique, avec des analyses coût/bénéfices (ou risques/opportunités) qui ne sont pas compatibles avec le niveau d’exigence scientifique et écologique de préservation de l’environnement. C’est notamment le cas des approches qui considèrent la nature comme une fournisseuse de services écosystémiques. Depuis les années 70, de nombreux travaux scientifiques ont démontré que la maximisation de ces analyses coût/bénéfices peuvent conduire à l’extermination de populations naturelles et ne s’alignent jamais avec le niveau de résilience des écosystèmes.

 

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. ” 

 

C’est donc ici que se révèle la spécificité de l’approche CARE ?

Tout à fait, en opposition à ces approches néo-classiques, le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. Pour cela, il faut que l’économie et la comptabilité internalisent et pilotent au mieux les coûts nécessaires pour permettre la préservation de ces entités.

Pour prendre l’exemple du dérèglement climatique, lorsqu’une entreprise émet des gaz à effet de serre, elle emprunte le climat et doit donc le rembourser en l’état. Pour gérer son endettement, elle doit réduire son impact sur le climat et mettre en place des activités de préservation qui visent à contribuer à la stabilité climatique. Cela implique une compréhension de la structuration des coûts de préservation et d’évitement, et de ce qu’est la stabilité climatique.

Le modèle CARE structure donc en interne des dettes vis-à-vis d’entités capitales, comme le climat, et des coûts liés à ces dettes. Cela permet aux décideurs d’avoir une relecture de leur modèle d’affaire et d’obtenir des informations structurelles qui peuvent les aider à assurer la préservation de tous les capitaux.

 

“ Le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. ” 

 

N’y a-t-il pas un risque de recourir systématiquement à la compensation pour recouvrir ses dettes extra-financières ?

Tout dépend de ce que l’on entend par compensation. Pour reprendre l’exemple du climat, tout doit être analysé sous l’angle suivant : est-ce que l’action que l’on mène garantit la préservation climatique ? Si l’on s’intéresse aux puits de carbone, il faut qu’ils reposent sur une base scientifique, avec une sécurisation du stockage. Pour donner un ordre d’idée, les coûts attenant pour stocker une tonne de carbone avec garantie et sécurisation de stockage s’élèvent à environ mille euros la tonne.

 

Vous prônez un alignement du capital financier avec le capital humain et le capital naturel, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsque des acteurs (actionnaires, propriétaires, fournisseurs) apportent du capital à une entreprise, ils font une avance en argent : c’est ce que l’on appelle le capital financier. Tous les apporteurs sont traités au même niveau et la comptabilité sert à savoir ce qui a été fait avec cet argent. Ce que le modèle CARE dit, c’est qu’il faut conserver ce mécanisme et l’étendre aux autres avances (en climat, en sols, en écosystèmes) afin qu’elles soient remboursées en état et sans hiérarchie. Il s’agit donc d’une continuité du système comptable qui existe déjà dans de nombreuses entreprises.

 

Si l’on prend l’exemple du capital humain, qu’est-ce que cela implique concrètement ?

Dans le modèle CARE, chaque être humain qui travaille pour une entreprise est une entité capitale. Le salaire n’existe pas comme tel car il est déconstruit. Une partie sert à garantir la préservation de l’être humain et correspond à ce qu’on appelle le salaire décent. Le reste représente des charges liées à l’obtention de certaines compétences ou à un coût d’accès à la personne, qui ne sont plus liées aux enjeux de préservation du capital humain.

Une entreprise doit donc verser un salaire au moins supérieur au salaire décent pour préserver ses capitaux humains et ne pas s’endetter auprès de ces entités. Cette approche permet également de comprendre comment est alloué l’argent dans la gestion des capitaux humains, entre salaire décent et autres charges.

 

Dans le cas d’un chef d’entreprise qui s’intéresse au modèle CARE, quelle démarche doit-il suivre pour le mettre en place ? Quels vont être les changements dans le fonctionnement de son entreprise ?

Il y a déjà de nombreuses entreprises qui mettent en place ce modèle, des TPE jusqu’aux grandes multinationales. Cela peut se structurer soit sous la forme de programmes de recherches (il faut passer par la chaire Comptabilité écologique), soit sous la forme de développement R&D (il faut passer par des cabinets spécialisés comme ComptaDurable).

Nous allons lancer en avril une association qui permettra de fédérer les professionnels (institutionnels et ONG) qui sont intéressés par le modèle. Elle contiendra le centre méthodologique de CARE et servira également de guichet d’accueil pour les entreprises qui souhaitent mettre en place le modèle, afin de leur orienter au mieux vers les bons acteurs. L’idée est de fonctionner en écosystème et en projets collaboratifs.

 

Nous travaillons beaucoup sur les imaginaires et l’écriture de nouveaux récits chez ENGAGE. À quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Si déjà il y avait la possibilité de reconnaître les dettes vis-à-vis des êtres humains et de la nature, ce serait énorme. Ce serait une clé importante pour résoudre les enjeux de durabilité.

Bruno Roche est chef économiste du groupe Mars. Il nous parlera de l’économie de la mutualité et de la possibilité d’inventer d’autres modèles pour les entreprises afin de les mettre au service du bien commun et de ce qui compte vraiment.

 

Vous êtes sur le point de lancer la Fondation de l’Économie de la Mutualité. D’où vous est venu ce projet ?

Je me souviens que dès 2006, le président du Conseil d’Administration du groupe Mars challengeait son comité exécutif car il ne souhaitait pas augmenter le niveau des profits afin de ne pas fragiliser la chaîne de valeur et éviter, en augmentant les marges, de créer un appel d’air pour la concurrence. Sa vision n n’était pas philanthropique mais pragmatique : quel est le juste niveau de profit pour maximiser la performance et faire prospérer mon entreprise et son écosystème ?

A l’époque, nous nous sommes rendu compte que cette question passionnante n’avait jamais été étudiée dans la littérature économique. Nous avons alors cherché à savoir s’il serait possible de créer un modèle économique non pas basé uniquement sur la maximisation des profits des actionnaires et sur les rapports de force, mais un modèle fondé sur des rapports de réciprocité et sur une vision plus large du capital : financier mais aussi naturel, humain et social.

 

“ les capitaux non financiers sont à la fois mesurables, relativement simples, et actionnables.

 

Au bout de quatre ans de recherche nous sommes arrivés à un constat clair : oui, les capitaux non financiers sont à la fois mesurables, relativement simples, et actionnables. C’est-à-dire qu’il est possible au niveau du management de mettre en place des actions concrètes pour créer du capital humain, social, naturel, de la même manière que l’on a sait créer des marques et des produits.

Nous avons démontré que lorsqu’on augmente les capitaux non-financiers dans l’écosystème de l’entreprise, sa performance financière augmente aussi. Nous avions mis le doigt sur une innovation managériale !

 

“ Ce qui est au centre, c’est la raison d’être.

 

Comment est-il possible de mesurer ces capitaux ?

D’abord, nous travaillons avec les entreprises pour déterminer leur raison d’être et comprendre comment, à l’échelle locale, cette raison d’être peut permettre de régler un problème dans l’écosystème. Nous les aidons ensuite à identifier les points de tension dans leur écosystème ainsi que les parties prenantes qui peuvent jouer un rôle positif. Enfin, nous aidons les entreprises à mettre en place des actions concrètes pour régler le point de tension identifier et ainsi générer du capital à la fois social, humain, naturel et financier.

Le message que nous essayons de faire passer aux entreprises est qu’elles ne sont pas le centre de leur écosystème. Ce qui est au centre, c’est la raison d’être. De fait, le rôle de l’entreprise n’est pas de dominer son écosystème mais de l’organiser.

Prenons à titre d’exemple Royal Canin, l’une des entreprises du groupe Mars, avec 4 milliards de dollars de chiffre d’affaire et un modèle fondé sur la recommandation des produits par les vétérinaires, les dresseurs, les vendeurs animaliers. Nous avons mesuré des déficits de capital social et de capital humain dans l’écosystème, par exemple un déficit de confiance entre les éleveurs et les vétérinaires. Une fois ces points de tension identifiés, il est assez facile de mettre en place des mesures concrètes pour y remédier.

 

“ L’entreprise qui se décentre et dont la raison d’être est au service des autres, avec humilité, est un idéal vers lequel il faut tendre.

 

Comment être sûr que ces initiatives ne soient pas du socialwashing ou du greenwashing ?

Il est clair que si la raison d’être supérieure n’est pas alignée avec les outils de gestions, alors on créé une tension au sein de l’entreprise qui peut d’ailleurs nuire à l’efficacité économique. C’est pour cela qu’il est essentiel de proposer un nouveau mode de construction du profit, qui intègre les externalités positives et négatives et qui permette de transformer la vision globale qu’a l’entreprise de ses activités.

 

Quels seraient les futurs désirables de l’entreprise ?

Je crois que la beauté est dans le chemin, un chemin fait d’humilité et d’apprentissage. On dit d’un être humain qu’il est plus sein et fécond quand il se décentre. C’est aussi valable pour l’entreprise : l’entreprise qui se décentre et dont la raison d’être est au service des autres, avec humilité, est un idéal vers lequel il faut tendre. Les équations de création de valeur seront beaucoup plus simples et harmonieuses quand les entreprises auront cessé de croire qu’elles sont au centre d’un écosystème qu’elles doivent dominer.

 

 

 

Kalina Raskin est la directrice générale du Ceebios, le centre national d’études et d’expertise dans le domaine du biomimétisme. Son profil transversal qui mêle ingénierie physico-chimique et biologie est le résultat de son appétence pour les sciences et sa volonté d’agir pour la transition écologique. Elle a d’abord contribué au développement du biomimétisme en France au sein de l’ONG Biomimicry Europa et de Paris Région Entreprises. Depuis 2014, elle dirige le Ceebios avec l’ambition de déployer le biomimétisme pour accélérer la transition des acteurs privés et publics.

On entend parler de biomimétisme dans les nouvelles solutions qui s’offrent aux entreprises dans le cadre de la transition écologique, peux-tu nous en dire plus ?

Il faut d’abord distinguer la bioinspiration et le biomimétisme. La bioinspiration, comme son nom l’indique, c’est s’inspirer du vivant pour l’innovation, au sens très large du terme, tant pour les produits, que pour les procédés de fabrication voire pour l’organisation générale de la société et des structures. Cependant, la bioinspiration n’est ni nécessairement scientifique, ni nécessairement durable. On la trouve par exemple dans l’art – imiter des formes, s’inspirer du vivant pour des raisons artistiques et esthétiques. Il a donc fallu définir à l’international les différents mots qui caractérisent les différentes sous-catégories de la bioinspiration. Dans ce cadre, la biomimétique correspond à l’approche scientifique de la bioinspiration dans les problématiques purement techniques.

Le biomimétisme est l’approche scientifique qui inclut la notion de durabilité et garantit la prise en compte des enjeux de transition écologique. Il repose sur le principe selon lequel au cours de l’évolution, par essai-erreur, les espèces vivantes ont progressivement acquis la capacité à s’adapter au mieux à leur environnement. Cela se traduit par des performances techniques, comme des capacités d’adhésion, des capacités de moindre résistance à l’air par exemple. L’objectif du biomimétisme est d’atteindre ces performances et ces aboutissements dans les conditions propices à la durabilité telles que l’on les entrevoit dans le vivant, qui fonctionne grâce aux énergies renouvelables, à des matériaux entièrement recyclables, à une gestion extrêmement efficace de l’information, à des consommations énergétiques optimisées…

Au-delà d’imiter une performance technique du système, le biomimétisme prend en considération le système dans son ensemble et toute sa capacité à atteindre un certain niveau d’optimisation par rapport à des flux de matière, d’énergie ou d’informations. C’est tout l’intérêt du biomimétisme : on vient faire converger a priori un intérêt technique avec les contraintes et les opportunités environnementales.

Quels sont les intérêts pour les acteurs économiques d’adopter une démarche qui s’inscrit dans le biomimétisme ?

Des enquêtes ont été menées pour comprendre les différents attraits du biomimétisme pour les acteurs économiques, au-delà d’une affirmation empirique. On peut en citer trois principaux.

En premier lieu, la créativité des approches inscrites dans le biomimétisme permet aux différents secteurs de sortir de leurs sentiers battus. En l’occurrence, quand on est ingénieur automobile, on a rarement l’habitude de faire appel à la biologie. Même dans le secteur de la cosmétique, qui comprend a priori des biochimistes et des biophysiciens, il est rare de sortir du cadre imposé par les études suivies et les premières années de carrière pour changer de regard.

Ensuite, les intérêts pour les acteurs économiques comprennent bien sûr des enjeux de performance, purement techniques, qui leur permettent de se démarquer de la concurrence dans des industries où l’on peut avoir fait le tour de ce qui marche, ou pas, en proposant des solutions alternatives.

Enfin, et surtout, il y a cette volonté de faire converger, comme je le disais précédemment, à la fois la performance d’innovation mais aussi les critères de transition écologique et de durabilité qui s’imposent à tous les acteurs de l’économie, particulièrement aux industriels.

“ C’est tout l’intérêt du biomimétisme : on vient faire converger a priori un intérêt technique avec les contraintes et les opportunités environnementales.

 

Est-ce que cette approche peut être transposée à tous les secteurs ?

Globalement, le biomimétisme est un transfert de connaissances de la biologie vers d’autres disciplines. A partir du moment où ces disciplines sont représentées dans un secteur industriel, potentiellement tout le secteur industriel pourra bénéficier à terme d’idées et de solutions issues de la bioinspiration, du biomimétisme. Que ce soit le secteur aéronautique, le secteur automobile, le secteur des transports au sens large du terme, de la construction, de l’agroalimentaire, des cosmétiques, de la santé, de l’énergie… Toutes ces grandes industries sont aujourd’hui représentées dans le collectif d’acteurs réunis autour du Ceebios et sont ceux qui manifestent à l’échelle nationale ou internationale le plus souvent leur intérêt pour le sujet. 

Aussi, dans les projets inscrits dans une démarche en biomimétisme, on reste principalement sur des segments de type produit, plus que sur des enjeux organisationnels, tout simplement parce qu’on a plus de connaissances techniques et scientifiques sur des enjeux produit – les matériaux, la chimie, les capteurs, les senseurs. Il existe moins de travaux consolidés sur tous les aspects organisationnels, c’est-à-dire ce qu’on pourrait apprendre de l’organisation d’un système biologique, d’un groupe d’espèces ou d’un écosystème naturel. Peu de travaux font le pont entre les sciences de l’écologie et les sciences humaines et sociales ou les sciences économiques. On reste encore trop souvent dans le champ de la métaphore : il faut fonctionner en cycle, il faut faire de l’économie circulaire comme les écosystèmes naturels, il faut avoir des hiérarchies potentiellement horizontales, adopter des stratégies de pollinisation comme les abeilles… Mais car cela reste abstrait et les analogies ne sont pas toujours les bonnes. En France, des travaux académiques tels que ceux menés par Paul Boulanger, co-fondateur de Pikaia, contribuent au développement du biomimétisme organisationnel.

Le biomimétisme est-il accessible à tous types d’organisations ?

En termes de catégories d’organisations, du fait des efforts importants de recherche et développement à mettre en oeuvre, ce sont souvent les plus gros acteurs qui peuvent s’approprier et s’engager dans ces démarches. A l’autre extrême, il y a aussi beaucoup de start-up dont l’ensemble du développement est d’abord lié à une approche en biomimétisme. Ce que l’on souhaite et ce que l’on commence à voir apparaître, c’est de pouvoir faire émerger ces projets et ces innovations en co-développement, pour faire en sorte que tout le tissu de PME et d’ETI bénéficie de ce qu’auront développé les grands groupes ou les start-up.

Le biomimétisme est-il synonyme de préservation de la biodiversité ?

Ce qui est fascinant avec le biomimétisme, c’est que c’est un très grand appel à la conservation de la biodiversité. La biodiversité est notre plus précieuse alliée pour la transition écologique et la transformation du fonctionnement des sociétés. On observe un changement de regard des entreprises sur la biodiversité, qui veulent de plus en plus participer à sa conservation. 

Eel Energy a par exemple développé une hydrolienne ondulante pour capter l’énergie des vagues, dont la morphologie est inspirée par l’ondulation de l’anguille. On sort du modèle “hachoir” des hydroliennes conventionnelles, ce qui limite largement l’impact direct sur la biodiversité.
Un autre exemple basé sur les fonds marins comprend tous les acteurs, comme Seaboost, qui travaillent aujourd’hui sur les récifs artificiels par biomimétisme. Ils cherchent à comprendre l’organisation des écosystèmes marins pour pouvoir bâtir des récifs qui peuvent accueillir et restaurer la biodiversité. 

Suez – Zones Humides ARTificielles (ZHART) a été développé sous le nom de Zones Libellule

Dans le même esprit, Suez a développé des zones humides artificielles : ils ont observé ces écosystèmes pour comprendre le fonctionnement de ses éléments – la faune, la flore, et même les microorganismes. Ils l’ont alors reproduit et ont provoqué la création d’une zone humide en aval des stations d’épuration. On appelle ces zones des zones libellules : elles permettent de faire de la captation des micropolluants qui ne sont pas retenus par les stations d’épuration. Les co-bénéfices sont nombreux : ça restaure la biodiversité, ça restaure les zones humides qui sont évidemment très menacées, et puis c’est aussi plus agréable pour les riverains que des installations industrielles classiques. 

“La biodiversité est notre plus précieuse alliée pour la transition écologique et la transformation du fonctionnement des sociétés

 

Quelle est ta vision du rôle des entreprises dans la transition actuelle ? 

Je pense que la biodiversité commence à être intégrée de manière de plus en plus ambitieuse dans les stratégies de RSE, mais pas encore de manière récurrente. On sent néanmoins une évolution très positive et très favorable chez beaucoup d’entreprises, y compris les très grandes. 

Il ne faut pas négliger le fait que ces entreprises sont dirigées par des hommes et des femmes qui ont des valeurs, des convictions, et qui ont envie de changement et d’en être les porteurs. Les salariés aspirent eux aussi à des choses nouvelles, dont la jeune génération qui arrive et qui n’a plus envie de cautionner des attitudes qui ne sont plus des attitudes responsables. 

Je pense donc que les entreprises sont poussées par des forces intérieures qui s’ajoutent aux contraintes commerciales et économiques, notamment à travers les nouvelles demandes des consommateurs.
Nous par exemple, en interne dans notre PME, nous réfléchissons à un système qui permettrait aux salariés des entreprises de consacrer une partie de leur temps à la transition écologique, qu’elle soit pour le bien commun ou pour leur propre préparation aux changements à venir. Au-delà des contributions des entreprises, qui devraient d’ailleurs toutes être des entreprises à mission, il me paraît primordial de réfléchir à des modèles alternatifs de relations au travail pour que chacun puisse dégager du temps pour la transition écologique et pour le bien commun

Quels serait ton futur désirable dans les années à venir ?

Mon futur désirable, c’est une nouvelle alliance d’Homo Sapiens avec le reste du vivant, une resynchronisation avec les grands cycles naturels.
C’est recréer un émerveillement collectif vis-à-vis du vivant, qui passe à mon sens par l’éducation au sens large du terme, en commençant par les plus jeunes. J’ai la chance d’avoir deux enfants qui ont spontanément une appétence et un intérêt pour le vivant, ce qui est assez souvent le cas des enfants. Malheureusement, ça se perd avec le temps, surtout pour les familles qui vivent en milieu urbain. Recréer cette connexion dès le plus jeune âge avec le vivant est fondamental, et je vois dans le biomimétisme une opportunité pour changer de regard. 

On a l’habitude d’emmener des ingénieurs, des dirigeants et des décideurs en balade, qu’elle soit en forêt ou au Muséum national d’Histoire naturelle. On profite de ces occasions pour leur faire regarder le vivant d’un point de vue différent, au-delà du décor agréable qu’il offre. On les invite à porter un autre regard sur la compréhension des phénomènes qui sont sous leurs yeux, et souvent il y a cette étincelle qui se produit dans leur regard qui traduit ce changement de rapport au vivant et cette fascination pour un système qu’ils ont totalement négligé ou qui faisait partie du décor.
Ce futur désirable, c’est un futur de reconnexion individuelle au vivant.

Pierre-Etienne Franc est Directeur des activité Hydrogène Energie chez Air Liquide, numéro 2 mondial des gaz industriels. Après vingt-cinq ans de carrière dans le groupe industriel, il est aujourd’hui responsable de l’ensemble des activités liées aux systèmes hydrogène. Il est aussi membre fondateur et secrétaire du Conseil de l’Hydrogène qui rassemble les ambassadeurs du développement de l’hydrogène au sein la transition énergétique.

 

Qu’est-ce que la crise du Covid 19 a changé dans la sphère économique ?

D’abord, comme durant la crise des Subprimes, la crise actuelle nous rappelle l’importance de la diversité des acteurs économiques, permettant une meilleure résilience de la société face aux chocs, ainsi que la nécessité de collaboration entre ses acteurs.

Prenons l’exemple de la production de respirateurs. A Air Liquide, nous étions la seule entreprise à produire des respirateurs sur le territoire français. L’État nous a sollicité en urgence pour multiplier par cinquante la production, ce dont nous étions incapables seuls. Nous avons engagé un rapprochement avec d’autres grands acteurs de la production de série, Valeo, Peugeot et Schneider. La collaboration entre ces grands groupes industriels, qui travaillent dans des secteurs différents et qui n’ont pas l’habitude des partenariats, a finalement permis de mettre en marche la dynamique attendue.

Ce qui différentie la période actuelle à la crise de 2008, c’est qu’aujourd’hui, on fait beaucoup plus de lien entre la crise sanitaire et des enjeux plus larges, sociétaux et environnementaux. De fait, il n’y pas un seul plan de relance qui ne comporte pas une part tournée vers les enjeux de transition énergétique.

“ Dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions.

 

Malgré des politiques de réduction drastique des coûts, notamment dans les secteurs de l’aéronautique, de l’automobile ou du tourisme, toutes les grandes entreprises cherchent à maintenir dans leurs agendas des grands objectifs stratégiques de long terme. Pourquoi ? Car dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions. Ce sont des moyens pour garder le cap et tenir la distance.

Les entreprises qui ne croient pas en quelque chose de plus grand que les marchés avancent vers un monde très instable, qu’elles subissent totalement.  Il s’agit de passer d’un monde fortement tiré par les logiques de marchés, à un monde d’après dont les besoins sociétaux inspirent les décisions stratégiques beaucoup plus nettement. C’est en tout cas ma conviction profonde.

 

Comment concilier les enjeux de long terme avec les urgences du court terme ?

C’est la grande difficulté : on ne peut évidemment se payer des visions à long terme que si l’on réussit à tenir les exigences opérationnelles et financières du court terme.
D’aucuns souhaiteraient ainsi une transition immédiate d’un système à un autre, par exemple d’une économie fossile à une économie neutre en carbone. Le problème de cette stratégie souvent dite de l’effondrement, c’est qu’elle ne mobilisera jamais les entreprises qui sont pourtant les acteurs centraux de la transition, par les technologies, les moyens financiers, la capacité de se mobiliser dans toutes les géographies et localement.

 

“ Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

 

A quoi ressemble ton entreprise désirable ?

C’est une entreprise à la fois performante et dont le chemin de performance sert aussi des intérêts plus grands qu’elle. Une entreprise qui a pris conscience, dans l’ensemble de sa stratégie, de tous les tenants et aboutissants de sa chaine de valeur vis-à-vis des enjeux de bien commun.

Je suis convaincu que l’entreprise qui ne suit que des ratios de performance sera fortement bousculée par les marchés financiers eux-mêmes dans quelques années – et cela a déjà commencé. Les financiers ne voudront plus investir dans des entreprises qui n’ont pas mesuré l’impact possible sur leur activité d’un effondrement des énergies fossiles lié à des chocs externes ou à des retournements politiques. Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

Le défi du manager de demain est donc d’intégrer les externalités positives et négatives à l’élaboration de sa stratégie, et de démontrer comment les bénéfices d’aujourd’hui générés par des activités fossiles par exemple doivent permette d’investir plus chaque année plus dans les modèles propres de demain.

 

Quelle est la place du politique dans la transition écologique des entreprises ?

L’entreprise ne peut pas avancer seule. Pour mettre en place des plans de neutralité carbone ambitieux, il est essentiel d’ouvrir un dialogue tripartite entre l’entreprise, les politiques publiques et les financiers.

A Air Liquide, pour pousser le développement des systèmes hydrogène, nous avons par exemple essayer de fédérer les acteurs mondiaux de tous les grands secteurs concernés autour d’une vision collective de long terme, partagée au plus haut niveau, en créant un Conseil de l’Hydrogène.

 


Le conseil de l’hydrogène

 

Nous avons ensuite développé une ambition sur le rôle que l’hydrogène pouvait jouer dans la transition énergétique, nous l’avons structurée, quantifiée et expliquée. Progressivement cette vision a été reprise, challengée, retravaillée puis appropriée par la plupart des grands think tank de l’énergie et de la transition. C’est ainsi progressivement devenu un sujet fédérateur, et les politiques et les financiers ont commencé à s’y intéresser. Cette dynamique vertueuse permet maintenant d’engager des secteurs entiers sur des trajectoires inédites !

C’est peut-être cela que doit viser ce que vous appelez un management éclairé (quoi qu’on ne sait que bien plus tard si l’on a été éclairé ou pas…) : rechercher à l’extérieur de sa zone de confort des sources d’inspiration pour consolider des convictions indépendantes des effets de crises et pouvoir ainsi proposer des ambitions qui soient capables de porter les énergies au-delà des crises.

Aujourd’hui, quand nous parlons aux marchés financiers, nous discutons autant des sujets de long terme que des performances à court terme. Si nous avions des résultats à court terme sans objectifs à long terme, l’engagement des actionnaires serait probablement plus passif. Mais si nous n’avions que des objectifs de long terme merveilleux sans performance intrinsèque à court terme, les actionnaires ne nous suivraient certainement pas non plus !

Karine Jacquemart est la directrice de foodwatch France. Engagée pour défendre transparence et droits de l’homme, elle dirige des projets internationaux dans le secteur associatif depuis plus de 16 ans, notamment des missions humanitaires en Afrique avec Action Contre la Faim, ou la campagne Forêt d’Afrique et droits des populations avec Green Peace. Depuis 2015, elle dirige l’organisation foodwatch qui milite pour plus de transparence dans le secteur alimentaire, afin que nous ayons tous et toutes accès à une alimentation sans risques, saine et respectueuse de l’environnement.

 

En pleine crise sanitaire, tu souhaites nous parler de la « stratégie du choc » de Naomie Klein. Pourquoi ?

Dans son essai La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (2007), la journaliste d’investigation Naomie Klein a mis en lumière comment des décennies d’ultralibéralisme ont démantelé la puissance publique. De la chute de Salavador Allende à la guerre d’Irak, elle documente factuellement comment Milton Friedman, les Chicago Boys puis tous les porteurs du néolibéralisme, et surtout les lobbies qui défendent des intérêts privés, ont su se servir des périodes de chocs (catastrophes naturelles, changements de régimes, attentats, guerres) pour imposer des mesures au détriment de l’intérêt général.

Elle cite par exemple l’ouragan Katrina (2005) qui a mené à la privatisation des écoles dans la région de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis, ou encore la guerre des Malouines (1982) qui a été un prétexte pour Margaret Thatcher pour faire passer des lois antisociales au Royaume-Uni.

Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.
Avec l’équipe de foodwatch, nous nous battons tous les jours sur l’alimentation et pour faire adopter des mesures de prévention pour protéger la santé des citoyens en France et en Europe : faire interdire des additifs dangereux pour la santé, lutter contre la malbouffe et l’obésité, etc.   Ce qui devrait relever du bon sens se transforme en batailles et en combats de David contre Goliath. Pourquoi ? Parce que, entre les croyances aveugles qu’il ne faut surtout pas ajouter de contraintes au secteur privé, mais plutôt réduire la puissance publique (les deux étant bien sûr liés) et les conflits d’intérêt. Trop d’Etats et de responsables politiques au niveau national comme européen sont influencés par les intérêts privés, les lobbies, les multinationales. Et les accords de commerce internationaux de nouvelle génération, comme le CETA entre l’UE et le Canada, vont encore accentuer ces rapports de force.

Dans le contexte du Covid-19, nous sommes nombreux à vouloir sortir de la crise par le haut en bâtissant les fondements d’une société plus juste et plus respectueuse de la nature. J’en suis très heureuse. Mais gardons à l’esprit que nous ne sommes pas les seuls à voir la crise comme une opportunité de changement. Les lobbies cherchent de leur côté à se servir de cette période pour freiner toute réglementation et continuer de défendre leur business et un certain laissez-faire, même au détriment des populations.

 

“ Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.

 

Quelles tentatives de lobbying avez-vous repérées ?

Nous avons publié sur le site de foodwatch une lettre de l’industriel Bayer écrite en pleine crise de Covid-19 à la commission en charge de la stratégie européenne Farm to Fork for Sustainable food, dans laquelle l’industriel explique que de nouvelles réglementations concernant les pesticides ne sont pas souhaitables. Alors qu’il est clair qu’il faut agir sur les pesticides ! Nous avons lancé une pétition au niveau  européen pour demander aux géants des pesticides en Europe, Bayer, BASF et Syngenta, d’arrêter de produire et d’exporter des pesticides nocifs. Interdites d’utilisation en Europe en raison de leur dangerosité pour la santé et l’environnement, certaines substances sont encore autorisées à la production et à l’export.
Par boomerang, on les retrouve ainsi dans les produits alimentaires que nous importons et donc dans nos assiettes. C’est une aberration.

Nous avons par ailleurs mis la main sur d’autres lettres de lobbies adressées par Bayer au Parlement Européen expliquant qu’en temps de crises, les industries font beaucoup d’efforts pour nourrir les populations et qu’il ne faut pas leur mettre de bâtons dans les roues par de nouvelles réglementations.

Nous n’attendons pas des entreprises qu’elles soient philanthropiques. Il est évident qu’elles doivent défendre leurs intérêts propres et leur modèle économique. Personne ne leur reproche de faire des bénéfices. Ce que nous leur reprochons, c’est de défendre leurs intérêts propres même lorsque c’est au détriment de l’intérêt général, des services publics, de la protection des droits et de la santé des citoyens.
Et ce que nous apprend la crise actuelle, comme toutes les crises passées dépeintes par Naomi Klein, c’est que rien ne les arrêtera …sauf si nous les arrêtons.

 

N’observes-tu pas une prise de conscience, notamment dans le monde économique ?

Il est évident que nous sentons une vraie prise de conscience à plusieurs niveaux de la société. Ce sont néanmoins aujourd’hui les lobbies qui capturent l’essentiel du pouvoir politique.
Force est de constater que le démantèlement de la puissance publique par les politiques ultralibérales depuis presque 50 ans a porté ses fruits et continue. Après la crise financière de 2008, nous avons eu l’impression d’une prise de conscience, notamment avec de grandes déclarations de certains responsables politiques. Mais fondamentalement, qu’est-ce qui a changé alors concernant la réglementation financière  et la financiarisation de l’économie et de l’environnement ? Les banques ont-elles eu à rendre des comptes ? Le système a-t-il changé ?

 

“ Il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.”

 

Ne penses-tu pas qu’aujourd’hui une prise de conscience plus large et à un plus haut degré peut mener à un réveil social et écologique ?

Je pense en effet que nous sommes à une croisée des chemins. Je resterai de toute façon optimiste et déterminée car il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.
La question est de savoir comment transformer cette prise de conscience en une masse critique, et surtout en actions concrètes. La prise de conscience permet déjà la création de poches de solidarités et de réseaux de résilience qui sont vitaux. Mais si nous ne trouvons pas les moyens d’agir pour faire contrepoids et peser sur le système, la seule prise de conscience ne suffira pas.

Comment élaborer notre propre stratégie du choc ?

Il faut à mon avis se concentrer sur ce rapport de force entre intérêt général et intérêts privés. Pour atteindre un point de bascule, il faut à la fois s’opposer et bloquer le business as usual délétère et peser dans la balance, de tout notre poids. Je pense qu’il faut  s’attaquer de toute urgence à certains nœuds du problème.

Le premier nœud est l’espace trop libre laissé aux intérêts privés au détriment de la puissance publique.

On ne connait que trop pas exemple le phénomène de « porte tournante » (aussi appelé « chaise musicale » ou “revolving door”), c’est-à-dire une importante rotation de personnels entre les instances publiques et les entreprises privées.  Comment accepter par exemple que l’ancien président de la Commission Européenne, José Manuel Durão Barroso ait rejoint Goldman Sachs juste après ?

 

Autre aberration : l’année dernière, nous avons découvert et dénoncé le fait qu’il est autorisé pour les présidences tournantes européennes d’avoir des sponsors privés. Coca Cola était ainsi sponsor officiel de la présidence roumaine du Conseil de l’Union Européenne. Les lobbies ne se cachent même plus !

Il est essentiel de redéfinir qui sont les serviteurs de l’intérêt général et qui sont ceux qui défendent l’intérêt privé car on nage aujourd’hui en pleins conflits d’intérêts qui empêchent les avancées dont on a un besoin vital pour une France et une Europe plus démocratiques, plus transparentes, plus sociales et plus justes.

Deuxième nœud du problème : la nécessité de réaffirmer la souveraineté de la puissance publique.
Aujourd’hui, le débat essentiel sur l’importance des services publics est à la Une car la crise sanitaire a mis au grand jour les résultats du démantèlement de l’hôpital depuis 50 ans. Le problème, c’est qu’alors même que nous nous mobilisons pour demander une politique de protection de la santé et des populations plus forte, nous sommes aussi en train de signer des accords de commerce internationaux qui nous confisquent notre souveraineté et nous empêcheront demain de prendre des décisions en faveur de l’intérêt général, comme l’interdiction d’OGM, de pesticides ou des mesures pour protéger l’environnement. La question des accords de commerce est donc un problème essentiel, que j’explique dans une vidéo avec l’exemple du CETA. Si on perd ce combat, on ne pourra pas gagner les autres.

Enfin, un troisième nœud reste l’opacité et l’impunité des manœuvres insidieuses.
Certains responsables politiques et économiques, prêts à tout pour défendre leurs intérêts propres, opèrent dans la plus grande impunité. S’ils n’ont pas à rendre de comptes, alors il est évident qu’ils vont continuer.
C’est pourquoi ll est de notre devoir d’enquêter, de dénoncer ces comportements, de pointer les projecteurs vers les pratiques inacceptables et leurs responsables, pour les obliger à s’expliquer et pour créer un effet dissuasif. Ce qui touche à notre société, nos droits, notre environnement à tous, doit être débattu en pleine lumière, sur la place publique. Pas dans l’ombre des petits arrangements entre amis.

“ Le défi est de réunir nos forces de manière transversale, coordonnée et efficace.

 

Mais concrètement, comment atteindre ces objectifs qui semblent pour beaucoup hors d’atteinte ?

Si nous voulons être à la hauteur de nos “ennemis”, de l’artillerie lourde à laquelle nous faisons face, nous devons faire corps. Et ce, j’en suis convaincue, dans une confrontation déterminée, mais non-violente. L’organisation d’un contrepoids citoyen unifié, composé de lanceurs d’alertes, d’ONG et de citoyens concernés est essentielle. Et surtout, nous devons mettre sur la table un programme de société alternatif, et des choix politiques clairs, crédibles et opérationnels..

Le défi, c’est de réunir nos forces de manière transversale, en tirant profit de la richesse et de la diversité de la société civile et en liant tous les domaines qui ne doivent former qu’une réponse, mais aussi de manière coordonnée et efficace.

Crois-tu vraiment à cette union de la société civile ?

Assurément ! On le fait déjà au quotidien entre associations dans les combats que l’on mène. Mais il faut cette fois aller beaucoup plus loin. Toutes les initiatives que je vois fleurir en ce sens m’inspirent beaucoup. Il y a par exemple le récent « Conseil National de la Nouvelle Résistance » qui nous rappelle qu’en 1944, des citoyens se sont rassemblés pour proposer un programme « Les Jours Heureux ».
Un programme qui parle de lutte contre l’oppresseur, de justice sociale et de libertés fondamentales, et qui nous rappelle que des gens se sont battus pour un modèle de société qui est aujourd’hui en train d’être démantelé: liberté de la presse, services publics, etc. C’est à nous de le défendre, non seulement en France mais partout, à commencer par l’Europe !

Quels sont tes futurs désirables ?

Que nous arrivions, ensemble, à faire basculer les rapports de force pour peser sur les décisions et arrêter d’être dans un système qui marche sur la tête et se trompe de priorités: non, les questions économiques et financières ne sont pas la seule boussole…

Tout simplement que l’on vive dans une société où il est normal pour tout le monde que l’intérêt général soit respecté. Une ligne rouge bien comprise et défendue. 

 

Reza Deghati est un photographe et photo-reporter iranien. Exilé de son pays depuis 1981, il a sillonné plus de cent pays, photographiant les guerres, les révolutions et les catastrophes humaines. Publié dans les plus grands médias internationaux, il est aujourd’hui l’un des reporters-photographes les plus reconnus au monde. Il est à l’initiative de nombreux projets humanitaires, voués notamment à la formation des enfants et des femmes aux métiers de la communication et de l’information.

 

Comment as-tu traversé la période de confinement ?

D’un point de vue personnel, je vis plutôt bien cette période. Dans chaque malheur, il y a des moments de bonheur. Pour moi, cela a été de me trouver pendant deux mois en famille, ce qui n’était pas arrivé depuis quarante ans. Je n’avais jamais autant vu mes enfants !

Professionnellement, la crise remet en question mes projets. Depuis un an, nous préparions avec les Nations Unies de grands projets au Tchad, au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire, au Sénégal. Évidemment, tout est tombé à l’eau.
C’est donc pour moi un moment pour réfléchir à ce qui est essentiel, à ce que je souhaite continuer à faire ou pas après. J’ai d’ailleurs récemment décliné des propositions de projets car je n’arrive pas encore à me projeter dans l’avenir, dans l’après-coronavirus. Ma pensée est encore ancrée dans un système pré-coronavirus, système que nous devons changer.

 

Sagesse, Afghanistan © Reza

 

De ton point de vue d’artiste, qu’est-ce que la crise dit de notre rapport au monde ?

La crise nous montre comment nous sommes rentrés dans un système, une machine infernale, sans garder du temps, de l’énergie et de la volonté pour nous arrêter et réfléchir au sens de nos actions.

Dans mes conférences, j’utilise souvent l’image du Titanic. Nous, Occidentaux, vivons dans un Titanic avec, en haut, des passagers de première classe dans leurs grands restaurants, et en bas, les machinistes qui font fonctionner le paquebot. Il y a aussi nous, les journalistes et les humanitaires qui, de temps en temps, plongeons dans l’océan pour voir ce qu’il se passe sous la coque. Ce que nous voyons, c’est un monde à feu et à sang. Des embarcations de fortune qui prennent l’eau, des familles accrochées à un bout de bois flottant.
Nous remontons sur le Titanic avec nos témoignages, nos photographies et nos interviews, et nous alertons les passagers : « Attention ! Nous voguons sur un océan de feu et de sang. » Mais le bruit de la fête et du concert couvre nos cris. Pourtant, si nous crions, ce n’est pas seulement pour aider les gens d’en bas, mais pour prévenir les passagers que si nous continuons dans cette direction, le bateau-lui aussi va prendre feu et sombrer.

La crise du coronavirus, c’est un peu ce moment où l’on arrête le grand bruit de la fête pour méditer et écouter ce qui se passe dans le monde. Si chacun d’entre nous ne prend pas ce temps-là et s’en retourne à ses activités, nous courrons à la catastrophe.

 


Innocence blessée © Reza

“ Nous sommes aujourd’hui dans une guerre silencieuse contre un ennemi invisible.

 

Tu travailles beaucoup sur les questions de solidarité à l’international, en Afghanistan, en Iran, en Afrique, dans les camps de réfugiés dont on parle moins aujourd’hui. Si la crise a créé de nouvelles solidarités locales, ne nous renferme-t-elle pas aussi sur nos frontières ?

Ce que nous vivons maintenant, je l’ai déjà vécu depuis 40 ans dans les pays en guerre. A la différence que contrairement aux guerres conventionnelles marquées par le bruit assourdissant des engins de combat, nous sommes aujourd’hui dans une guerre silencieuse contre un ennemi invisible.

Dans ce genre de situation, l’individu a deux réactions. D’abord, se renfermer sur lui-même pour se protéger. Ensuite, et très vite, il forme des solidarités collectives avec ses voisins voire avec de parfaits inconnus.

A l’échelle internationale, nous sommes aujourd’hui dans la première phase de panique généralisée où l’on s’occupe de soi-même et de son entourage direct. Mais nous réalisons aussi que nous vivions jusqu’ici dans un système concurrentiel, individualiste et hypocrite, reposant sur des théories économiques, qui est finalement peu adapté à l’être humain. On commence à comprendre l’importance de l’humain et du collectif. Je crois donc que la solidarité internationale n’en sera que plus forte demain.

D’ailleurs, le confinement permet aussi le retour à la famille que les impératifs économiques et politiques avaient peu à peu effacé. Nous réalisons que, contrairement à ce que nous disent les théories néolibérales, la plus petite unité de la société n’est pas l’individu mais bien la famille.

 

“ Les artistes peuvent jouer un rôle important pour donner un sens à l’avenir.

 

Quel est le rôle des artistes dans cette période ?

La question m’évoque le souvenir d’une discussion avec Massoud, commandant de la résistance afghane durant la guerre d’Afghanistan. Nous parlions de poésie et de littérature et un supérieur était venu voir Massoud pour lui demander de se concentrer sur les urgences du moment. Ce dernier lui avait répondu : « Si on ne s’occupe pas de littérature, pourquoi fait-on la guerre ? ».

 


Massoud, guerrier de la paix © Reza

 

Je suis convaincu que les artistes peuvent jouer un rôle important pour donner un sens à l’avenir. Il nous faut créer des mouvements communautaires et des think tank d’artistes pour nous donner les moyens de continuer à travailler.
Pour les artistes, la crise en cours est aussi une opportunité pour faire évoluer nos pratiques. Pour nous demander comment les écrans et le numérique d’une part, et le local d’autre part, peuvent nous aider à répendre l’art partout. Pour nous aider à prendre de la hauteur par rapport à nos projets, à prendre plus de temps pour réfléchir à ce que nous faisons. Autrement, les peintres ne peindront plus que des bâtiments et les journalistes ne photographieront plus que des mariages.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Mon souhait le plus cher est que nous allions vers plus d’empathie et de solidarité.

 


Les enfants photographes © Reza

 

Découvrir les travaux de Reza.

Gilles Bœuf est un biologiste reconnu en France et à l’international, expert des sujets de biodiversité. Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, il fut président du Muséum national d’Histoire naturelle et professeur invité au Collège de France.

Comment vis-tu la période actuelle ?

Je suis révolté contre ceux qui me disent « on ne savait pas ». Nous observons depuis des années de plus en plus d’épidémies, liées à une maltraitance du vivant. Le coronavirus n’est ni une punition divine, ni une revanche de la nature. C’est une nouvelle alerte, et peut-être la dernière ! Ce qui est clair, c’est que si nous ne changeons pas, si nous repartons comme avant, nous nous dirigeons encore plus vite vers des problèmes gigantesques.

 

“ Nous avons beaucoup de mal avec la question du vivant car nous ne connaissons même pas les fondamentaux : nous sommes le vivant.

 

Comment mieux comprendre l’intrication entre les questions du vivant, climatiques et aujourd’hui sanitaires ?

Nous avons beaucoup de mal avec la question du vivant car nous ne connaissons même pas les fondamentaux : nous sommes le vivant, nous sommes consommateurs du vivant, nous sommes coopérateurs avec le vivant. Admettre déjà cela changera notre relation au vivant.

Le lien entre la question climatique, celle du vivant et les enjeux sanitaires, est que plus le climat change rapidement, plus les virus se développent près de zones habitées par les hommes et plus les risques d’épidémies augmentent.
Et non seulement le changement climatique affecte le vivant, mais le vivant, en s’adaptant aux changements, affecte aussi le climat. Si on coupe une forêt, on perturbe le cycle de l’eau et il n’y plus de pluie. Si on surpêche, l’océan n’est plus capable de stocker le CO2.

 

Nous sommes et allons être de plus en plus nombreux à vivre en ville. Crois-tu à une ville durable et respectueuse du vivant ?

J’ai envie d’y croire ! Il est clair que nous ne développerons pas demain à Paris une agriculture urbaine permettant l’autonomie alimentaire de la ville. Mais si nous visions déjà de combler 10% des besoins, les urbains verraient ce qu’est le vivant. Ils verraient par exemple que la tomate n’est pas là entre novembre et mai, ce qui nous permettrait de revenir à la saisonnalité.
Ensuite, il faut verticaliser la ville pour éviter au maximum l’artificialisation des sols. Sous quelles conditions ? Je suis sûr qu’en faisant collaborer des écologues et des architectes, nous trouverons des solutions.

 

“ Engager un écologue au sein de chaque entreprise.

 

Du côté des entreprises, on observe aussi une prise de conscience de l’impact environnemental des activités en termes d’émissions de CO2. Mais comment mesurer son impact sur la biodiversité ?

Le premier élément pour concilier activités économiques et biodiversité, c’est de s’intéresser à l’aménagement du foncier. Nombre d’entreprises ont l’opportunité de laisser des espaces sauvages.

Le problème avec les métriques de la biodiversité, c’est qu’elles sont infiniment plus compliquées qu’un calcul des émissions de C02. C’est un vrai problème pour nous écologues.
Il vaudrait mieux avoir une approche au cas par cas en engageant des écologues au sein de chaque entreprise. Ils aideraient par exemple à préserver certaines fonctionnalités essentielles du vivant en identifiant les keystone species qui, par la qualité, le nombre et l’importance des liens qu’elles entretiennent avec leur habitat et les autres espèces, organisent les écosystèmes et sont essentiels à leur fonctionnement.
Ces écologues auraient une fonction de conseil et aideraient les entreprises à appliquer au mieux la formule « Éviter, réduire, compenser » qui est aujourd’hui peu ou pas intégrée.

 

“ Il est essentiel de reconnaitre la valeur de la nature tout en évitant de lui donner un prix.

 

Es-tu partisan d’une comptabilité intégrant la dimension biodiversité ?

Il est essentiel de reconnaitre la valeur de la nature tout en évitant de lui donner un prix. Je m’insurge à l’idée qu’un thon rouge à une valeur nulle jusqu’au moment où il est pêché et vaut subitement un million d’euros. On ne peut pas continuer comme cela.
Ce que l’on peut mesurer par contre, c’est le coût de l’inaction, c’est-à-dire la valeur financière générée par les services écosystémiques rendus gratuitement par la nature, et que nous perdrons si nous laissons les écosystèmes mourir. Des travaux ont par exemple été fait sur le coût économique que représentera la destruction des forêts ou l’extinction des abeilles.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Je souhaite voir émerger une société de la sobriété, dans le sens où enfin, nous prendrons en considération des choses qui ne sont pas liées à l’argent. Et surtout une société de justice sociale, car sans justice sociale, nous n’arriverons à rien.