Cette semaine, nous revenons sur plusieurs concepts, souvent abordés dans le secteur de la transformation environnementale et sociale : limites planétaires, jour du dépassement, Théorie du Donut… Le point avec Jérôme Cohen, Président fondateur d’ENGAGE.
Peux-tu tout d’abord présenter succinctement la raison d’être d’ENGAGE, sa mission et ses activités ?
ENGAGE a pour mission de lutter contre le manque d’action significative des personnes et des organisations pour opérer une bascule écologique. C’est ainsi que nous définissons notre raison d’être. Nous voulons permettre aux citoyens et aux organisations de se saisir des grands défis environnementaux et sociaux, car comme tu le sais, les enjeux environnementaux et sociaux sont intimement liés.
Pour cela, notre métier consiste à créer les programmes et les outils d’engagement collectif : le Mooc Biodiversité ou l’atelier Mission Biodiversité, par exemple, pour construire une société prospère, participative et écologique.
Cela résonne avec la notion des limites planétaires, dont nous entendons de plus en plus parler. Peux-tu nous les expliciter ?
Il y a en effet 9 limites planétaires *. Certaines, comme le dérèglement climatique, la crise de la biodiversité ou l’acidification des océans sont déjà dépassées. Cela signifie que, sur ces dimensions, nous puisons profondément dans nos ressources, qui n’ont pas le temps de se reconstituer. On peut relier cette analyse avec le jour du dépassement.
*voir l’article qui y est consacré dans cette ActionLetter ici
Six de ces neuf limites sont déjà dépassées ou sur le point d’être dépassées, n’est-ce pas trop tard ? Peut-on encore agir lorsque l’on voit l’état de nos écosystèmes ?
Non, il n’est jamais trop tard pour agir. Prenons l’exemple concret de l’une de ces limites, l’appauvrissement de la couche d’ozone atmosphérique. Cette limite était dépassée mais suite aux accords de Montréal, nous sommes repassés en dessous. Cela montre qu’en agissant à une échelle mondiale et coordonnée, il est possible d’inverser des tendances et rapidement de surcroît.
Prenons un autre exemple, celui du climat. La limite est certes dépassée, mais tous les efforts et toutes les réductions d’émissions sont fondamentales car vivre dans un monde à 2 ou 2,5 degrés n’a pas la même signification pour la planète et donc pour les Hommes.
Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer.
Cette notion est de plus en plus reliée à celle d’économie ou d’entreprise régénérative, pourquoi ?
L’impact des entreprises est massif. Un rapport du Shift Project estimait l’impact des entreprises sur les questions climatiques (mais on peut l’élargir à l’impact environnemental) à 70% de l’impact global. Cela veut évidemment dire que la contribution des entreprises dans la transition est absolument fondamentale. Il est donc de notre responsabilité d’inventer une nouvelle économie, un nouveau modèle qui, au lieu de détruire nos écosystèmes, les protège voire participe à leur régénération.
L’entreprise régénérative permet de passer d’une logique d’extraction et d’épuisement à un modèle qui se met au service du vivant, dans toutes ses acceptions.
Sans rentrer trop dans les détails, l‘entreprise régénérative se fonde pour moi sur quatre principes : décarboner, restaurer, protéger et coopérer. On parle ici de protection du capital naturel donc, mais aussi du capital humain. Nous pourrions parler d’économie du bien-être ou du soin, appliquée à la nature, au vivant et à l’Homme (dont il fait partie).
Cela implique des transformations majeures pour l’entreprise, lesquelles ?
Oui, bien sûr. Personne ne dit que cette transformation massive sera simple. Mais la transition sera difficile pour tous les acteurs, particuliers comme organisations.
Si l’on reprend chacun des principes un par un :
- Décarboner, cela veut dire favoriser la circularité et l’éco-conception, favoriser l’usage et la fonctionnalité puis arbitrer, rediriger ses activités (on peut prendre l’exemple des stations de ski).
- Restaurer, cela veut dire restaurer les puits de carbone, les écosystèmes, ce que l’on pourrait aussi appeler les communs.
- Protéger, nous parlons encore des écosystèmes, des communs, mais cela veut dire aussi prendre soin des Hommes, de leurs conditions de vie, qu’ils soient des consommateurs, des salariés directs ou chez nos fournisseurs en assurant une juste rétribution et un sens à leur travail.
- Enfin coopérer s’applique à notre relation au vivant mais aussi favoriser au sein ou à l’extérieur de l’entreprise des modes collaboratifs, participatifs.
On voit donc que l’entreprise régénérative touche autant la nature que l’Homme et implique des transformations dans ses activités mais aussi dans sa gouvernance.
Dernier point peut-être, cela nécessite un accompagnement fort des pouvoirs publics et un changement des pratiques des citoyens-consommateurs.
L’économiste Kate Raworth a formalisé la Théorie du Donut, un outil permettant de visualiser les limites écologiques et sociales à ne pas dépasser pour conserver un développement économique inclusif et durable. Cet outil représente-t-il une première brique sur laquelle les entreprises pourraient s’appuyer ?
Absolument, c’est l’un des outils pouvant être utilisé puisqu’il intègre ces notions. Il nous invite à faire se rejoindre la notions de limites planétaires et les besoins fondamentaux de chaque personne. La partie verte symbolise l’espace dans lequel doivent vivre les 8 milliards d’habitants de la planète entre le plafond et le plancher.
D’ailleurs, cette théorie ne s’applique pas seulement aux entreprises mais aussi à d’autres types de systèmes et d’organisations comme les villes. Amsterdam a, par exemple, fondé sa stratégie de développement sur cette théorie à horizon 2050 avec de nombreuses applications, sur l’immobilier par exemple. Comment établir une stratégie habitat, respectueuse de l’environnement (stratégie émission 0 en 2050) et capable de loger tous les habitants dans des conditions descente, pour l’exprimer simplement.
Voir ici un article d’Oxfam sur la Théorie du Donut.
Dans une récente interview, tu insistais sur la nécessité de repenser, individuellement et collectivement, notre rapport au vivant. Qu’entends-tu par là ?
Je pense simplement que rien de tout cela ne pourra être mis en place sans repenser notre place, sans repenser notre rapport au vivant, sans repenser notre système de valeurs, même si ce mot est bien sûr à prendre avec des pincettes. Cela nécessite de revoir notre éducation, dès le plus jeune âge, notre système de représentation. Lorsque l’on pense qu’un enfant américain peut reconnaître et nommer en moyenne trois essences d’arbre de sa région et cinq cents marques (je n’ai pas les chiffres pour la France ou l’Europe), on peut estimer le chemin à parcourir.
L’Homme fait partie du vivant, nous avons eu tendance à l’oublier et à nous considérer comme surpuissant, prédominant…le retour de bâton est violent.
Et enfin, Jérôme, quels sont tes futurs désirables ?
Je crois qu’il faut d’abord se reposer les questions premières. Pourquoi sommes-nous sur terre ? Quel est notre essentiel ? Ce sont certainement des évidences mais il me paraît utile de les rappeler.
Je pense qu’il faut retisser un lien perdu, fondamental.
Je rêve finalement de futurs ou de présents désirables dans lesquels nos enfants pourront encore s’émerveiller du chant d’un rossignol, de la beauté d’un paysage montagneux ou d’un été dans les champs.
Retrouvez également ici le Live Linkedin de Jérôme Cohen sur l’entreprise régénérative.