Frank Escoubès est co-fondateur et co-président de Bluenove. Expert en intelligence collective et en innovation sociale, il publie le mois dernier avec Gilles Proriol le livre La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen aux éditions de l’Observatoire.

 

Pouvez-vous vous présenter  ?

Je suis co-fondateur de Bluenove, société spécialisée dans l’intelligence collective massive, c’est-à-dire la capacité à faire réfléchir des grandes communautés de personnes (plusieurs milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers d’individus). Nous avons eu le privilège d’analyser les résultats du Grand débat national en 2019 quand 2 millions de citoyens se sont exprimés. Notre métier consiste à faciliter l’expression du plus grand nombre dans le cadre de consultations et de débats, et à analyser la parole des participants sur des sujets d’intérêt général, comme des politiques publiques, ou des sujets stratégiques lorsque nous intervenons pour des grandes entreprises ou organisations publiques.

 

Le taux d’abstention aux dernières élections régionales a atteint un record historique. Quel constat peut-on faire aujourd’hui de la démocratie et du débat politique en France?

Tous les observateurs ont regretté l’engagement citoyen abyssalement faible, avec 66,52% de taux d’abstention au premier tour et 65,7% au second. Il y a différents facteurs explicatifs, à la fois conjoncturels et structurels. Dans le livre que nous avons co-écrit avec Gilles Proriol, nous nous concentrons essentiellement sur les causes structurelles de cette rupture de confiance entre les citoyens et leurs représentants. Je n’en citerai que trois :

La première, la plus fondamentale, est liée au sentiment que le peuple est consulté, mais qu’il n’est pas entendu. L’absence de décisions politiques fortes à l’issue du Grand Débat National en 2019 a laissé des traces.

La seconde source de défiance aura été le passage à vide de l’expression citoyenne durant la crise sanitaire avec un régime d’exception ayant favorisé l’autorité du gouvernement et la mise en place d’une « épistocratie », c’est-à-dire une gouvernance et une prise de décision par les savants (médecins et épidémiologistes). Cette absence de consultation pendant la gestion de la crise sanitaire n’a fait que renforcer la dissociation entre le pouvoir politique et l’expression des citoyens, notamment dans des situations sensibles qui touchent à la vie privée et aux libertés fondamentales, comme l’interdiction de rendre visite à ses proches en EPHAD ou l’impossibilité d’honorer ses propres défunts. Cela a pu donner aux citoyens l’impression d’une extrême violence politique quand le peuple est mutique.

Enfin, la cause la plus profonde du désengagement citoyen est liée à ce que l’on qualifie dans le livre de « crise cognitive ». En effet, dans un contexte de flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles, alimentés par des réseaux sociaux qui entretiennent une culture du clash permanent, et par des médias qui ne restituent plus de manière cohérente et exhaustive toute la complexité de notre monde, le coût d’acquisition d’une information raisonnée est devenu prohibitif pour le citoyen. Toutes ces carences additionnées créent une impossibilité cognitive : il est de plus en plus difficile pour tout un chacun de s’informer, de se faire un point de vue sur un problème social ou sociétal, avec ses multiples tenants et aboutissants, et finalement d’exercer un « raisonnement démocratique ».

 

« Il est de plus en plus difficile pour le citoyen de s’informer et d’exercer un raisonnement démocratique, noyé dans un flux d’informations de plus en plus polarisées et conflictuelles. »

 

 

Quels sont les conditions à mettre en place pour une démocratie plus participative et inclusive ?

Un grand parti pris traverse notre livre pour étayer les quatre grands moments de la démocratie inclusive que sont la consultation, la co-construction, la co-décision et la co-action.

Il consiste à considérer qu’à chaque étape du cycle de vie de la décision publique, les objectifs démocratiques diffèrent. La démocratie participative doit donc changer de forme en permanence. L’idée de « consultation » citoyenne n’est qu’un format parmi d’autres, souvent plutôt ancré dans l’amont des politiques publiques. Ainsi, si l’on zoome sur chacune des 4 étapes, il parait plutôt naturel de considérer qu’au stade de la consultation, où l’objectif consiste à faire s’exprimer les attentes, préoccupations et témoignages des citoyens, il faut chercher à solliciter le plus grand nombre d’entre eux, avec un enjeu de volume, de diversité et de représentativité. Lorsqu’on passe à l’étape suivante, la co-construction des politiques publiques, le niveau d’exigence s’accroît : cela nécessite plus de débats, de confrontations, de compétences et de compromis. C’est là qu’on voit émerger la notion « d’experts profanes ». Il s’agit de citoyens qui ont une double caractéristique : soit ils sont très concernés, impactés et affectés par le problème en question (on parle de « concernement »), soit ils ont développé des compétences particulières pour y répondre, par passion ou du fait même de leur activité professionnelle. Lorsqu’on réunit ces experts profanes, on obtient des délibérations de haute qualité, avec des points de vue plus complets, plus mesurés et plus constructifs.

Nous poussons ce parti pris du ciblage citoyen dans les étapes suivantes, notamment au stade de la co-décision, en proposant d’expérimenter, dans certains cas spécifiques et sur des sujets plutôt nationaux ou régaliens, de nouvelles formes d’expression du droit de vote avec la mise en place d’un système de « démocratie liquide ». Il s’agit d’un dispositif de délégation qui consiste à confier son droit de vote sur tel ou tel sujet à quelqu’un de plus expert que soi. Ce système a été testé dans certains pays nordiques, et a permis de prototyper une véritable « démocratie de la compétence ». Nous évoquons également dans le livre l’hypothèse du vote différencié, qui consiste à concevoir que sur certains scrutins ou lors de référendums, certaines catégories d’électeurs pourraient bénéficier d’un droit de vote supérieur aux autres : notamment les citoyens qui seraient davantage concernés par les conséquences du scrutin en question. Par exemple, les jeunes générations sur la transition écologique ou lors du référendum britannique sur le Brexit.

 

 

Ces dernières années, nous avons pu voir la mise en place d’outils démocratiques comme la Convention Citoyenne pour le Climat, tendons-nous vers une démocratie plus participative et inclusive  ?

En effet, nous observons depuis 2 ans une avancée notable dans le domaine de la démocratie participative avec des initiatives de grande ampleur de type Grand débat national ou Convention Citoyenne pour le Climat. Cela part d’une intention d’inclusion tout à fait louable, même si ces initiatives n’ont pas encore conduit aux décisions politiques auxquelles elles auraient dû aboutir.

Nous avons notamment été surpris dans le cas de la Convention Citoyenne pour le Climat par la promesse du « sans filtre ». Il aurait fallu considérer cette Convention non pas comme une fin de processus législatif, mais comme un étape clé dans une démarche itérative plus respectueuse des prérogatives des experts et des parlementaires. Les 150 citoyens tirés au sort ne peuvent pas être considérés comme des députés de fait, bénéficiant soudainement d’un mandat impératif. Ils doivent en revanche fixer les grands principes de l’action publique, les priorités déterminantes, les points d’intransigeance et les espaces de compromis possibles. Notons qu’on peut également s’interroger sur le critère de représentativité de ces 150 citoyens censés reproduire une « France en miniature » : dans un tirage au sort non assorti d’une obligation de participation (contrairement aux jurys d’assises), ne s’investissent que les plus convaincus. Sans compter la question de la représentativité des groupes de travail : s’il est déjà difficile d’être représentatif à 150, comment l’être à 15 personnes, une fois réparties par sous-groupes sur tel ou tel thème, « Se nourrir » ou « Se déplacer » ?

On aurait pu imaginer une démarche différente : par exemple, 50 conventions chacune constituée de 150 citoyens partout en France, un débat plus large sur une plateforme digitale, ou encore la validation des 149 propositions des Conventionnaires par des échantillons de 1000 personnes (méthode des quotas) représentatives de la structure de la population française…

 

 

Pouvez-vous donner des exemples concrets en France ou dans le monde d’initiatives mises en place qui fonctionnent ?

Dans le livre, nous donnons l’exemple de la Climate Assembly UK, l’équivalent britannique de la Convention Citoyenne pour le Climat, qui s’est déroulée au même moment et dont quasiment personne n’a parlé. La démarche semblait similaire sur le papier, mais elle a été conçue sur des postulats bien différents. 108 citoyens tirés au sort, à qui on a demandé non pas de co-construire les futurs projets de lois « sans filtre », mais de fixer les grands principes d’action du gouvernement britannique, c’est-à-dire les conditions d’acceptation des futurs projets de loi. 25 grands principes ont ainsi été sélectionnés, comme par exemple : envisager une transition par phase, partager à égalité les responsabilités entre les individus, les entreprises et le gouvernement, préserver l’économie et les emplois britanniques, faire mesurer les progrès par un tiers de confiance, etc.

A la différence des 149 propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat, ces 25 grands principes de référence sont là pour fixer les principes et critères des futurs acceptables susceptibles d’aider la décision, sans formuler une mesure technique dont la faisabilité serait rapidement sujette à caution. En d’autres termes, ils ne se substituent pas au travail des experts et des députés. C’est un bon exemple de compréhension de là où se situe le rôle et la valeur du citoyen dans un travail de co-construction publique. Les citoyens interviennent dans le processus, mais ils ne sont pas seuls. C’est à une véritable « négociation collective » entre élus, experts, société civile organisée (syndicats, ONG, associations) et citoyens qu’il faut s’atteler pour mieux co-décider. Lorsque nous aurons réussi à installer une culture du compromis et du sacrifice « raisonnable » entre ces grandes parties prenantes, on aura fait progresser la rencontre entre le Demos (le peuple) et le Cratos (la puissance de décider).

 

« Il faut installer une culture du compromis, du sacrifice “raisonnable”
et faire progresser la rencontre entre le Demos et le Cratos.
»

 

 

Pour en savoir plus :

La démocratie, autrement – L’art de gouverner avec le citoyen, Frank Escoubès et Gilles Proriol

 

 

Christophe Chenebault est accompagnateur d’entrepreneurs positifs, co-fondateur des Rencontres Changer le monde, co-initiateur du mouvement Printemps de l’Education. Il est l’auteur du livre « Impliquez-vous ! » sorti en 2012 aux éditions Eyrolles, et publie ce mois-ci son livre « Bienvenue dans un monde positif » aux éditions Massot.

 

Pouvez-vous vous présenter  ?

Après avoir été entrepreneur dans l’internet culturel, j’ai changé de vie il y a 10 ans et je me consacre aujourd’hui à faire avancer un monde plus écologique, plus solidaire, plus démocratique en accompagnant notamment des porteurs de projets positifs.  J’ai co-fondé les “Rencontres Changer le Monde », qui rassemble les acteurs de changement, et co-initié le Printemps de l’éducation, un mouvement citoyen associatif pour le renouveau de l’éducation qui a pour objectif de relier les acteurs innovants de l’éducation en France.

Je publie ce mois-ci mon livre « Bienvenue dans un monde positif : 100 initiatives inspirantes pour croire en l’avenir », un tour du monde des meilleures initiatives positives qui forment pas à pas une révolution douce et silencieuse, une sorte d’intelligence collective à l’échelle planétaire. Il existe une multitude de graines de changement qu’il faut savoir mettre en avant pour s’en inspirer car nous n’avons pas d’autres solutions que de rester positif afin de mener à bien la transition, il en va de notre destin en humanité. Comme le dit Pierre Rabhi, « un magnifique chantier s’offre à l’imagination des bâtisseurs du futur ».

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Il existe une multitude de graines de changement
qu’il faut savoir mettre en avant pour s’en inspirer”

 

 

Comment consommer des informations positives aujourd’hui ?

L’idée selon laquelle les informations dites positives ne sont pas vendeuses est encore bien ancrée dans l’esprit des médias classiques. Good news is no news. Les citoyens nagent dans un océan d’informations négatives, les médias sont anxiogènes, et ne savent plus ce qu’est une bonne nouvelle. Mais il est important d’écouter le murmure de la forêt qui pousse plutôt que le bruit de l’arbre qui tombe. En effet, nous devons porter un nouveau regard sur le monde car notre civilisation a besoin d’un nouveau système d’exploitation. Nous vivons dans une planétarisation des problèmes, il nous faut donc entrer dans une planétarisation des solutions.

Personnellement, à force de baigner dans les initiatives positives, j’ai développé un radar à bonnes nouvelles. Je sais les reconnaître, car elles apparaissent souvent comme des signaux faibles dans les médias. Il est important de développer ce fonctionnement interne, comme une hygiène mentale. Il y a une vraie pédagogie à faire auprès des lecteurs, auditeurs, spectateurs, pour plébisciter les informations positives afin que les médias se sentent obligés de les diffuser.

 

Observez-vous des changements significatifs dans notre rapport au temps ces dernières décennies ?

La consommation d’informations négatives nous emmène dans un imaginaire dystopique et d’effondrement, vers un monde qui n’est plus désirable. Il est important de créer de nouveaux imaginaires partagés, plus joyeux et positifs.

Et les français sont prêts pour ces nouveaux imaginaires. En effet, en 2019 l’ObSoCo et l’ADEME ont conduit l’Observatoire des perspectives utopiques qui a pour mission d’explorer les perspectives utopiques façonnant les aspirations et les imaginaires des citoyens et des consommateurs. Les résultats de l’étude mettent en avant que 55% des français plébiscitent l’utopie écologique, 30% l’utopie sécuritaire et 15% l’utopie techno-libérale. Les français sont donc favorables à une organisation de l’économie et de la société tendu vers l’équilibre et la sobriété : « moins mais mieux ». C’est un signe fort qui montre que quelque chose est en train de changer dans notre société, et qu’il faut nourrir nos imaginaires dans ce sens. Théodore Monod nous dit bien que « L’utopie, c’est simplement ce qui n’a pas encore été essayé ». Les solutions sont possibles, mais nous devons élargir le champ de nos imaginaires. Au-delà du transhumanisme et de l’effondrisme dont on entend beaucoup parler, se trouve ce que j’appellerais l’éco-humanisme positif, une autre voie à explorer.

 

Il faut nourrir nos imaginaires d’informations positives
pour changer la société.”

 

Pour vous, qu’est-ce qu’un monde positif ?

Un monde positif c’est l’enjeu de passer d’une société industrielle autodestructrice à une société qui préserve la vie. Pour se faire, le temps est venu de dresser la liste de ce qui doit croître et décroître. Il nous faut imaginer une autre manière d’habiter la Terre car tout ce que nous faisons aujourd’hui sera l’héritage des générations futures. Comme le dit l’économiste Joseph Stiglitz, « Il n’est pas trop tard pour sauver le capitalisme de lui-même ». Ce monde est là, bien présent, mais n’est pas encore mis en avant.

Dans mon livre, je mets en avant ces solutions concrètes comme la mise en place d’une Commissaire aux générations futures au Pays de Galles, une première mondiale, c’est-à-dire que toutes les décisions prises par le gouvernement passent par un filtre lié aux préoccupations et au bien-être des générations futures. Au Bhoutan, depuis les années 70, on ne parle plus de Produit National Brut, mais de Bonheur National Brut, toute la société est orientée vers le bonheur de ses habitants. Je mets également en avant les droits de la nature, avec par exemple la constitution de l’Équateur qui donne depuis 2008 une personnalité morale à la nature, permettant de modifier le rapport de force entre les humains et la nature. Le Costa Rica est le premier pays au monde à fournir 100% de son électricité grâce aux énergies renouvelables, Sao Paulo a supprimé intégralité de ses milliers d’affiches publicitaires extérieures dans ses rues, la Finlande a élaboré un plan pionnier pour sortir l’ensemble des SDF de la rue, la France a été une référence sur la loi contre le gaspillage alimentaire qui oblige la grande distribution à distribuer les aliments périmés à des associations caritatives. Il existe encore beaucoup d’autres initiatives, et elles sont une source d’inspiration essentielle pour tous les pays.

 

Quelle est votre vision du changement aujourd’hui, comment agir  ?

Il me semble que l’ensemble de la société doit agir de concert. Les initiatives individuelles sont importantes, chacun doit prendre conscience de ce qu’il peut changer dans son quotidien. La première étape est une prise de conscience individuelle, ouvrir son imaginaire a une autre vision du monde et le cultiver. Nous avons ensuite deux outils puissants à titre individuel : le vote et la consommation.

Les entreprises et les organisations ont leur part à jouer également, avec par exemple les B corporation qui certifient les changements ESG (environnement, social et gouvernance) de l’entreprise. Et bien-sûr les pouvoirs publics peuvent acter un changement majeur dans la politique. Darwin disait « Ce n’est pas la plus forte ni la plus intelligente des espèces qui survivra, mais celle qui est la plus apte à changer. La société doit agir à tous les niveaux pour opérer ce changement.

 

Quels sont vos futurs désirables ?

En ces temps de grands rassemblements internationaux liés à la biodiversité, je pose l’intention d’une reforestation de la planète, d’une préservation des espèces animales en danger d’extinction et d’une conservation de 30% de la planète sous forme d’aire naturelle protégée. Je souhaite donc une préservation du « jardin planétaire » dont nous sommes, ensemble, les jardiniers. Puissions-nous ainsi laisser aux générations futures un monde meilleur que celui que nous avons reçu.

 

 

Jean Viard est sociologue et directeur de recherche associé au Cevipof-CNRS. Il a notamment travaillé sur l’espace et les temps sociaux, la mobilité et le politique. Il sort ce vendredi 21 mai son nouveau livre « La révolution que l’on attendait est arrivée ».

 

L’espérance de vie a augmenté et pourtant nous avons l’impression de passer notre vie à courir après le temps, à quoi cela est dû  ?

L’espérance de vie a augmenté de 40 ans depuis 2000 ans, avec une accélération depuis l’après-guerre.  Nos grands-parents disposaient ainsi d’un capital de 500 000 heures lorsqu’un enfant qui naît aujourd’hui dispose d’un capital de 800 000 heures.

Et en plus nous travaillons beaucoup moins. Nous consacrons en moyenne 67 000 heures (10% de nos vies) lorsque nos grands-parents y dédiaient 200 000 heures. Il n’avait que peu de temps pour apprendre, lire, aimer…

La question est bien sûr : que faisons-nous de ce temps gagné ?

Je crois tout d’abord qu’avec ce temps gagné, nous faisons plus d’activités inventées par la société de consommation et de loisirs. L’offre de choses à faire est devenue pléthorique. N’oublions pas que nous passons encore 100 000 heures devant la télévision et les écrans…

Je suis aussi convaincu que plus la vie est longue, plus nous la passons en séquence courte, c’est-à-dire qu’à tout âge nous pouvons retenter notre chance : professionnelle, géographique, familiale, politique… Plus nous multiplions les séquences courtes, plus nous avons le sentiment d’être acteur de notre propre existence et plus le temps va passer vite. Nous allons avoir tendance à nous battre pour des causes et non plus pour des idéologies. Les jeunes générations, par exemple, ont plus tendance à adhérer à des opérations, ponctuelles, plutôt qu’à des partis. Nous sortons finalement de l’ancien modèle dans lequel nous restions toute notre vie dans une même structure ou dédié à une même cause.

Mais il devient alors complexe de combiner temps long et temps court : comment porter une structure lorsque ses membres ne restent qu’une courte période ? Comment articule-t-on ces séquences courtes avec l’allongement du temps ? Pour l’instant, nous ne savons pas gérer ce décalage.

Plus nous multiplions les séquences courtes, plus nous avons le sentiment d’être acteur de notre propre existence et plus le temps va passer vite.”

 

 

Dans notre société capitaliste, le temps est-il devenu un produit de consommation comme un autre ?

Nous sommes dans une société de l’instantanéité planétaire, du contact grâce au numérique, et dans une société de l’information en continue. Nous avons toujours peur de louper quelque chose, de ne pas vivre un moment. Il y a une aliénation profonde : nous sommes dépendants de cette information alors que les deux tiers ne nous est pas nécessaire.

J’ai pu observer lors de mes travaux sur les vacances l’apparition de la télévision dans le tourisme social dans les années 90. Aujourd’hui, nous observons un réel besoin de déconnexion, avec un refus de répondre à la sollicitation immédiate. Plus le temps s’accélère et plus le besoin de déconnexion est grand. On nous a appris à gérer notre temps de travail avec les congés payés, l’âge de la retraite, la journée de 8h… Mais on ne nous a pas appris à nous débrancher de la course éperdue du monde sur lui-même.

Il faut que nous apprenions la gestion du temps libre et cette instantanéité communicationnelle, qui n’a pas que des défauts puisqu’elle permet un sentiment de lien à l’humanité :  je peux m’intéresser à toute heure à ce qu’il se passe à l’autre bout du monde.

Observez-vous des changements significatifs dans notre rapport au temps ces dernières décennies ?

Nos sociétés ont longtemps été dirigées par le temps religieux, jusqu’à la fin du 19e siècle. Le mot repos n’existe que depuis 1880, car avant on ne se reposait pas mais on rendait son temps à dieu le dimanche. Ensuite nous avons vu le temps politique prendre le dessus, différemment rythmé : regroupement par classe sociale, lutte des classes, formation en syndicat, manifestations etc. Cela a structuré plusieurs générations notamment pendant les guerres.

Nous sommes ensuite entrés dans une société du temps libre : ce qui structure nos vies aujourd’hui, c’est tout ce qui a été codifié à travers les vacances, les congés payés, la vie culturelle, les loisirs. Sous Napoléon, on estime qu’on était actif à peu près 70% de son temps éveillé, aujourd’hui nous le sommes à environ 30%. En effet, à l’époque, on construisait notre vie sociale à travers le travail : les fêtes populaires se passaient pendant le temps de travail, on festoyait avec nos collègues. Aujourd’hui nous avons sorti le lien social du cadre professionnel, et c’est comme ça que nous avons gagné du temps libre.

Ce temps libre, par définition, n’a pas de règle. De plus, il est socialement très typé. Selon la classe sociale, nous n’allons pas le dépenser de la même manière. Avec le confinement, nous avons observé l’installation profond du temps végétal : aujourd’hui, 63% des français ont des jardins, et leur temps libre est rythmé par la météo, par exemple, s’il fait beau, je tonds mon jardin sur mon temps libre. Nous n’avons jamais été autant connecté à la technologie et aussi proche de la nature : nous avons basculé dans une civilisation numérique et écologique.

 

Nous n’avons jamais été autant connecté à la technologie et aussi proche de la nature : nous avons basculé dans une civilisation numérique et écologique.”

 

Qu’est-ce que la crise sanitaire et la succession de confinements ont changé dans notre rapport au temps  ?

Le confinement nous a montré qu’on pouvait modifier nos rythmes de vie et notre rapport à elle. Le fait d’être enfermé entre quatre murs, seuls ou accompagnés, a donné de l’intensité à des éléments qui n’en n’avaient pas et a rendu certaines choses insupportables alors qu’elles ne l’étaient pas : son couple, son métier, son logement. Nous avons observé l’arrêt de la société du temps libre.

D’un point de vue de notre rapport à l’espace, nous voulons plus de nature : des rivières, du paysage patrimonial, au détriment de la modernité : bitume, rond-point, supermarchés… Après un siècle de montée vers la ville, après la société industrielle, on assiste au grand retour des territoires et des lieux. Nous souhaitons moins de modernité dans le paysage car la modernité est concentrée dans notre smartphone et dans la technologie et dans des objets de plus en plus miniaturisés. C’est le passage de la modernité à l’esprit des lieux, avec un réenchantement des territoires.

 

 

L’annonce de la fin des temps avec le réchauffement climatique vient-il aussi bousculer notre rapport au temps ?

Nous sommes en train de comprendre que le monde n’est pas éternel, il y a une fin annoncée. Mais nous avons du mal à penser deux temps en même temps, à faire la séparation entre ce qui est certain et ce qui ne l’est pas. Il y a le temps court de l’action maitrisable et le temps long de la survie. La protection civile pour une société plus chaude à 2°C c’est maintenant qu’il faut la construire. Le monde restera habitable, pas partout, mais il faut déplacer le climat de 500km.

La question qui se pose maintenant est : devons-nous laisser la démocratie primer quitte à aller vers l’extinction de notre espèce ou devons-nous tendre vers une dictature écologique pour la préserver ?

La perception du futur change également avec la bataille de l’espèce pour notre survie. Auparavant, le futur était perçu comme incertain mais positif, aujourd’hui il est perçu comme certain, du fait du réchauffement, et négatif. L’incertitude, c’est la joie de vivre, c’est ce qui nous pousse à continuer, c’est ce qui nous fascine. La limite écologique du monde enlève cette incertitude.

Alors, comment vivre dans un futur que l’on ne désire plus ?

 

Quels conseils donnerais-tu pour mieux gérer son temps dans l’après-covid  ?

Pour habiter l’incertitude, il faut avoir plusieurs rapports au réel, il faut intégrer différentes cultures. Les personnes les plus riches sont celles qui ont un pied dans la campagne et un pied dans la ville. Il faut être dans ces deux dimensions : la nature pour le temps long, la ville pour le temps court, ses moments éphémères, ses relations sociales.

Campagnard et citadin donc, mais aussi intellectuel et manuel : Soyez bi !

 

Pour aller plus loin :

L’express : « Nous allons sans doute vers les dix Glorieuses »
https://www.lexpress.fr/styles/jean-viard-nous-allons-sans-doute-vers-les-dix-glorieuses_2148854.html

Le Temps : « Les villes vont devoir miser sur l’esprit des lieux »
https://www.letemps.ch/economie/jean-viard-villes-devoir-miser-lesprit-lieux

Bibliographie de Jean Viard, aux éditions de l’Aube :
http://editionsdelaube.fr/auteurs/jean-viard/

 

Céline Puff Ardichvili est communicante et entrepreneuse. Elle est partenaire dirigeante au sein de Look Sharp, une agence engagée de conseil en communication et relations média. Elle a co-écrit avec Fabrice Bonnifet le livre « Entreprises contributives : concilier modèles d’affaires et limites planétaires » sorti chez Dunod en avril 2021. Elle est également engagée dans la Convention21 et au sein du Défi Biodiversité que nous portons. 

 

Peux-tu te présenter ?

Je suis experte en communication, notamment dans les relations presse et relations publiques, un domaine dans lequel je suis tombée un peu par hasard. Quand j’ai commencé, je travaillais notamment sur des sujets tech. Sensibilisée à l’environnement depuis toute petite, j’ai voulu amener les sujets environnementaux et sociétaux dans mon métier pour éviter de participer au greenwashing et essayer d’apporter une valeur ajoutée à mes clients. J’ai repris un master 2 à Dauphine pour monter en compétences sur ces sujets-là et légitimer les conseils que je pourrais apporter.

Je me suis ensuite associée à mon amie Béatrice Lévêque qui fondait l’agence Look Sharp. Aujourd’hui nous faisons des relations presse et publiques pour des sujets que nous estimons, des sujets de transition qui font pour nous partie des réponses sociétales et environnementales pertinentes

 

Quel rôle la communication a à jouer dans la transformation des entreprises  ?

La communication a mauvaise presse, nous sommes perçus un peu comme les publicitaires qui ont fait acheter n’importe quoi et toujours plus aux gens, et surtout ce dont ils n’avaient pas besoin. Les relations publiques en général et presse en particulier, en plus, sont peu visibles pour le grand public, et l’action est généralement peu transparente… jamais un journaliste ne dira : « ce sujet m’a été proposé par un attaché de presse, et j’ai choisi de le traiter ».

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. Récemment, il y a eu un mouvement d’ingénieurs qui ont démissionné, faute de pouvoir changer les choses de l’intérieur. Rien que cela est une action et un acte militant contribuant à montrer aux entreprises que leurs propres collaborateurs ne sont pas en phase, et que si elles ne se transforment pas, les meilleurs vont partir. L’une des parties prenantes la plus critique mais aussi potentiellement la plus capable de transformer l’entreprise de l’intérieur, c’est justement le collaborateur. C’est un postulat que je défends, que je vis, que je raconte. L’entreprise doit aborder le changement, car elle est cernée, de l’extérieur par la réglementation et par les attentes des consommateurs mais aussi de l’intérieur par une attente profonde des collaborateurs. C’est le rôle de l’entreprise contributive d’y répondre, quitte à faire des renoncements et à transformer sa manière de faire des affaires : c’est ce dont on parle avec Fabrice Bonnifet dans notre livre.

 

J’ai la profonde conviction que tous les métiers doivent se transformer, chaque branche doit prendre sa part. ” 

 

On peut parler de communication responsable ?

Tout à fait. La communication responsable c’est être conscient de l’impact du message que tu vas relayer. Il faut pour cela renoncer à la facilité – la fameuse phrase courte, les mot-valise, les raccourcis… Cela nécessite formation, réflexion et mise en contexte pour retrouver la communication sur le bon sujet à la bonne échelle d’enjeux. La communication responsable inclut également la façon de travailler avec ses clients, les relations humaines que tu vas tisser – sont-elles intègres, honnêtes ? On ne peut plus laisser son rôle de citoyen lorsqu’on arrive le matin dans son entreprise. C’est ce qui nourrit la perte de sens. Nous avons justement besoin de cette intelligence citoyenne en entreprise.

 

Nous observons une tendance de plus en plus forte au greenwashing. Quid de la tolérance vis-à-vis de ces publicités ?

Je remarque que les consommateurs, notamment les jeunes générations, forment un public de plus en plus averti et attentif face à la communication des entreprises – sur les sujets environnementaux mais aussi sur des problématiques sexistes ou discriminatoires.

Les tactiques pour contourner le greenwashing se veulent peut-être plus fines, et donc sournoises, mais en même temps, auprès d’un public sensibilisé, elles sont de plus en plus visibles. Tu peux continuer à montrer une voiture, mais pas sur du gazon, mais tu peux la montrer sur une route qui traverse du gazon. Te laisses-tu encore berner par le gazon ? À mon sens, aujourd’hui, beaucoup de greenwashing est le résultat de maladresses de communicants peu formés aux enjeux, au-delà de réelles intentions de tromper qui ont longtemps caractérisé ce ripolinage vert.

Les communicants peuvent se remettre en question et challenger les briefs de leurs clients : il faut critiquer de manière constructive, conseiller, apporter de la valeur ajoutée. C’est ce qui rend le métier intéressant pour le consultant, et indispensable pour son client : une approche gagnant-gagnant des deux côtés.

 

Des débats ont émergé autour de la fin de la publicité, notamment dans l’espace public. Arriverons-nous un jour à une ville sans publicité ?

Je ne pense pas. C’est également une caricature de laisser penser que beaucoup de gens veulent « la mort de la pub ». Ce n’est évidemment pas le cas. Mais songez que, dans une journée, nous sommes exposés à plusieurs centaines de stimulis provenant de la publicité. Il faut se poser la question de quelle société nous voulons, dans quelle ville nous souhaitons évoluer, est-ce que c’est nécessaire que chaque m2 de l’espace public soit loué à la publicité ? Jusqu’où la liberté d’afficher et d’interpeler le consommateur primera sur la liberté de se promener l’esprit libre de sollicitations permanentes ? La finalité même de la publicité pourrait être réinterrogée, en même temps que le mouvement de remise en question de la finalité de l’entreprise.

 

Que penses-tu des mesures prises dans la loi climat et résilience sur la publicité ?

La règlementation en cours sur le greenwashing n’est pas dissuasive. Par exemple, une proposition dans la loi Climat et Résilience prévoit que s’il y a démonstration de greenwashing

Nous avons pu observer une telle bronca des lobbies des publicitaires classiques par rapport à la loi Climat et Résilience, de l’autorégulation au bilan carbone de ses campagnes, jusqu’à la caricature de type « la pub c’est la vie dans la ville », « sans pub, c’est la mort des médias » ou « la pub, c’est la santé de la démocratie ». Réguler la publicité est déjà compliqué. Le cadre pour certaines publicités notamment le street-marketing ou les écrans digitaux n’est pas encore bien clair. Sans compter que certaines règlementations existantes, comme l’obligation d’éteindre les vitrines, ne sont même pas respectées… Ce qui est certain en revanche, c’est que l’autorégulation ne suffira pas – elle ne sera que façade et contournement.

La loi Climat et Résilience ne prévoit pas grand-chose, mise à part l’interdiction de la promotion des énergies fossiles, la lutte contre la distribution d’échantillons et la diminution des prospectus. Encore une fois, ce n’est pas suffisant. L’agressivité des écrans publicitaires et la teneur des messages n’ont pas été remis en question – il est toujours plus facile de mettre le projecteur sur le produit ou sur le comportement du consommateur. Cette loi est déjà désuète. Il y avait des propositions extrêmement intéressantes de la part de la Convention Citoyenne, comme une loi Evin pour la publicité avec des avertissements. On l’a accepté au nom de la santé, pourquoi pas pour le climat ? Les sujets se rejoignent forcément, le nier contribue à ralentir l’action.

La réglementation, si et quand elle arrive, vient seulement acter le fait que la société a évolué. L’entreprise peut anticiper cela, et en faire un avantage. Elle peut se saisir de cette opportunité de voir la société évoluer et intégrer ces mutations en même temps que la société pour ainsi accompagner les changements de comportements – voire les impulser. Celles qui ont tendance à attendre que la règlementation vienne les contraindre seront en retard. Sur le sujet de la pub comme sur tous les autres sujets liés à l’environnement d’ailleurs.

 

“ Ce qui va fonctionner pour l’anti-greenwashing, c’est la dénonciation sur les réseaux sociaux, le name & shame. Cela va créer de mini scandales permettant d’élargir l’impact depuis un public averti vers le grand public. ” 

 

Est-ce que tu as des exemples de publicités ou campagnes de communication récentes pertinentes à tes yeux ?

Une qui me vient à l’esprit est la publicité pour la Citröen Ami, voiture de ville 100% électrique. Je ne vais pas parler du produit car je ne me suis pas penchée dessus – il y a évidemment un sujet plus profond lié à la mobilité électrique, tout n’est pas tout blanc ni tout noir. Mais on peut dire que la publicité en elle-même est réussie. Elle remet en question la finalité de la voiture en ville. « Si vous voulez vraiment 300 chevaux dans Paris, allez dans un hippodrome » : on ne nous flatte pas, on ne nous vend pas de la puissance, du désir de domination, ni même de l’esthétisme. Elle prend le contre-pied des codes publicitaires liés à l’automobile.

 

Après le greenwashing, les entreprises sont-elles de plus en plus tentées par le missionwashing ?

Le problème c’est la crise de confiance globale : envers les politiques, envers les marques et les entreprises… Pour se remettre en scène, le « coup » de la mission parait miraculeux pour ces dernières afin de regagner la confiance des consommateurs et des collaborateurs.

Mais tout le monde peut afficher sa raison d’être. Se trouver une raison d’être au service du bien commun, c’est une autre paire de manches. La mettre dans ses statuts dans l’objectif de la faire auditer et de devenir une entreprise à mission, c’est encore autre chose. Beaucoup d’entreprises formulent leur raison d’être sans aucune intention de se remettre en question, juste pour embellir ce qu’elles font déjà, et c’est là où l’on peut parler de missionwashing. Le consommateur ne va pas faire attention à la raison d’être affichée, mais aux résultats, à ce qu’il voit quand il consomme, à la cohérence entre les produits et services et leurs valeurs. Si la raison d’être ne change rien à l’offre, c’est qu’elle n’a pas transformé l’entreprise.

Le missionwashing, c’est une chance perdue si l’entreprise ne fait pas d’introspection et ne va pas jusqu’aux renoncements – de certains procédés, de certaines offres – s’il le faut. Mais c’est encore un exercice jeune, il est normal que certaines entreprises s’égarent, il faut qu’elles soient bien accompagnées. Ces sujets ne se travaillent pas seul.

 

À quoi ressemblent tes futurs désirables  ?

Je souhaite être fière du monde qu’on laisse à nos enfants. Se dire qu’en 2021 nous étions dans une mauvaise passe, mais collectivement nous avons su nous retrousser les manches, travailler ensemble et nous saisir de cet élan. J’aimerais pouvoir me dire que la France s’est servie de sa diplomatie climat pour avoir une aura et vraiment travailler à l’échelle européenne et internationale sur ces sujets-là. J’aimerais me dire que c’en est fini des doubles discours, qu’ils soient à l’échelle de l’entreprise ou des états.


Alexandre Rambaud est Maître de Conférence et co-responsable de la chaire “comptabilité écologique” à Agro-Paris Tech, et chercheur au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED). Il interviendra le 13 avril de 12h à 13h dans le cadre de notre défi Biodiversité pour une Conférence Action sur la thématique “Biodiversité et comptabilité : un langage commun ?”

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis maître de Conférences à AgroParis Tech, chercheur au Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement (CIRED) et chercheur associé à l’université Paris-Dauphine, co-directeur de la chaire Comptabilité Écologique et du département « Économie et Société » du Collège des Bernardins. Je viens également d’être nommé Fellow à l’institut des Bacheliers et je suis membre de la commission Climat et Finance Durable de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF)..

 

Pour commencer, qu’est-ce qui vous a amené à porter la vision d’une révolution comptable ?

J’ai commencé comme chercheur en mathématiques, avant de m’orienter en économie de l’environnement. J’ai ensuite été séduit par les travaux de Jacques Richard et j’ai réalisé une thèse sur la comptabilité socio-environnementale. C’est lui qui a réussi à me montrer que la comptabilité n’était pas juste un outil technique, qu’elle cachait une vraie compréhension sociologique et politique du monde et que c’était un moyen d’action extraordinaire. Lorsqu’il a commencé à travailler sur le modèle CARE, cela m’a passionné et j’ai apporté ma touche de mathématicien.

 

“ La comptabilité n’est pas juste un outil technique, elle cache une vraie compréhension sociologique et politique du monde et c’est un moyen d’action extraordinaire. ” 

 

Justement, quel est votre rôle dans la création de la méthode CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) ?

J’ai apporté un esprit de modélisation et de connexion vraiment forte avec l’économie. Le but de ce modèle n’est pas juste de développer une énième méthode de reporting, mais d’avoir une réflexion de fond sur la connexion entre les normes comptables et l’économie, ainsi que sur les conséquences de la mise en place d’un tel modèle sur l’écologie.

J’ai donc aidé Jacques Richard sur la théorisation et la structuration de CARE, et j’ai pris le relai sur le développement opérationnel du modèle.

 

Comment définiriez-vous ce modèle CARE ? En quoi est-il adapté aux enjeux écologiques actuels et à venir ?

Le modèle CARE provient d’une analyse critique de la comptabilité financière et des connaissances actuelles des sciences écologiques.

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. De plus, le marché est considéré comme omniscient, ce qui revient à réduire tout problème à la recherche d’une valeur de marché, y compris pour ce qu’on appelle les externalités (sociales et environnementales). La comptabilité est donc utilisée uniquement pour permettre aux actionnaires de valoriser leur valeur actionnariale, notamment en intériorisant ces externalités pour corriger les différences de marché.

Ces pratiques nous mènent à gérer les problèmes environnementaux, comme le dérèglement climatique, avec des analyses coût/bénéfices (ou risques/opportunités) qui ne sont pas compatibles avec le niveau d’exigence scientifique et écologique de préservation de l’environnement. C’est notamment le cas des approches qui considèrent la nature comme une fournisseuse de services écosystémiques. Depuis les années 70, de nombreux travaux scientifiques ont démontré que la maximisation de ces analyses coût/bénéfices peuvent conduire à l’extermination de populations naturelles et ne s’alignent jamais avec le niveau de résilience des écosystèmes.

 

Actuellement, les modèles de comptabilité tendent majoritairement vers des orientations néoclassiques. Ils ne considèrent le capital humain et naturel que lorsque la nature et l’homme sont intrinsèquement productifs. ” 

 

C’est donc ici que se révèle la spécificité de l’approche CARE ?

Tout à fait, en opposition à ces approches néo-classiques, le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. Pour cela, il faut que l’économie et la comptabilité internalisent et pilotent au mieux les coûts nécessaires pour permettre la préservation de ces entités.

Pour prendre l’exemple du dérèglement climatique, lorsqu’une entreprise émet des gaz à effet de serre, elle emprunte le climat et doit donc le rembourser en l’état. Pour gérer son endettement, elle doit réduire son impact sur le climat et mettre en place des activités de préservation qui visent à contribuer à la stabilité climatique. Cela implique une compréhension de la structuration des coûts de préservation et d’évitement, et de ce qu’est la stabilité climatique.

Le modèle CARE structure donc en interne des dettes vis-à-vis d’entités capitales, comme le climat, et des coûts liés à ces dettes. Cela permet aux décideurs d’avoir une relecture de leur modèle d’affaire et d’obtenir des informations structurelles qui peuvent les aider à assurer la préservation de tous les capitaux.

 

“ Le modèle CARE propose de définir la durabilité comme la préservation de ce à quoi l’on tient. C’est collectivement et en faisant appel à la science que l’on détermine les entités capitales qu’il faut préserver, comme le climat, et par quelles activités on y arrive. ” 

 

N’y a-t-il pas un risque de recourir systématiquement à la compensation pour recouvrir ses dettes extra-financières ?

Tout dépend de ce que l’on entend par compensation. Pour reprendre l’exemple du climat, tout doit être analysé sous l’angle suivant : est-ce que l’action que l’on mène garantit la préservation climatique ? Si l’on s’intéresse aux puits de carbone, il faut qu’ils reposent sur une base scientifique, avec une sécurisation du stockage. Pour donner un ordre d’idée, les coûts attenant pour stocker une tonne de carbone avec garantie et sécurisation de stockage s’élèvent à environ mille euros la tonne.

 

Vous prônez un alignement du capital financier avec le capital humain et le capital naturel, pouvez-vous nous en dire plus ?

Lorsque des acteurs (actionnaires, propriétaires, fournisseurs) apportent du capital à une entreprise, ils font une avance en argent : c’est ce que l’on appelle le capital financier. Tous les apporteurs sont traités au même niveau et la comptabilité sert à savoir ce qui a été fait avec cet argent. Ce que le modèle CARE dit, c’est qu’il faut conserver ce mécanisme et l’étendre aux autres avances (en climat, en sols, en écosystèmes) afin qu’elles soient remboursées en état et sans hiérarchie. Il s’agit donc d’une continuité du système comptable qui existe déjà dans de nombreuses entreprises.

 

Si l’on prend l’exemple du capital humain, qu’est-ce que cela implique concrètement ?

Dans le modèle CARE, chaque être humain qui travaille pour une entreprise est une entité capitale. Le salaire n’existe pas comme tel car il est déconstruit. Une partie sert à garantir la préservation de l’être humain et correspond à ce qu’on appelle le salaire décent. Le reste représente des charges liées à l’obtention de certaines compétences ou à un coût d’accès à la personne, qui ne sont plus liées aux enjeux de préservation du capital humain.

Une entreprise doit donc verser un salaire au moins supérieur au salaire décent pour préserver ses capitaux humains et ne pas s’endetter auprès de ces entités. Cette approche permet également de comprendre comment est alloué l’argent dans la gestion des capitaux humains, entre salaire décent et autres charges.

 

Dans le cas d’un chef d’entreprise qui s’intéresse au modèle CARE, quelle démarche doit-il suivre pour le mettre en place ? Quels vont être les changements dans le fonctionnement de son entreprise ?

Il y a déjà de nombreuses entreprises qui mettent en place ce modèle, des TPE jusqu’aux grandes multinationales. Cela peut se structurer soit sous la forme de programmes de recherches (il faut passer par la chaire Comptabilité écologique), soit sous la forme de développement R&D (il faut passer par des cabinets spécialisés comme ComptaDurable).

Nous allons lancer en avril une association qui permettra de fédérer les professionnels (institutionnels et ONG) qui sont intéressés par le modèle. Elle contiendra le centre méthodologique de CARE et servira également de guichet d’accueil pour les entreprises qui souhaitent mettre en place le modèle, afin de leur orienter au mieux vers les bons acteurs. L’idée est de fonctionner en écosystème et en projets collaboratifs.

 

Nous travaillons beaucoup sur les imaginaires et l’écriture de nouveaux récits chez ENGAGE. À quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Si déjà il y avait la possibilité de reconnaître les dettes vis-à-vis des êtres humains et de la nature, ce serait énorme. Ce serait une clé importante pour résoudre les enjeux de durabilité.

Dominique Bourg est philosophe, professeur à l’université de Lausanne et président du conseil scientifique de la fondation Zoein. Il interviendra le 23 mars dans le cadre des ENGAGE Calls Citoyens.

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis philosophe, professeur honoraire à l’université de Lausanne, directeur de la revue La pensée écologique aux Presses universitaires de France et président du conseil scientifique de la fondation Zoein.

 

Vous écrivez qu’il faut réduire les inégalités sociales si l’on veut réussir notre transition écologique. Qu’entendez-vous par là ?

C’est comme le recto et le verso d’une feuille de papier, ou les deux côtés d’une même médaille. En fait, les inégalités sociales ont toujours été des inégalités environnementales. Les inégalités sociales sont essentiellement des inégalités quant à l’accès aux ressources. Aujourd’hui, qu’est-ce qui détruit le système Terre ? Ce sont les flux de matières et les flux d’énergies …

Sur la question climatique, les chiffres d’Oxfam sont édifiants : les 10% les plus riches, à l’échelle de la planète, émettent 50% des GES et les 50% les plus pauvres en émettent 10% – on ne peut donc en aucun cas distinguer inégalités sociales et inégalités environnementales.

Si nous considérons le contexte français récent, pensons aux Gilets Jaunes … Réguler par les taxes, notamment la taxe carbone, est très pénalisant pour les précaires énergétiques, c’est-à-dire les 7 millions de personnes qui dépensent au moins 10% de leur revenu pour produire leur chauffage et leur eau chaude. Les hauts revenus peuvent encaisser les taxes et ne changer en rien leurs comportements.

Le discours écologique doit être aussi un discours social.

 

Mais c’est autant la question de la répartition de la richesse et du capital que celle de la lutte contre l’exclusion ou la pauvreté ?

Cela va ensemble. Le problème de l’écologie est aujourd’hui celui de la richesse matérielle, qui se mesure en énergies et en flux de matières … Celle-là est destructrice. Ce n’est pas une question d’idéologie, nous allons être obligés de la réduire. Et donc de la réduire en priorité chez ceux qui possèdent le plus.

 

Vous prônez donc la décroissance ? 

Personne n’est vraiment au clair sur cette question … Mais ce qui est clair, en revanche, notamment dans le rapport de l’Agence Européenne pour l’Environnement, sorti le 11 janvier dernier, c’est que nous devons réduire impérativement nos flux de matières et d’énergies à l’échelle mondiale, c’est à dire en fait le volume matériel énergétique de nos économies, donc le volume de nos économies qui sont liées à la production d’objets et d’infrastructures.

Ces productions d’objets et d’infrastructures doivent être réduites de manière drastique. Ce n’est certes pas drôle à entendre mais c’est ainsi. Il s’agit donc d’une décroissance en termes de flux de matières et en termes de flux d’énergies. Maintenant, cela induit-il une décroissance en termes de PIB ? C’est plus compliqué.

Le découplage de la consommation d’énergétique et de la production d’objets et d’infrastructures ne fonctionne pas, c’est un leurre. Depuis le début des années 2000, les flux de matières croissent plus vite que le PIB et la consommation d’énergie va croissante. Nous ne pourrons pas modifier cet état de fait. Il faut donc réduire la production d’objets et d’infrastructures.

La question de la redistribution est aussi centrale. Aux États-Unis, l’essentiel de la croissance dans les dernières décennies a profité à 1% de la population. La croissance du PIB ne débouche donc plus sur aucune amélioration globale et justement répartie des conditions de vie.  Ce n’est pas que la croissance ne suffit pas, c’est que sa redistribution fait défaut.

Depuis la fin des Trente Glorieuses, on remarque que ce qui a fonctionné pendant cette période – croissance du PIB, réduction des inégalités, accroissement du sentiment de bien-être – n’est plus opérant. La croissance n’implique plus le plein emploi et encore moins l’amélioration du sentiment de bien-être. Le débat sur la croissance et la décroissance s’en retrouve, de fait, nuancé.

Ne pouvons-nous pas concentrer nos efforts sur le développement d’activités ‘humanocentrées’ ? Des activités centrées sur la santé, la culture, la relation entre les individus ? Celles-ci sont très peu consommatrices de matières et d’énergies. Donc ne parlons pas de croissance et de décroissance en général, dépassons cette approche duale.

Une décroissance des flux de matières n’induit pas une décroissance tous azimuts. Pourrons-nous compenser cette décroissance-là, nécessaire, par d’autres formes de croissance ? Nous le verrons, la fin n’étant pas la croissance en soi, mais de vivre mieux, de disposer d’activités qui donnent sens, etc. C’est loin d’être impossible. C’est ce qu’il faut rechercher. Reste à en inventer le modèle économique…

 

“ Nous devons réduire impérativement nos flux de matières et d’énergies à l’échelle mondiale. La question de la redistribution est également centrale. ” 

 

Après l’économie, tentons une approche plus sociologique. Sentez-vous aujourd’hui un mouvement profond de retour à la nature ? Qui nous sortirait de la séparation homme-nature qui semble régir notre société depuis 50 ans ?

Mais depuis beaucoup plus longtemps. La séparation homme-nature est le résultat de la civilisation mécanique née aux 16ème et 17ème siècles. Cette séparation s’impose ensuite très vite dans les imaginaires même si elle prend plus de temps à s’imposer sur un plan empirique, pratique. Elle apparait cependant nettement au moment de la révolution industrielle, puis explose après-guerre et notamment dans l’agriculture. Une explosion de l’artificialisation mais aussi des infrastructures qui affirme cette espèce d’écran entre l’humanité et la nature. Nous en sommes encore là aujourd’hui.

On voit aujourd’hui grandir une sensibilité inverse que l’on retrouve par exemple dans le livre de Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres, ou encore dans L’homme chevreuil de Geoffroy Delorme.

Cette sensibilité nouvelle est aussi liée à l’évolution de notre savoir. Autant la science classique disait “je suis neutre et indifférent” autant aujourd’hui la sensibilité et le savoir peuvent se rejoindre.  Je vous invite à lire Etre un chêne de Laurent Tillon qui témoigne de l’évolution de nos connaissances sur les écosystèmes.

La permaculture en est un bon exemple, qui mêle nos inspirations, en l’occurrence les pratiques des aborigènes, et l’intégration de nos savoirs sur les écosystèmes et sur la complémentarité entre les plantes. Nous nous éloignons donc de l’idéal de modernité qui a forgé nos imaginaires et nos sociétés. On assiste à une réforme de nos sensibilités liée à une refonte du savoir.

 

Ce mouvement est-il profond ? Purement occidental ?

La question est très complexe car seule la civilisation occidentale a opéré cette espèce de coupure avec la nature. Pourtant toutes les civilisations se sont empêtrées dans cette modernité et dans la course technologique.

Prenez l’exemple de l’Inde ou de la Chine. Deux pays profondément spirituels et en même-temps, très occidentalisés. Dans ces deux pays, l’autoritarisme ou le populisme compliquent aussi l’expression de la sensibilité.

 

Nous avons abordé la question des inégalités sociales, la question économique, les questions de croissance … Un autre domaine me paraît fondamental, celui de la démocratie. Vous prônez la désobéissance civile. Vous semblez aussi valider une forme d’autorité en matière environnementale ? Ne sont-ce pas deux injonctions contradictoires ?

Je ne promeus absolument pas l’autoritarisme. Nous sommes entrés dans la phase 2 de l’anthropocène, nous subissons l’effet boomerang de 70 années de destruction de notre environnement.

Nous avons bâti nos sociétés dans une logique de croissance qui devait servir le plus grand nombre. Ce système montre des limites criantes, et nous devons aujourd’hui inventer une économie plus juste et plus qualitative, ce que nous ne savons pas encore faire.

Les institutions ont été construites pour bâtir et défendre ce modèle. Elles n’ont pas été conçues pour défendre des intérêts de long terme.Cette phase de transition dans laquelle nous sommes appelle plus de démocratie. Il faut susciter l’envie de cette transition. La dynamique autoritaire ne fonctionnera pas. Il faut au contraire générer de la participation.

Nous sommes entrés depuis 2018 dans une dynamique de bascule culturelle. Une enquête de 2019, actualisé en juin 2020 de l’Obsoco et de l’ADEME, montre que 55% des français pensent que nous n’échapperons pas à la sobriété. C’est énorme. Culturellement, nous avons déjà basculé.

Aussi, le temps citoyen et le temps politique ne sont pas les mêmes. Le temps politique est plus lent. Nous pouvons penser toutefois que la bascule se fera aussi prochainement sur un plan politique. Certes il faut accélérer cette bascule pour avoir une chance de rester dans la limite des 2 degrés.

 

Pourquoi, dès lors, prônez-vous la désobéissance civile ? Pour cette nécessaire accélération justement  ?

Je publie en mai prochain aux Puf avec une doctorante et un doctorant de l’université de Lausanne un livre qui s’appelle Désobéir pour la Terre. Je prône donc effectivement la désobéissance civile. Mais comprenons-nous bien, j’entends la désobéissance civile comme une attitude qui contraint le droit et les politiques à avancer plus vite. Elle ne s’oppose pas à la démocratie, elle en est une expression.

Nous voulons placer le système juridique face à ses contradictions pour le contraindre à aller plus vite.

C’est d’ailleurs ce qu’avait fait le juge Paul Magnaud, au début du 20ème siècle, en refusant de condamner une jeune femme qui avait volé un pain pour sauver sa fille de 4 ans de la famine. Il avait mis la société face à ses contradictions. La société s’est employée, dans les décennies qui ont suivi, à éradiquer l’extrême pauvreté, pour que l’on ne crève plus de faim en France, ce qui est malheureusement en train de revenir aujourd’hui…

C’est ça la désobéissance. Ce n’est pas renoncer à la loi, c’est obliger le système à se réformer plus rapidement, pour que les contradictions se réduisent plus rapidement.

 

La désobéissance civile, ce n’est pas renoncer à la loi, mais d’obliger le système à se reformer plus rapidement. ” 

 

Tout cela nécessite de changer notre regard sur le monde, notre rapport à nous-mêmes, aux autres, au monde. Diriez-vous que cette transition est spirituelle ?

Absolument. Pour moi cette question de la spiritualité est fondamentale. Pour le dire rapidement, toutes les sociétés ont proposé un idéal de réalisation de soi : le salut chez les Chrétiens, l’éveil chez les Bouddhistes, un idéal révolutionnaire chez Staline, certes, un peu hypocrite. Un idéal lié à une certain conception de l’avenir, à un invisible aussi.

Chez nous, le consumérisme s’est imposé. Devenir pleinement humain est devenu synonyme de consommation. Nous savons aujourd’hui que cela ne nous rend pas heureux.

Cela ne signifie pas qu’il faut aller vivre dans un pré à quatre pattes, mais cette consommation n’est pas le chemin de notre épanouissement. Accumuler encore et toujours plus ne résoudra rien. Aujourd’hui nous tâtonnons encore. Mais nous pouvons renouer avec le vivant, nous pouvons inventer de nouvelles relations avec l’autre et avec le vivant. Inventer ensemble un nouvel avenir.

 

Nous travaillons beaucoup sur les imaginaires chez ENGAGE, sur l’écriture de nouveaux récits. À quoi ressemblent vos futurs désirables ?

Pour le symboliser de manière un peu rapide, imaginons des villes européennes qui tournent le dos aux grandes mégapoles. Avec une plus grande et juste répartition de la population sur les territoires. Imaginons une revitalisation des villes moyennes avec des infrastructures très discrètes, des ilots arborés, une biodiversité qui réinvestit la ville …

Des villes qui tournent le dos aux grandes mégalopoles asiatiques et leurs dizaines de millions d’habitants, bétonnées, sillonnées par des voitures autonomes, traversées par les 5, 6, 7G …

Mon choix est clair et je crois que nous pouvons choisir d’incarner un autre idéal en Europe.

Delphine Hervot est consultante en conduite du changement et en développement du Leadership. Elle est Exploratrice pour ENGAGE et alumni de la 9ème édition du Programme Transformation.

Peux-tu te présenter ?

J’ai eu un parcours essentiellement international. Pendant 18 ans, j’ai été collaboratrice au sein du leader mondial de la post-production, Deluxe, à Montréal, où j’ai occupé des postes à hautes responsabilités. J’ai été vice-présidente des Opérations Internationales de sous-titrage multilingue, et vice-présidente du leadership et de la culture organisationnelle.

J’ai toujours été passionnée par l’humain, par les dynamiques collectives, l’innovation managériale ainsi que le développement des collaborateurs. J’ai toujours cru en l’intelligence collective comme activateur du changement et comme agent libérateur de la créativité. J’ai beaucoup milité en interne pour une transformation des organisations et pour une réinvention managériale, mais ça n’a pas toujours été populaire dans une entreprise américaine traditionnelle.

Il y a trois ans, je suis rentrée en France et j’ai décidé d’opérer une réorientation et un réalignement afin d’utiliser mon bagage de compétences pour faire ce par quoi j’ai toujours été passionnée : la transition et l’innovation managériale. Aujourd’hui je fais du conseil en transformation d’organisation, en conduite du changement et en développement du leadership.

 

Pourquoi es-tu devenue Exploratrice pour ENGAGE  ?

J’ai commencé à suivre les formations de l’ENGAGE University il y a trois ans lorsque je suis rentrée en France : leadership, organisations éthiques et responsables, art oratoire, intelligence collective… J’ai souhaité aller plus loin avec ENGAGE au moment du confinement, lorsque les ENGAGE Calls Citoyens ont été lancés, l’émission participative live avec des intervenants de la communauté d’ENGAGE. Je me suis alors portée volontaire pour être Exploratrice et faciliter les temps d’intelligence collective qui font suite à ces conférences citoyennes. Je souhaitais transmettre et rendre tous les savoirs appris par ENGAGE.

 

Quels sont tes rôles en tant qu’Exploratrice  ?

Je suis facilitatrice pour les temps d’intelligence collective et également Exploratrice pour le Défi Biodiversité.

En tant que facilitatrice, j’interviens dans le deuxième temps des conférences pour animer les temps d’intelligence collective et aider à faire émerger des pistes d’actions sur des sujets précis abordés pendant la conférence. Récemment, nous avons eu la chance de travailler sur des ateliers de prospective et de design fiction.

En tant qu’Exploratrice pour le Défi Biodiversité, mon rôle est d’accompagner une entreprise et plus particulièrement une équipe dédiée au Défi. Nous suivons cette équipe pendant plusieurs mois pour transformer leur organisation en alliée de la biodiversité. Nous sommes à la fois des agents de liaison entre ENGAGE et l’entreprise, des vigies sur les questions éthiques notamment, mais aussi des boosteurs d’énergie pour les aider à mobiliser les équipes en interne. Nous facilitons leur sensibilisation aux enjeux de biodiversité et aidons leur réflexion sur la façon dont l’entreprise peut inscrire ces enjeux au cœur de ses activités..

 

Qu’est-ce que t’apporte ton rôle d’Exploratrice ? 

Pour être à la fois engagée en tant que citoyenne mais aussi performante dans le domaine que j’exerce, j’ai besoin d’être toujours à jour en termes de connaissances des grands enjeux actuels. ENGAGE me donne un accès précieux à ces connaissances, me nourrit et m’aide à être mieux outillée pour la compréhension du monde dans lequel on vit. C’est très riche d’un point de vue personnel et professionnel. Cet outillage me permet d’aider et d’accompagner concrètement les entreprises dans leur transition et leur transformation, de les aider à maitriser ces grands enjeux du XXIe siècle et surtout de les amener à aligner les 3 P, essentiels aux leaders d’aujourd’hui et de demain : People, Profit & Planet.

 

“ Pour être à la fois engagée en tant que citoyenne mais aussi performante dans le domaine que j’exerce, j’ai besoin d’être toujours à jour en termes de connaissances des grands enjeux actuels : ENGAGE me donne un accès précieux à ces connaissances. ” 

 

Pourquoi l’engagement citoyen est-il particulièrement important aujourd’hui  ?

Je pense que chaque citoyen fait partie d’un tout : il faut nous protéger mais aussi protéger les autres et la planète.

Il est important de ne pas enfermer l’engagement citoyen dans un seul domaine, le politique ou l’environnemental, c’est réducteur et cela peut même rebuter. L’engagement se décline dans beaucoup de domaines, et chacun peut trouver l’engagement qui lui correspond et qui le fera vibrer.

 

Peux-tu nous dire quelques mots sur ta participation au Programme Transformation 

Le dernier programme de l’ENGAGE University auquel j’ai participé est le Programme Transformation qui s’est déroulé sur trois mois. C’est un programme extrêmement riche et pluridisciplinaire, de 75 heures avec une trentaine d’intervenants que j’ai véritablement trouvé exceptionnels. Un programme qui balaye les grands enjeux du XXIème siècle et qui apporte théorie, outils et compétences. Ce programme nourrit l’esprit et facilite l’application des apprentissages dans sa propre sphère de responsabilité.

Ma promotion était constituée d’une vingtaine de participants, et même si nous avons dû vivre le programme entièrement à distance à cause des conditions sanitaires, c’était une formidable aventure collective dans laquelle nous avons pu créer du lien.

Le programme permet des temps d’échange privilégiés avec les intervenants mais aussi des temps de dialogue et de liens avec nos pairs durant lesquels nous nous nourrissons de nos compétences et approches respectives.

 

Le Programme Transformation nourrit l’esprit et facilite l’application des apprentissages dans sa propre sphère de responsabilité. ” 

 

Pour finir, quels seraient tes futurs désirables ?

Un monde où l’on prend soin de soi, des autres et de la planète.

 

Bruno Roche est chef économiste du groupe Mars. Il nous parlera de l’économie de la mutualité et de la possibilité d’inventer d’autres modèles pour les entreprises afin de les mettre au service du bien commun et de ce qui compte vraiment.

 

Vous êtes sur le point de lancer la Fondation de l’Économie de la Mutualité. D’où vous est venu ce projet ?

Je me souviens que dès 2006, le président du Conseil d’Administration du groupe Mars challengeait son comité exécutif car il ne souhaitait pas augmenter le niveau des profits afin de ne pas fragiliser la chaîne de valeur et éviter, en augmentant les marges, de créer un appel d’air pour la concurrence. Sa vision n n’était pas philanthropique mais pragmatique : quel est le juste niveau de profit pour maximiser la performance et faire prospérer mon entreprise et son écosystème ?

A l’époque, nous nous sommes rendu compte que cette question passionnante n’avait jamais été étudiée dans la littérature économique. Nous avons alors cherché à savoir s’il serait possible de créer un modèle économique non pas basé uniquement sur la maximisation des profits des actionnaires et sur les rapports de force, mais un modèle fondé sur des rapports de réciprocité et sur une vision plus large du capital : financier mais aussi naturel, humain et social.

 

“ les capitaux non financiers sont à la fois mesurables, relativement simples, et actionnables.

 

Au bout de quatre ans de recherche nous sommes arrivés à un constat clair : oui, les capitaux non financiers sont à la fois mesurables, relativement simples, et actionnables. C’est-à-dire qu’il est possible au niveau du management de mettre en place des actions concrètes pour créer du capital humain, social, naturel, de la même manière que l’on a sait créer des marques et des produits.

Nous avons démontré que lorsqu’on augmente les capitaux non-financiers dans l’écosystème de l’entreprise, sa performance financière augmente aussi. Nous avions mis le doigt sur une innovation managériale !

 

“ Ce qui est au centre, c’est la raison d’être.

 

Comment est-il possible de mesurer ces capitaux ?

D’abord, nous travaillons avec les entreprises pour déterminer leur raison d’être et comprendre comment, à l’échelle locale, cette raison d’être peut permettre de régler un problème dans l’écosystème. Nous les aidons ensuite à identifier les points de tension dans leur écosystème ainsi que les parties prenantes qui peuvent jouer un rôle positif. Enfin, nous aidons les entreprises à mettre en place des actions concrètes pour régler le point de tension identifier et ainsi générer du capital à la fois social, humain, naturel et financier.

Le message que nous essayons de faire passer aux entreprises est qu’elles ne sont pas le centre de leur écosystème. Ce qui est au centre, c’est la raison d’être. De fait, le rôle de l’entreprise n’est pas de dominer son écosystème mais de l’organiser.

Prenons à titre d’exemple Royal Canin, l’une des entreprises du groupe Mars, avec 4 milliards de dollars de chiffre d’affaire et un modèle fondé sur la recommandation des produits par les vétérinaires, les dresseurs, les vendeurs animaliers. Nous avons mesuré des déficits de capital social et de capital humain dans l’écosystème, par exemple un déficit de confiance entre les éleveurs et les vétérinaires. Une fois ces points de tension identifiés, il est assez facile de mettre en place des mesures concrètes pour y remédier.

 

“ L’entreprise qui se décentre et dont la raison d’être est au service des autres, avec humilité, est un idéal vers lequel il faut tendre.

 

Comment être sûr que ces initiatives ne soient pas du socialwashing ou du greenwashing ?

Il est clair que si la raison d’être supérieure n’est pas alignée avec les outils de gestions, alors on créé une tension au sein de l’entreprise qui peut d’ailleurs nuire à l’efficacité économique. C’est pour cela qu’il est essentiel de proposer un nouveau mode de construction du profit, qui intègre les externalités positives et négatives et qui permette de transformer la vision globale qu’a l’entreprise de ses activités.

 

Quels seraient les futurs désirables de l’entreprise ?

Je crois que la beauté est dans le chemin, un chemin fait d’humilité et d’apprentissage. On dit d’un être humain qu’il est plus sein et fécond quand il se décentre. C’est aussi valable pour l’entreprise : l’entreprise qui se décentre et dont la raison d’être est au service des autres, avec humilité, est un idéal vers lequel il faut tendre. Les équations de création de valeur seront beaucoup plus simples et harmonieuses quand les entreprises auront cessé de croire qu’elles sont au centre d’un écosystème qu’elles doivent dominer.

 

 

 

Claude Tesorier est ingénieure de formation. En 2013 elle fonde Magic Makers, des ateliers pour apprendre aux enfants de 6 à 15 ans à coder, et plus largement pour aider les citoyens à comprendre le monde numérique que nous habitons.

 

Pourquoi est-il important de questionner notre rapport au numérique aujourd’hui ?

Le numérique est en train de transformer profondément la société. Au XIXe siècle, la révolution industrielle, qui a automatisé le travail mécanique, a eu un impact phénoménal sur la démographie. Aujourd’hui, nous sommes au cœur d’une autre révolution, numérique, qui automatise le travail intellectuel, et il est très difficile d’en prévoir l’issue.
Ce qui est certain, c’est que ça bouge et qu’on ne peut pas faire abstraction de ce bouleversement de la société. Ceux qui disent « Je ne comprends pas, c’est trop compliqué, ce n’est pas mon problème. » prennent le risque de subir le numérique.

 

“ Un enfant qui a réussi à créer quelque chose avec du code n’aura plus jamais le même rapport avec les machines.

 

D’où t’es venue la volonté d’initier les jeunes au numérique avec Magic Makers ?

Il y a vingt ans, j’ai eu la chance de faire une école d’ingénieur et d’apprendre à programmer, et j’ai réalisé que très peu de gens étaient éduqué sur ce sujet. L’apprentissage du code n’a jamais été une fin en soi. Pour moi, c’est un outil pour comprendre le monde dans lequel nous vivons et essayer de rester en maîtrise.

Un enfant qui a réussi à créer quelque chose avec du code n’aura plus jamais le même rapport avec les machines. De là vient l’ambition de Magic Makers : donner aux jeunes le pouvoir sur la technologie, c’est à dire leur montrer par l’expérimentation que le code est un support de créativité qui peut aider à résoudre des problèmes. C’est aussi leur présenter le numérique non pas comme une réalité qui s’impose à nos vies et que nous subissons, mais comme un outil que nous pouvons décider d’utiliser à notre guise et qui peut nous aider à créer des choses qui n’existent pas.

Nous vivons une époque fascinante. D’un côté, grâce à internet, nous avons aujourd’hui la capacité de nous connecter à distance les uns aux autres, et d’accéder à quantité d’informations et de connaissances de manière instantanée. D’un autre côté, nos outils numériques sont aux mains d’une poignée d’entreprises dont les décisions ont un impact considérable sur les sociétés. Et ce sans aucun impératif démocratique ni aucune régulation des objectifs poursuivis par ces entités. Comprendre conceptuellement et concrètement les ‘dessous’ du numérique est à mes yeux fondamental.

 

 

“ Comprendre le numérique mais aussi de développer les soft skills dont nous avons tous besoin.

 

Concrètement, qu’est-ce que Magic Makers ?

Magic Makers est une entreprise qui propose des ateliers extrascolaires, du primaire au lycée.
L’idée est née du constat qu’il est très difficile d’apprendre à coder à l’âge adulte, et que nos capacités d’apprentissage sont beaucoup plus importantes quand on est jeune. Apprendre à coder aux jeunes de manière simple et ludique, c’est leur offrir l’incroyable sensation de créer, un besoin fondamental chez les enfants.

Les ateliers Magic Makers permettent aux enfants à la fois de s’approprier la logique et la rigueur, mais aussi de développer leur créativité, leur capacité à se tromper et à apprendre, et le travail de groupe. Les ateliers permettent de comprendre le numérique mais aussi de développer les soft skills dont nous avons tous besoin.

 

“ Nous devrions ralentir et nous concentrer sur l’essentiel c’est-à-dire la connexion aux autres, à la vie, à ce qui entoure dans le temps présent.

 

Te poses-tu la question de la fracture numérique et des inégalités qu’elle peut entrainer ?

Nous n’avons pas encore réussi à trouver le modèle économique qui nous permettrait d’offrir durablement des ateliers inclusifs de qualité. Nous avons monté une association qui nous permet d’offrir des ateliers à des jeunes défavorisés, en partenariat avec des associations locales, mais cela ne représente pas encore une part assez signifiante de notre activité. Et nous proposons aussi des formations de professeurs ou d’animateurs périscolaires qui, à plus long terme, permettront d’avoir un impact plus conséquent.

 

A quoi ressemblent tes futurs désirables ?

A quelque chose de beaucoup plus simple aujourd’hui. Nous sommes sur-sollicités, habitués à courir, alors que nous devrions ralentir et nous concentrer sur l’essentiel c’est-à-dire la connexion aux autres, à la vie, à ce qui entoure dans le temps présent.
J’espère que le confinement a permis à un grand nombre de personnes de ralentir leur rythme et que cette nouvelle façon de vivre pourra s’ancrer dans le temps.

 

Benoît Raphaël est journaliste, blogueur, entrepreneur et aujourd’hui « éleveur de robots ». Expert en innovation digitale et média, il a lancé Flint Media, une expérience collaborative entre humains et robots qui nous permet de mieux nous informer en triant des milliers d’articles à l’aide de l’intelligence artificielle.

 

Qu’as-tu appris de la crise ?

La première chose que nous avons appris durant cette crise, contrairement aux autres crises planétaires comme celle du climat, c’est que nous avions ici tous un rôle à jouer. Nous avons compris l’effet quasi-mathématique de la distanciation sociale sur la circulation du virus : si chacun jouait son rôle, nous pourrions faire basculer l’issue de la crise sanitaire.

D’un autre côté, nous avons constaté que la coordination collective n’est pas possible sans accès à une information de qualité. En cela, la crise du Covid-19 a aussi été une crise de l’information. Nous avons été surinformés, désinformés de fait qu’aujourd’hui encore, nous n’arrivons pas à savoir si la stratégie du confinement était la meilleure option ou bien notre seule issue face à notre impréparation. Même les sources scientifiques, dans lesquelles nous avons habituellement confiance, peuvent se contredire. 

“ Les algorithmes ont du mal à prédire le chaos.

 

Tu penses que les méthodes d’intelligence artificielle peuvent aider à faire face à cette crise sanitaire ?

Pas forcément. Alors que nous croyions que l’intelligence artificielle allait résoudre tous nos problèmes, les robots n’ont pas été d’une grande aide durant la crise. Pourquoi ? Car les algorithmes ont du mal à prédire le chaos et des évènements qui ne sont jamais arrivés. Cela se vérifie par exemple dans les algorithmes de recommandation d’Amazon qui n’arrivaient plus à analyser et réagir aux comportements d’achat des gens.
Nous avons fait tomber l’idée que, grâce aux données et à l’IA, nous pourrions comprendre les logiques prévisibles du monde et prévoir l’avenir.

“ Il nous faut accepter l’idée que le monde est complexe et que, par conséquent, il n’y a pas de vérité.

 

Mais alors, comment faire face à la complexité du monde ?

Il nous faut accepter l’idée que le monde est complexe et que, par conséquent, il n’y a pas de vérité. Quelles soient algorithmiques, scientifiques ou journalistiques, toutes nos méthodes pour établir des vérités sont biaisées et risquées. La grande confusion autour de l’hydroxychroroquine et du professeur Raoult en est un bon exemple.

Le seul moyen à notre disposition pour bien s’informer demain c’est de développer notre esprit critique, en nous aidant des outils algorithmiques, mais en conservant le contrôle de notre capacité d’analyse et d’interprétation. Une compétence d’autant plus essentielle dans un monde où les actions de chacun comptent. Nous devons donc être capables de douter suffisamment tout en accordant notre confiance en un certain nombre de méthodes, afin de nous faire nous-mêmes notre propre opinion par rapport à l’information que nous recevons.

“ La vérité algorithmique n’existe pas, il faut de l’humanité pour approcher la vérité.

 

Quel est l’intérêt de l’IA et de Flint dans un monde de plus en plus chaotique et incertain ?

Tout dépend de la vision que nous avons des algorithmes. Si nous considérons que l’IA est intelligente et plus objective que nous du fait de sa logique mathématique, alors nous fonçons dans le mur. Il faut arrêter avec cette idée d’une intelligence artificielle magique.
L’intelligence artificielle n’est pas très différente du racisme. Le raciste a des données partielles dont il tire des conclusions approximatives sur la base d’une modélisation du monde simplifiée. Tout comme le fait un mauvais algorithme.

L’accompagnement, la surveillance des données et des méthodes algorithmiques, ainsi que la prise de conscience des limites des algorithmes, sont des éléments essentiels pour garder le contrôle sur ce que nos robots produisent.

 

Chez Flint, nous sommes par exemple capables, grâce aux algorithmes, de nous protéger des fake news et des contenus haineux. Par contre, lorsque nous souhaitons établir des vérités, l’intervention humaine est indispensable. La vérité algorithmique n’existe pas, il faut de l’humanité pour approcher la vérité.

 

La crise du Covid a-t-elle changé ta vision des futurs désirables dans lesquels nous voulons vivre ?

Une chose m’a profondément marqué : la question de la dette publique. Il y a quelques mois, nous vivions dans un monde où toute volonté de changement ou d’investissement était assujetti au respect des contraintes budgétaires. Lorsque le monde s’est arrêté, nous avons réalisé que ce qui paraissait impossible est désormais à portée de main à condition que l’on réussisse à se mettre collectivement d’accord. L’illusion d’un système immobilisé par la dette tombe, et soudain, tout semble virtuel, relatif et donc transformable.

“ Je suis convaincu que nous pouvons globalement nous entendre sur une vision partagée. Maintenant, nous devons avancer en testant de nouveaux modèles.


D’un autre côté, que nous soyons progressistes ou conservateurs, nous avons tous des réactions très émotionnelles à cette crise, ce qui peut nous ramener à des idéologies biaisées et rigides. Qu’elles soient guidées par la peur, le catastrophisme ou la naïveté optimiste.

Je suis convaincu que nous pouvons globalement nous entendre sur une vision partagée : un monde de paix, multiculturel qui respecte les différences tout en sachant les faire interagir, un monde plus humain et plus écologique. Maintenant, nous devons avancer en testant de nouveaux modèles, à l’échelle locale mais aussi pourquoi pas à l’échelle d’une région ou d’un secteur économique. C’est seulement ainsi, pas à pas, que nous construirons cette vision et ces futurs désirables.
Nous devons nous doter des outils nous permettant de développer notre esprit critique ainsi que notre confiance dans les institutions.

 

 

Flint est en pleine campagne de financement. Pour l’aider à militer pour une meilleure information, rendez-vous sur LITA.co.

Kalina Raskin est la directrice générale du Ceebios, le centre national d’études et d’expertise dans le domaine du biomimétisme. Son profil transversal qui mêle ingénierie physico-chimique et biologie est le résultat de son appétence pour les sciences et sa volonté d’agir pour la transition écologique. Elle a d’abord contribué au développement du biomimétisme en France au sein de l’ONG Biomimicry Europa et de Paris Région Entreprises. Depuis 2014, elle dirige le Ceebios avec l’ambition de déployer le biomimétisme pour accélérer la transition des acteurs privés et publics.

On entend parler de biomimétisme dans les nouvelles solutions qui s’offrent aux entreprises dans le cadre de la transition écologique, peux-tu nous en dire plus ?

Il faut d’abord distinguer la bioinspiration et le biomimétisme. La bioinspiration, comme son nom l’indique, c’est s’inspirer du vivant pour l’innovation, au sens très large du terme, tant pour les produits, que pour les procédés de fabrication voire pour l’organisation générale de la société et des structures. Cependant, la bioinspiration n’est ni nécessairement scientifique, ni nécessairement durable. On la trouve par exemple dans l’art – imiter des formes, s’inspirer du vivant pour des raisons artistiques et esthétiques. Il a donc fallu définir à l’international les différents mots qui caractérisent les différentes sous-catégories de la bioinspiration. Dans ce cadre, la biomimétique correspond à l’approche scientifique de la bioinspiration dans les problématiques purement techniques.

Le biomimétisme est l’approche scientifique qui inclut la notion de durabilité et garantit la prise en compte des enjeux de transition écologique. Il repose sur le principe selon lequel au cours de l’évolution, par essai-erreur, les espèces vivantes ont progressivement acquis la capacité à s’adapter au mieux à leur environnement. Cela se traduit par des performances techniques, comme des capacités d’adhésion, des capacités de moindre résistance à l’air par exemple. L’objectif du biomimétisme est d’atteindre ces performances et ces aboutissements dans les conditions propices à la durabilité telles que l’on les entrevoit dans le vivant, qui fonctionne grâce aux énergies renouvelables, à des matériaux entièrement recyclables, à une gestion extrêmement efficace de l’information, à des consommations énergétiques optimisées…

Au-delà d’imiter une performance technique du système, le biomimétisme prend en considération le système dans son ensemble et toute sa capacité à atteindre un certain niveau d’optimisation par rapport à des flux de matière, d’énergie ou d’informations. C’est tout l’intérêt du biomimétisme : on vient faire converger a priori un intérêt technique avec les contraintes et les opportunités environnementales.

Quels sont les intérêts pour les acteurs économiques d’adopter une démarche qui s’inscrit dans le biomimétisme ?

Des enquêtes ont été menées pour comprendre les différents attraits du biomimétisme pour les acteurs économiques, au-delà d’une affirmation empirique. On peut en citer trois principaux.

En premier lieu, la créativité des approches inscrites dans le biomimétisme permet aux différents secteurs de sortir de leurs sentiers battus. En l’occurrence, quand on est ingénieur automobile, on a rarement l’habitude de faire appel à la biologie. Même dans le secteur de la cosmétique, qui comprend a priori des biochimistes et des biophysiciens, il est rare de sortir du cadre imposé par les études suivies et les premières années de carrière pour changer de regard.

Ensuite, les intérêts pour les acteurs économiques comprennent bien sûr des enjeux de performance, purement techniques, qui leur permettent de se démarquer de la concurrence dans des industries où l’on peut avoir fait le tour de ce qui marche, ou pas, en proposant des solutions alternatives.

Enfin, et surtout, il y a cette volonté de faire converger, comme je le disais précédemment, à la fois la performance d’innovation mais aussi les critères de transition écologique et de durabilité qui s’imposent à tous les acteurs de l’économie, particulièrement aux industriels.

“ C’est tout l’intérêt du biomimétisme : on vient faire converger a priori un intérêt technique avec les contraintes et les opportunités environnementales.

 

Est-ce que cette approche peut être transposée à tous les secteurs ?

Globalement, le biomimétisme est un transfert de connaissances de la biologie vers d’autres disciplines. A partir du moment où ces disciplines sont représentées dans un secteur industriel, potentiellement tout le secteur industriel pourra bénéficier à terme d’idées et de solutions issues de la bioinspiration, du biomimétisme. Que ce soit le secteur aéronautique, le secteur automobile, le secteur des transports au sens large du terme, de la construction, de l’agroalimentaire, des cosmétiques, de la santé, de l’énergie… Toutes ces grandes industries sont aujourd’hui représentées dans le collectif d’acteurs réunis autour du Ceebios et sont ceux qui manifestent à l’échelle nationale ou internationale le plus souvent leur intérêt pour le sujet. 

Aussi, dans les projets inscrits dans une démarche en biomimétisme, on reste principalement sur des segments de type produit, plus que sur des enjeux organisationnels, tout simplement parce qu’on a plus de connaissances techniques et scientifiques sur des enjeux produit – les matériaux, la chimie, les capteurs, les senseurs. Il existe moins de travaux consolidés sur tous les aspects organisationnels, c’est-à-dire ce qu’on pourrait apprendre de l’organisation d’un système biologique, d’un groupe d’espèces ou d’un écosystème naturel. Peu de travaux font le pont entre les sciences de l’écologie et les sciences humaines et sociales ou les sciences économiques. On reste encore trop souvent dans le champ de la métaphore : il faut fonctionner en cycle, il faut faire de l’économie circulaire comme les écosystèmes naturels, il faut avoir des hiérarchies potentiellement horizontales, adopter des stratégies de pollinisation comme les abeilles… Mais car cela reste abstrait et les analogies ne sont pas toujours les bonnes. En France, des travaux académiques tels que ceux menés par Paul Boulanger, co-fondateur de Pikaia, contribuent au développement du biomimétisme organisationnel.

Le biomimétisme est-il accessible à tous types d’organisations ?

En termes de catégories d’organisations, du fait des efforts importants de recherche et développement à mettre en oeuvre, ce sont souvent les plus gros acteurs qui peuvent s’approprier et s’engager dans ces démarches. A l’autre extrême, il y a aussi beaucoup de start-up dont l’ensemble du développement est d’abord lié à une approche en biomimétisme. Ce que l’on souhaite et ce que l’on commence à voir apparaître, c’est de pouvoir faire émerger ces projets et ces innovations en co-développement, pour faire en sorte que tout le tissu de PME et d’ETI bénéficie de ce qu’auront développé les grands groupes ou les start-up.

Le biomimétisme est-il synonyme de préservation de la biodiversité ?

Ce qui est fascinant avec le biomimétisme, c’est que c’est un très grand appel à la conservation de la biodiversité. La biodiversité est notre plus précieuse alliée pour la transition écologique et la transformation du fonctionnement des sociétés. On observe un changement de regard des entreprises sur la biodiversité, qui veulent de plus en plus participer à sa conservation. 

Eel Energy a par exemple développé une hydrolienne ondulante pour capter l’énergie des vagues, dont la morphologie est inspirée par l’ondulation de l’anguille. On sort du modèle “hachoir” des hydroliennes conventionnelles, ce qui limite largement l’impact direct sur la biodiversité.
Un autre exemple basé sur les fonds marins comprend tous les acteurs, comme Seaboost, qui travaillent aujourd’hui sur les récifs artificiels par biomimétisme. Ils cherchent à comprendre l’organisation des écosystèmes marins pour pouvoir bâtir des récifs qui peuvent accueillir et restaurer la biodiversité. 

Suez – Zones Humides ARTificielles (ZHART) a été développé sous le nom de Zones Libellule

Dans le même esprit, Suez a développé des zones humides artificielles : ils ont observé ces écosystèmes pour comprendre le fonctionnement de ses éléments – la faune, la flore, et même les microorganismes. Ils l’ont alors reproduit et ont provoqué la création d’une zone humide en aval des stations d’épuration. On appelle ces zones des zones libellules : elles permettent de faire de la captation des micropolluants qui ne sont pas retenus par les stations d’épuration. Les co-bénéfices sont nombreux : ça restaure la biodiversité, ça restaure les zones humides qui sont évidemment très menacées, et puis c’est aussi plus agréable pour les riverains que des installations industrielles classiques. 

“La biodiversité est notre plus précieuse alliée pour la transition écologique et la transformation du fonctionnement des sociétés

 

Quelle est ta vision du rôle des entreprises dans la transition actuelle ? 

Je pense que la biodiversité commence à être intégrée de manière de plus en plus ambitieuse dans les stratégies de RSE, mais pas encore de manière récurrente. On sent néanmoins une évolution très positive et très favorable chez beaucoup d’entreprises, y compris les très grandes. 

Il ne faut pas négliger le fait que ces entreprises sont dirigées par des hommes et des femmes qui ont des valeurs, des convictions, et qui ont envie de changement et d’en être les porteurs. Les salariés aspirent eux aussi à des choses nouvelles, dont la jeune génération qui arrive et qui n’a plus envie de cautionner des attitudes qui ne sont plus des attitudes responsables. 

Je pense donc que les entreprises sont poussées par des forces intérieures qui s’ajoutent aux contraintes commerciales et économiques, notamment à travers les nouvelles demandes des consommateurs.
Nous par exemple, en interne dans notre PME, nous réfléchissons à un système qui permettrait aux salariés des entreprises de consacrer une partie de leur temps à la transition écologique, qu’elle soit pour le bien commun ou pour leur propre préparation aux changements à venir. Au-delà des contributions des entreprises, qui devraient d’ailleurs toutes être des entreprises à mission, il me paraît primordial de réfléchir à des modèles alternatifs de relations au travail pour que chacun puisse dégager du temps pour la transition écologique et pour le bien commun

Quels serait ton futur désirable dans les années à venir ?

Mon futur désirable, c’est une nouvelle alliance d’Homo Sapiens avec le reste du vivant, une resynchronisation avec les grands cycles naturels.
C’est recréer un émerveillement collectif vis-à-vis du vivant, qui passe à mon sens par l’éducation au sens large du terme, en commençant par les plus jeunes. J’ai la chance d’avoir deux enfants qui ont spontanément une appétence et un intérêt pour le vivant, ce qui est assez souvent le cas des enfants. Malheureusement, ça se perd avec le temps, surtout pour les familles qui vivent en milieu urbain. Recréer cette connexion dès le plus jeune âge avec le vivant est fondamental, et je vois dans le biomimétisme une opportunité pour changer de regard. 

On a l’habitude d’emmener des ingénieurs, des dirigeants et des décideurs en balade, qu’elle soit en forêt ou au Muséum national d’Histoire naturelle. On profite de ces occasions pour leur faire regarder le vivant d’un point de vue différent, au-delà du décor agréable qu’il offre. On les invite à porter un autre regard sur la compréhension des phénomènes qui sont sous leurs yeux, et souvent il y a cette étincelle qui se produit dans leur regard qui traduit ce changement de rapport au vivant et cette fascination pour un système qu’ils ont totalement négligé ou qui faisait partie du décor.
Ce futur désirable, c’est un futur de reconnexion individuelle au vivant.

Ingénieur de formation, François Taddei est directeur de recherche en biologie des systèmes et milite activement pour une approche interdisciplinaire dans la recherche et l’enseignement. Fondateur et directeur du Centre de Recherche Interdisciplinaire (CRI), il pilote divers programmes pour le Ministère de l’Education nationale français. Son dernier livre Apprendre au XXIème siècle explique pourquoi un changement de paradigme dans l’éducation est impératif et nous propose un tour d’horizon des nouvelles façons d’apprendre et de découvrir…

 

Qu’est-ce que la crise en cours change pour toi et pour le Centre de Recherche Interdisciplinaire (CRI) ?

Le CRI étant un carrefour de rencontres, la crise a d’abord été un choc pour nous. Nous sommes par définition un lieu de rencontre et de contacts. Utilisant beaucoup les outils numériques, nous avons pu réagir rapidement.

En chinois, le mot crise se dit Wēijī  (危机) et signifie à la fois danger et opportunité. Nous essayons donc de minimiser les dangers, infectieux mais aussi de décrochage scolaire d’étudiants, et de maximiser les opportunités : qu’avons-nous à apprendre de la période en cours ? Quels sont les éléments que nous pressentions avant la crise qui se retrouvent confirmés par celle-ci ?

 

Que dit la crise de la société dans laquelle nous vivons ?

Il est clair que toutes les inégalités ont été accentuées, notamment dans l’éducation. Ceux qui souffrent le plus aujourd’hui sont ceux qui souffraient déjà hier.
Plus généralement, l’acronyme « VICA » (volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté) qui décrit la société issue de la mondialisation et de la révolution numérique me semble particulièrement pertinent.

Cet acronyme, nous pourrions nous l’approprier et en proposer une lecture alternative :

  • V comme vulnérables, conscients de notre vulnérabilité à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective et de l’humanité. Qui oserait affirmer aujourd’hui qu’il n’est pas vulnérable ?
  • I comme interdépendants, conscients des relations de dépendances réciproques entre les individus, les secteurs économiques, les sociétés, les Etats, etc.
  • C comme Compassion, Coopération, Créativité, Citoyenneté, … savoir-être et savoir-faire clés dans le siècle qui s’ouvre.
  • A comme Aware, c’est-à-dire conscients de toutes les fractures de notre monde, sociales, écologiques, économiques.

Nous sommes par ailleurs trop coupés de nos propres émotions, coupés des autres et coupés de la nature. Nous devrions systématiquement apprendre à réunir les « trois écologies » de Félix Guatarri : écologie mentale, sociale et environnementale.

Malgré les nombreuses difficultés que nous connaissons aujourd’hui, la crise sanitaire nous mène certainement à d’autres crises économiques, sociales voire politiques et géopolitiques. Dans ce monde de plus en plus incertain, nous devons progresser individuellement et collectivement dans cette prise de conscience « VICA ». Nous serons alors plus à même de faire face aux défis à venir, notamment aux enjeux climatiques et de la biodiversité qui nous confrontent à la plus grande crise existentielle que l’humanité ait jamais connue.

“ Rechercher, dans tous ce que nous avons appris, ce qui peut nous aider à penser et à agir différemment demain.

 

Concrètement, que pouvons-nous faire pour réaliser cette transformation de conscience ?

Nous avons tous beaucoup appris dans les derniers mois. Il nous faut maintenant développer la réflexivité vis-à-vis de ces apprentissages, c’est-à-dire rechercher, dans tous ce que nous avons appris, ce qui peut nous aider à penser et à agir différemment demain.
Ai-je appris à relever des défis personnels, professionnels, familiaux, à prendre conscience de ma vulnérabilité ? Ai-je appris à apprendre ?
Cet exercice peut se faire à l’échelle individuelle, collective, sociétale, mondiale, et à tous les âges.

 

“ Quand tu vis une seule réalité, tu n’en connais qu’une et tu n’en imagines pas une deuxième. Mais si tu es amené à vivre une deuxième réalité, alors tu sais qu’il n’existe pas un seul monde possible et tu peux en imaginer une infinité d’autres.

 

Penses-tu que la société soit prête à cet effort de réflexivité ?

La société en tant qu’entité pensante n’existe pas. La société, ce sont ces millions d’individus qui ont tous, chacun à leur manière, traversé cette période de trouble. Et je suis convaincu que la majorité d’entre eux ne sont aujourd’hui plus les mêmes qu’il y a six mois.

Quand tu vis une seule réalité, tu n’en connais qu’une et tu n’en imagines pas une deuxième. Mais si tu es amené à vivre une deuxième réalité, alors tu sais qu’il n’existe pas un seul monde possible et tu peux en imaginer une infinité d’autres.
C’est pour cela que l’on dit que « les voyages forment la jeunesse » (et pas seulement la jeunesse d’ailleurs). Quand on a voyagé, on est plus ouvert au changement car on sait qu’il existe d’autres manières de vivre, de manger, de se déplacer, de travailler, de communiquer, etc.

Je ne dis donc pas que nous sommes tous individuellement et collectivement prêts à une transformation radicale de la société, mais que nous avons tous eu l’occasion de vivre une autre réalité, quel que soit nôtre niveau de conscientisation et quel que soit notre volonté de changement.

“ Il existe des manières, non pas de prévoir les crises à venir, mais d’anticiper des situations inédites en apprenant des problèmes rencontrés ailleurs par d’autres.

 

A quoi ressemblent tes futurs désirables ?

Des futurs où l’on apprend tous à prendre soin de soi, des autres et de l’environnement. Une planète apprenante où l’on arrive à apprendre les uns deux autres quel que soit son âge, son niveau social, son métier, son pays, et à mutualiser les connaissances pour le bien commun.

Pour revenir au contexte actuel, j’ai reçu le témoignage d’un ami du CRI qui était interne en réanimation à l’hôpital Georges Pompidou et qui a vécu la période du Covid comme sa meilleure expérience professionnelle. Pourquoi ? Car son équipe s’est penché sur ce qui s’était passé en Chine, en Italie, dans le Grand Est afin d’en tirer des enseignements. Ils ont ainsi réussi à gérer sereinement une situation d’urgence inédite. Ils étaient prêts.
Évidemment, tout le monde n’a pas été aussi agile, n’ayant pas eu accès à la même information.
Cet exemple montre qu’il existe des manières, non pas de prévoir les crises à venir, mais d’anticiper des situations inédites en apprenant des problèmes rencontrés ailleurs par d’autres. Cette capacité à apprendre les uns des autres est pour moi essentielle.

Pierre-Etienne Franc est Directeur des activité Hydrogène Energie chez Air Liquide, numéro 2 mondial des gaz industriels. Après vingt-cinq ans de carrière dans le groupe industriel, il est aujourd’hui responsable de l’ensemble des activités liées aux systèmes hydrogène. Il est aussi membre fondateur et secrétaire du Conseil de l’Hydrogène qui rassemble les ambassadeurs du développement de l’hydrogène au sein la transition énergétique.

 

Qu’est-ce que la crise du Covid 19 a changé dans la sphère économique ?

D’abord, comme durant la crise des Subprimes, la crise actuelle nous rappelle l’importance de la diversité des acteurs économiques, permettant une meilleure résilience de la société face aux chocs, ainsi que la nécessité de collaboration entre ses acteurs.

Prenons l’exemple de la production de respirateurs. A Air Liquide, nous étions la seule entreprise à produire des respirateurs sur le territoire français. L’État nous a sollicité en urgence pour multiplier par cinquante la production, ce dont nous étions incapables seuls. Nous avons engagé un rapprochement avec d’autres grands acteurs de la production de série, Valeo, Peugeot et Schneider. La collaboration entre ces grands groupes industriels, qui travaillent dans des secteurs différents et qui n’ont pas l’habitude des partenariats, a finalement permis de mettre en marche la dynamique attendue.

Ce qui différentie la période actuelle à la crise de 2008, c’est qu’aujourd’hui, on fait beaucoup plus de lien entre la crise sanitaire et des enjeux plus larges, sociétaux et environnementaux. De fait, il n’y pas un seul plan de relance qui ne comporte pas une part tournée vers les enjeux de transition énergétique.

“ Dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions.

 

Malgré des politiques de réduction drastique des coûts, notamment dans les secteurs de l’aéronautique, de l’automobile ou du tourisme, toutes les grandes entreprises cherchent à maintenir dans leurs agendas des grands objectifs stratégiques de long terme. Pourquoi ? Car dans un monde de plus en plus incertain où les vérités d’aujourd’hui peuvent être balayées demain, on doit s’accrocher à ses savoir-faire et à ses convictions. Ce sont des moyens pour garder le cap et tenir la distance.

Les entreprises qui ne croient pas en quelque chose de plus grand que les marchés avancent vers un monde très instable, qu’elles subissent totalement.  Il s’agit de passer d’un monde fortement tiré par les logiques de marchés, à un monde d’après dont les besoins sociétaux inspirent les décisions stratégiques beaucoup plus nettement. C’est en tout cas ma conviction profonde.

 

Comment concilier les enjeux de long terme avec les urgences du court terme ?

C’est la grande difficulté : on ne peut évidemment se payer des visions à long terme que si l’on réussit à tenir les exigences opérationnelles et financières du court terme.
D’aucuns souhaiteraient ainsi une transition immédiate d’un système à un autre, par exemple d’une économie fossile à une économie neutre en carbone. Le problème de cette stratégie souvent dite de l’effondrement, c’est qu’elle ne mobilisera jamais les entreprises qui sont pourtant les acteurs centraux de la transition, par les technologies, les moyens financiers, la capacité de se mobiliser dans toutes les géographies et localement.

 

“ Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

 

A quoi ressemble ton entreprise désirable ?

C’est une entreprise à la fois performante et dont le chemin de performance sert aussi des intérêts plus grands qu’elle. Une entreprise qui a pris conscience, dans l’ensemble de sa stratégie, de tous les tenants et aboutissants de sa chaine de valeur vis-à-vis des enjeux de bien commun.

Je suis convaincu que l’entreprise qui ne suit que des ratios de performance sera fortement bousculée par les marchés financiers eux-mêmes dans quelques années – et cela a déjà commencé. Les financiers ne voudront plus investir dans des entreprises qui n’ont pas mesuré l’impact possible sur leur activité d’un effondrement des énergies fossiles lié à des chocs externes ou à des retournements politiques. Une entreprise qui n’est pas résiliente sociétalement devient une entreprise à risque.

Le défi du manager de demain est donc d’intégrer les externalités positives et négatives à l’élaboration de sa stratégie, et de démontrer comment les bénéfices d’aujourd’hui générés par des activités fossiles par exemple doivent permette d’investir plus chaque année plus dans les modèles propres de demain.

 

Quelle est la place du politique dans la transition écologique des entreprises ?

L’entreprise ne peut pas avancer seule. Pour mettre en place des plans de neutralité carbone ambitieux, il est essentiel d’ouvrir un dialogue tripartite entre l’entreprise, les politiques publiques et les financiers.

A Air Liquide, pour pousser le développement des systèmes hydrogène, nous avons par exemple essayer de fédérer les acteurs mondiaux de tous les grands secteurs concernés autour d’une vision collective de long terme, partagée au plus haut niveau, en créant un Conseil de l’Hydrogène.

 


Le conseil de l’hydrogène

 

Nous avons ensuite développé une ambition sur le rôle que l’hydrogène pouvait jouer dans la transition énergétique, nous l’avons structurée, quantifiée et expliquée. Progressivement cette vision a été reprise, challengée, retravaillée puis appropriée par la plupart des grands think tank de l’énergie et de la transition. C’est ainsi progressivement devenu un sujet fédérateur, et les politiques et les financiers ont commencé à s’y intéresser. Cette dynamique vertueuse permet maintenant d’engager des secteurs entiers sur des trajectoires inédites !

C’est peut-être cela que doit viser ce que vous appelez un management éclairé (quoi qu’on ne sait que bien plus tard si l’on a été éclairé ou pas…) : rechercher à l’extérieur de sa zone de confort des sources d’inspiration pour consolider des convictions indépendantes des effets de crises et pouvoir ainsi proposer des ambitions qui soient capables de porter les énergies au-delà des crises.

Aujourd’hui, quand nous parlons aux marchés financiers, nous discutons autant des sujets de long terme que des performances à court terme. Si nous avions des résultats à court terme sans objectifs à long terme, l’engagement des actionnaires serait probablement plus passif. Mais si nous n’avions que des objectifs de long terme merveilleux sans performance intrinsèque à court terme, les actionnaires ne nous suivraient certainement pas non plus !

Jérôme Cohen, fondateur d’ENGAGE, revient sur les ENGAGE Calls, des émissions participatives live lancées durant la période de confinement afin de faire réagir des personnalités de la communauté ENGAGE sur l’actualité, débattre des enjeux de court et long termes, et esquisser des pistes d’action concrètes.

 

Pourquoi avoir lancé les Engage Calls ?

Nous sommes, je l’espère, dans une période propice à la réinvention : un point de bascule Comme nous le disait Karine Jacquemart, c’est dans les périodes de choc que les évolutions les plus conséquentes, positives ou négatives, deviennent possibles.
Au-delà de l’angoisse qu’elle a provoqué, la période en cours nous a aussi permis de nous arrêter pour prendre un peu du recul.
L’imaginaire a en quelque sorte bénéficié d’un temps pour ce remettre en marche ! Les ENGAGE Calls ont vocation à appuyer ce mouvement.

Quel bilan peut-on dresser après 2 mois et 8 Engage Calls ?

Nous avons observé chez les citoyen.ne.s une envie forte de participer : jamais nous n’avions eu autant d’inscriptions, de contributions… La société est de plus en plus prête prête à basculer et à se réinventer. Je ne parle pas du grand soir, mais de la sensation, diffuse, que la possibilité d’inventer de nouveaux imaginaires et de les concrétiser devient soudainement possible. Antonio Gramsci nous disait que c’est dans les périodes les plus bousculées que surgissent les monstres. Rajoutons que c’est aussi dans ces heures troubles que peuvent émerger les plus belles évolutions.
C’est le moment de mettre l’accélérateur sur cette volonté de changement que l’on sent de plus en plus forte et assumée.
J’ai été, bien sûr, touché par le ton inquiet, parfois alarmiste, de certains intervenants sur les questions du vivant, de l’environnement, de l’Europe ou du multi-latéralisme, mais aussi positivement marqué par une lueur d’espoir que l’on sentait poindre au travers de leurs propos.
Cet espoir est nécessaire pour nourrir des récits et des imaginaires entraînants, des consciences fragilisées et l’envie de se mettre en mouvement. Le vent se lève…?

 

“ Les Engage Calls sont le premier pas de la transformation de l’ENGAGE University que nous souhaitons plus citoyenne et ouverte…

 

Nous avons parlé biodiversité, sociologie, climat, géopolitique, action citoyenne… A quoi s’attendre pour la suite ?

Les Engage Calls sont tout d’abord le premier pas de la transformation de l’ENGAGE University que nous souhaitons plus citoyenne et ouverte à tous. 

Nous avons déjà enrichi les conférences participatives live de temps d’intelligence collective pour faire émerger des idées et des projets concrets que nous tenterons de développer avec nos partenaires. L’idée d’une plateforme, d’un « Numéro Vert » pour accompagner les dirigeants désireux de transformer leur organisation, me semble, par exemple, prometteur. 

Nous avons aussi décidé de regrouper les 6 prochaines éditions en saison thématique de trois épisodes. Nous traiterons en juin de notre capacité individuelle et collective à naviguer au temps de l’incertitude. Et en juillet, nous aborderons la réforme de notre système économique et de nos entreprises vers plus de résilience et de durabilité. Le citoyen, l’individu, dans un premier temps, puis le collectif, les organisations.

Nous lancerons aussi mi juin une plateforme web éphémère avec l’un de nos partenaires, Civocracy, pour densifier notre travail d’intelligence collective et faciliter l’émergence de projets.
Chacun pourra ainsi mieux s’approprier les enseignements des ENGAGE Calls, les enrichir. Les projets en émergence seront sélectionnés, priorisés, et enrichis sur la plateforme. 

 

“ Il n’y a pas d’apprentissage sans passage à l’action et confrontation au réel…

 

Quelle place souhaites-tu pour ENGAGE dans le « monde d’après » ?

ENGAGE est une plateforme d’apprentissage et d’action. Je pense que sans ce dialogue, tout mouvement est bancal, vidé de sa substance. Il n’y a pas d’apprentissage sans passage à l’action et confrontation au réel, ni d’action utile sans développement des savoirs et travail de fond…Ce dialogue est l’essence même d’ENGAGE.
Je souhaite qu’ENGAGE contribue à ce que les citoyen.ne.s soient mieux armé.e.s et plus confiant.e.s en leur capacité à faire advenir collectivement la société dont ils et elles ont envie. Un peu à l’image des « Explorateurs » ENGAGE qui animent les temps d’intelligence collective. Ils ont suivi différents parcours de l’ENGAGE University. Ils ont appris, je crois, à questionner, à utiliser leur créativité et leur imagination pour transformer le réel.

Je souhaiterais finalement que tous les citoyens deviennent des « Explorateurs ».

En savoir plus sur les ENGAGE Calls.

Karine Jacquemart est la directrice de foodwatch France. Engagée pour défendre transparence et droits de l’homme, elle dirige des projets internationaux dans le secteur associatif depuis plus de 16 ans, notamment des missions humanitaires en Afrique avec Action Contre la Faim, ou la campagne Forêt d’Afrique et droits des populations avec Green Peace. Depuis 2015, elle dirige l’organisation foodwatch qui milite pour plus de transparence dans le secteur alimentaire, afin que nous ayons tous et toutes accès à une alimentation sans risques, saine et respectueuse de l’environnement.

 

En pleine crise sanitaire, tu souhaites nous parler de la « stratégie du choc » de Naomie Klein. Pourquoi ?

Dans son essai La Stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (2007), la journaliste d’investigation Naomie Klein a mis en lumière comment des décennies d’ultralibéralisme ont démantelé la puissance publique. De la chute de Salavador Allende à la guerre d’Irak, elle documente factuellement comment Milton Friedman, les Chicago Boys puis tous les porteurs du néolibéralisme, et surtout les lobbies qui défendent des intérêts privés, ont su se servir des périodes de chocs (catastrophes naturelles, changements de régimes, attentats, guerres) pour imposer des mesures au détriment de l’intérêt général.

Elle cite par exemple l’ouragan Katrina (2005) qui a mené à la privatisation des écoles dans la région de la Nouvelle-Orléans aux États-Unis, ou encore la guerre des Malouines (1982) qui a été un prétexte pour Margaret Thatcher pour faire passer des lois antisociales au Royaume-Uni.

Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.
Avec l’équipe de foodwatch, nous nous battons tous les jours sur l’alimentation et pour faire adopter des mesures de prévention pour protéger la santé des citoyens en France et en Europe : faire interdire des additifs dangereux pour la santé, lutter contre la malbouffe et l’obésité, etc.   Ce qui devrait relever du bon sens se transforme en batailles et en combats de David contre Goliath. Pourquoi ? Parce que, entre les croyances aveugles qu’il ne faut surtout pas ajouter de contraintes au secteur privé, mais plutôt réduire la puissance publique (les deux étant bien sûr liés) et les conflits d’intérêt. Trop d’Etats et de responsables politiques au niveau national comme européen sont influencés par les intérêts privés, les lobbies, les multinationales. Et les accords de commerce internationaux de nouvelle génération, comme le CETA entre l’UE et le Canada, vont encore accentuer ces rapports de force.

Dans le contexte du Covid-19, nous sommes nombreux à vouloir sortir de la crise par le haut en bâtissant les fondements d’une société plus juste et plus respectueuse de la nature. J’en suis très heureuse. Mais gardons à l’esprit que nous ne sommes pas les seuls à voir la crise comme une opportunité de changement. Les lobbies cherchent de leur côté à se servir de cette période pour freiner toute réglementation et continuer de défendre leur business et un certain laissez-faire, même au détriment des populations.

 

“ Ce qui me révolte aujourd’hui, c’est que l’on doit se battre pied à pied pour défendre des causes qui devraient relever de l’évidence : les droits fondamentaux et la santé.

 

Quelles tentatives de lobbying avez-vous repérées ?

Nous avons publié sur le site de foodwatch une lettre de l’industriel Bayer écrite en pleine crise de Covid-19 à la commission en charge de la stratégie européenne Farm to Fork for Sustainable food, dans laquelle l’industriel explique que de nouvelles réglementations concernant les pesticides ne sont pas souhaitables. Alors qu’il est clair qu’il faut agir sur les pesticides ! Nous avons lancé une pétition au niveau  européen pour demander aux géants des pesticides en Europe, Bayer, BASF et Syngenta, d’arrêter de produire et d’exporter des pesticides nocifs. Interdites d’utilisation en Europe en raison de leur dangerosité pour la santé et l’environnement, certaines substances sont encore autorisées à la production et à l’export.
Par boomerang, on les retrouve ainsi dans les produits alimentaires que nous importons et donc dans nos assiettes. C’est une aberration.

Nous avons par ailleurs mis la main sur d’autres lettres de lobbies adressées par Bayer au Parlement Européen expliquant qu’en temps de crises, les industries font beaucoup d’efforts pour nourrir les populations et qu’il ne faut pas leur mettre de bâtons dans les roues par de nouvelles réglementations.

Nous n’attendons pas des entreprises qu’elles soient philanthropiques. Il est évident qu’elles doivent défendre leurs intérêts propres et leur modèle économique. Personne ne leur reproche de faire des bénéfices. Ce que nous leur reprochons, c’est de défendre leurs intérêts propres même lorsque c’est au détriment de l’intérêt général, des services publics, de la protection des droits et de la santé des citoyens.
Et ce que nous apprend la crise actuelle, comme toutes les crises passées dépeintes par Naomi Klein, c’est que rien ne les arrêtera …sauf si nous les arrêtons.

 

N’observes-tu pas une prise de conscience, notamment dans le monde économique ?

Il est évident que nous sentons une vraie prise de conscience à plusieurs niveaux de la société. Ce sont néanmoins aujourd’hui les lobbies qui capturent l’essentiel du pouvoir politique.
Force est de constater que le démantèlement de la puissance publique par les politiques ultralibérales depuis presque 50 ans a porté ses fruits et continue. Après la crise financière de 2008, nous avons eu l’impression d’une prise de conscience, notamment avec de grandes déclarations de certains responsables politiques. Mais fondamentalement, qu’est-ce qui a changé alors concernant la réglementation financière  et la financiarisation de l’économie et de l’environnement ? Les banques ont-elles eu à rendre des comptes ? Le système a-t-il changé ?

 

“ Il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.”

 

Ne penses-tu pas qu’aujourd’hui une prise de conscience plus large et à un plus haut degré peut mener à un réveil social et écologique ?

Je pense en effet que nous sommes à une croisée des chemins. Je resterai de toute façon optimiste et déterminée car il n’est pas question d’accepter l’inacceptable, ni de verser dans le fatalisme.
La question est de savoir comment transformer cette prise de conscience en une masse critique, et surtout en actions concrètes. La prise de conscience permet déjà la création de poches de solidarités et de réseaux de résilience qui sont vitaux. Mais si nous ne trouvons pas les moyens d’agir pour faire contrepoids et peser sur le système, la seule prise de conscience ne suffira pas.

Comment élaborer notre propre stratégie du choc ?

Il faut à mon avis se concentrer sur ce rapport de force entre intérêt général et intérêts privés. Pour atteindre un point de bascule, il faut à la fois s’opposer et bloquer le business as usual délétère et peser dans la balance, de tout notre poids. Je pense qu’il faut  s’attaquer de toute urgence à certains nœuds du problème.

Le premier nœud est l’espace trop libre laissé aux intérêts privés au détriment de la puissance publique.

On ne connait que trop pas exemple le phénomène de « porte tournante » (aussi appelé « chaise musicale » ou “revolving door”), c’est-à-dire une importante rotation de personnels entre les instances publiques et les entreprises privées.  Comment accepter par exemple que l’ancien président de la Commission Européenne, José Manuel Durão Barroso ait rejoint Goldman Sachs juste après ?

 

Autre aberration : l’année dernière, nous avons découvert et dénoncé le fait qu’il est autorisé pour les présidences tournantes européennes d’avoir des sponsors privés. Coca Cola était ainsi sponsor officiel de la présidence roumaine du Conseil de l’Union Européenne. Les lobbies ne se cachent même plus !

Il est essentiel de redéfinir qui sont les serviteurs de l’intérêt général et qui sont ceux qui défendent l’intérêt privé car on nage aujourd’hui en pleins conflits d’intérêts qui empêchent les avancées dont on a un besoin vital pour une France et une Europe plus démocratiques, plus transparentes, plus sociales et plus justes.

Deuxième nœud du problème : la nécessité de réaffirmer la souveraineté de la puissance publique.
Aujourd’hui, le débat essentiel sur l’importance des services publics est à la Une car la crise sanitaire a mis au grand jour les résultats du démantèlement de l’hôpital depuis 50 ans. Le problème, c’est qu’alors même que nous nous mobilisons pour demander une politique de protection de la santé et des populations plus forte, nous sommes aussi en train de signer des accords de commerce internationaux qui nous confisquent notre souveraineté et nous empêcheront demain de prendre des décisions en faveur de l’intérêt général, comme l’interdiction d’OGM, de pesticides ou des mesures pour protéger l’environnement. La question des accords de commerce est donc un problème essentiel, que j’explique dans une vidéo avec l’exemple du CETA. Si on perd ce combat, on ne pourra pas gagner les autres.

Enfin, un troisième nœud reste l’opacité et l’impunité des manœuvres insidieuses.
Certains responsables politiques et économiques, prêts à tout pour défendre leurs intérêts propres, opèrent dans la plus grande impunité. S’ils n’ont pas à rendre de comptes, alors il est évident qu’ils vont continuer.
C’est pourquoi ll est de notre devoir d’enquêter, de dénoncer ces comportements, de pointer les projecteurs vers les pratiques inacceptables et leurs responsables, pour les obliger à s’expliquer et pour créer un effet dissuasif. Ce qui touche à notre société, nos droits, notre environnement à tous, doit être débattu en pleine lumière, sur la place publique. Pas dans l’ombre des petits arrangements entre amis.

“ Le défi est de réunir nos forces de manière transversale, coordonnée et efficace.

 

Mais concrètement, comment atteindre ces objectifs qui semblent pour beaucoup hors d’atteinte ?

Si nous voulons être à la hauteur de nos “ennemis”, de l’artillerie lourde à laquelle nous faisons face, nous devons faire corps. Et ce, j’en suis convaincue, dans une confrontation déterminée, mais non-violente. L’organisation d’un contrepoids citoyen unifié, composé de lanceurs d’alertes, d’ONG et de citoyens concernés est essentielle. Et surtout, nous devons mettre sur la table un programme de société alternatif, et des choix politiques clairs, crédibles et opérationnels..

Le défi, c’est de réunir nos forces de manière transversale, en tirant profit de la richesse et de la diversité de la société civile et en liant tous les domaines qui ne doivent former qu’une réponse, mais aussi de manière coordonnée et efficace.

Crois-tu vraiment à cette union de la société civile ?

Assurément ! On le fait déjà au quotidien entre associations dans les combats que l’on mène. Mais il faut cette fois aller beaucoup plus loin. Toutes les initiatives que je vois fleurir en ce sens m’inspirent beaucoup. Il y a par exemple le récent « Conseil National de la Nouvelle Résistance » qui nous rappelle qu’en 1944, des citoyens se sont rassemblés pour proposer un programme « Les Jours Heureux ».
Un programme qui parle de lutte contre l’oppresseur, de justice sociale et de libertés fondamentales, et qui nous rappelle que des gens se sont battus pour un modèle de société qui est aujourd’hui en train d’être démantelé: liberté de la presse, services publics, etc. C’est à nous de le défendre, non seulement en France mais partout, à commencer par l’Europe !

Quels sont tes futurs désirables ?

Que nous arrivions, ensemble, à faire basculer les rapports de force pour peser sur les décisions et arrêter d’être dans un système qui marche sur la tête et se trompe de priorités: non, les questions économiques et financières ne sont pas la seule boussole…

Tout simplement que l’on vive dans une société où il est normal pour tout le monde que l’intérêt général soit respecté. Une ligne rouge bien comprise et défendue. 

 

Reza Deghati est un photographe et photo-reporter iranien. Exilé de son pays depuis 1981, il a sillonné plus de cent pays, photographiant les guerres, les révolutions et les catastrophes humaines. Publié dans les plus grands médias internationaux, il est aujourd’hui l’un des reporters-photographes les plus reconnus au monde. Il est à l’initiative de nombreux projets humanitaires, voués notamment à la formation des enfants et des femmes aux métiers de la communication et de l’information.

 

Comment as-tu traversé la période de confinement ?

D’un point de vue personnel, je vis plutôt bien cette période. Dans chaque malheur, il y a des moments de bonheur. Pour moi, cela a été de me trouver pendant deux mois en famille, ce qui n’était pas arrivé depuis quarante ans. Je n’avais jamais autant vu mes enfants !

Professionnellement, la crise remet en question mes projets. Depuis un an, nous préparions avec les Nations Unies de grands projets au Tchad, au Mali, au Niger, en Côte d’Ivoire, au Sénégal. Évidemment, tout est tombé à l’eau.
C’est donc pour moi un moment pour réfléchir à ce qui est essentiel, à ce que je souhaite continuer à faire ou pas après. J’ai d’ailleurs récemment décliné des propositions de projets car je n’arrive pas encore à me projeter dans l’avenir, dans l’après-coronavirus. Ma pensée est encore ancrée dans un système pré-coronavirus, système que nous devons changer.

 

Sagesse, Afghanistan © Reza

 

De ton point de vue d’artiste, qu’est-ce que la crise dit de notre rapport au monde ?

La crise nous montre comment nous sommes rentrés dans un système, une machine infernale, sans garder du temps, de l’énergie et de la volonté pour nous arrêter et réfléchir au sens de nos actions.

Dans mes conférences, j’utilise souvent l’image du Titanic. Nous, Occidentaux, vivons dans un Titanic avec, en haut, des passagers de première classe dans leurs grands restaurants, et en bas, les machinistes qui font fonctionner le paquebot. Il y a aussi nous, les journalistes et les humanitaires qui, de temps en temps, plongeons dans l’océan pour voir ce qu’il se passe sous la coque. Ce que nous voyons, c’est un monde à feu et à sang. Des embarcations de fortune qui prennent l’eau, des familles accrochées à un bout de bois flottant.
Nous remontons sur le Titanic avec nos témoignages, nos photographies et nos interviews, et nous alertons les passagers : « Attention ! Nous voguons sur un océan de feu et de sang. » Mais le bruit de la fête et du concert couvre nos cris. Pourtant, si nous crions, ce n’est pas seulement pour aider les gens d’en bas, mais pour prévenir les passagers que si nous continuons dans cette direction, le bateau-lui aussi va prendre feu et sombrer.

La crise du coronavirus, c’est un peu ce moment où l’on arrête le grand bruit de la fête pour méditer et écouter ce qui se passe dans le monde. Si chacun d’entre nous ne prend pas ce temps-là et s’en retourne à ses activités, nous courrons à la catastrophe.

 


Innocence blessée © Reza

“ Nous sommes aujourd’hui dans une guerre silencieuse contre un ennemi invisible.

 

Tu travailles beaucoup sur les questions de solidarité à l’international, en Afghanistan, en Iran, en Afrique, dans les camps de réfugiés dont on parle moins aujourd’hui. Si la crise a créé de nouvelles solidarités locales, ne nous renferme-t-elle pas aussi sur nos frontières ?

Ce que nous vivons maintenant, je l’ai déjà vécu depuis 40 ans dans les pays en guerre. A la différence que contrairement aux guerres conventionnelles marquées par le bruit assourdissant des engins de combat, nous sommes aujourd’hui dans une guerre silencieuse contre un ennemi invisible.

Dans ce genre de situation, l’individu a deux réactions. D’abord, se renfermer sur lui-même pour se protéger. Ensuite, et très vite, il forme des solidarités collectives avec ses voisins voire avec de parfaits inconnus.

A l’échelle internationale, nous sommes aujourd’hui dans la première phase de panique généralisée où l’on s’occupe de soi-même et de son entourage direct. Mais nous réalisons aussi que nous vivions jusqu’ici dans un système concurrentiel, individualiste et hypocrite, reposant sur des théories économiques, qui est finalement peu adapté à l’être humain. On commence à comprendre l’importance de l’humain et du collectif. Je crois donc que la solidarité internationale n’en sera que plus forte demain.

D’ailleurs, le confinement permet aussi le retour à la famille que les impératifs économiques et politiques avaient peu à peu effacé. Nous réalisons que, contrairement à ce que nous disent les théories néolibérales, la plus petite unité de la société n’est pas l’individu mais bien la famille.

 

“ Les artistes peuvent jouer un rôle important pour donner un sens à l’avenir.

 

Quel est le rôle des artistes dans cette période ?

La question m’évoque le souvenir d’une discussion avec Massoud, commandant de la résistance afghane durant la guerre d’Afghanistan. Nous parlions de poésie et de littérature et un supérieur était venu voir Massoud pour lui demander de se concentrer sur les urgences du moment. Ce dernier lui avait répondu : « Si on ne s’occupe pas de littérature, pourquoi fait-on la guerre ? ».

 


Massoud, guerrier de la paix © Reza

 

Je suis convaincu que les artistes peuvent jouer un rôle important pour donner un sens à l’avenir. Il nous faut créer des mouvements communautaires et des think tank d’artistes pour nous donner les moyens de continuer à travailler.
Pour les artistes, la crise en cours est aussi une opportunité pour faire évoluer nos pratiques. Pour nous demander comment les écrans et le numérique d’une part, et le local d’autre part, peuvent nous aider à répendre l’art partout. Pour nous aider à prendre de la hauteur par rapport à nos projets, à prendre plus de temps pour réfléchir à ce que nous faisons. Autrement, les peintres ne peindront plus que des bâtiments et les journalistes ne photographieront plus que des mariages.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Mon souhait le plus cher est que nous allions vers plus d’empathie et de solidarité.

 


Les enfants photographes © Reza

 

Découvrir les travaux de Reza.

Gilles Bœuf est un biologiste reconnu en France et à l’international, expert des sujets de biodiversité. Professeur à l’université Pierre-et-Marie-Curie, il fut président du Muséum national d’Histoire naturelle et professeur invité au Collège de France.

Comment vis-tu la période actuelle ?

Je suis révolté contre ceux qui me disent « on ne savait pas ». Nous observons depuis des années de plus en plus d’épidémies, liées à une maltraitance du vivant. Le coronavirus n’est ni une punition divine, ni une revanche de la nature. C’est une nouvelle alerte, et peut-être la dernière ! Ce qui est clair, c’est que si nous ne changeons pas, si nous repartons comme avant, nous nous dirigeons encore plus vite vers des problèmes gigantesques.

 

“ Nous avons beaucoup de mal avec la question du vivant car nous ne connaissons même pas les fondamentaux : nous sommes le vivant.

 

Comment mieux comprendre l’intrication entre les questions du vivant, climatiques et aujourd’hui sanitaires ?

Nous avons beaucoup de mal avec la question du vivant car nous ne connaissons même pas les fondamentaux : nous sommes le vivant, nous sommes consommateurs du vivant, nous sommes coopérateurs avec le vivant. Admettre déjà cela changera notre relation au vivant.

Le lien entre la question climatique, celle du vivant et les enjeux sanitaires, est que plus le climat change rapidement, plus les virus se développent près de zones habitées par les hommes et plus les risques d’épidémies augmentent.
Et non seulement le changement climatique affecte le vivant, mais le vivant, en s’adaptant aux changements, affecte aussi le climat. Si on coupe une forêt, on perturbe le cycle de l’eau et il n’y plus de pluie. Si on surpêche, l’océan n’est plus capable de stocker le CO2.

 

Nous sommes et allons être de plus en plus nombreux à vivre en ville. Crois-tu à une ville durable et respectueuse du vivant ?

J’ai envie d’y croire ! Il est clair que nous ne développerons pas demain à Paris une agriculture urbaine permettant l’autonomie alimentaire de la ville. Mais si nous visions déjà de combler 10% des besoins, les urbains verraient ce qu’est le vivant. Ils verraient par exemple que la tomate n’est pas là entre novembre et mai, ce qui nous permettrait de revenir à la saisonnalité.
Ensuite, il faut verticaliser la ville pour éviter au maximum l’artificialisation des sols. Sous quelles conditions ? Je suis sûr qu’en faisant collaborer des écologues et des architectes, nous trouverons des solutions.

 

“ Engager un écologue au sein de chaque entreprise.

 

Du côté des entreprises, on observe aussi une prise de conscience de l’impact environnemental des activités en termes d’émissions de CO2. Mais comment mesurer son impact sur la biodiversité ?

Le premier élément pour concilier activités économiques et biodiversité, c’est de s’intéresser à l’aménagement du foncier. Nombre d’entreprises ont l’opportunité de laisser des espaces sauvages.

Le problème avec les métriques de la biodiversité, c’est qu’elles sont infiniment plus compliquées qu’un calcul des émissions de C02. C’est un vrai problème pour nous écologues.
Il vaudrait mieux avoir une approche au cas par cas en engageant des écologues au sein de chaque entreprise. Ils aideraient par exemple à préserver certaines fonctionnalités essentielles du vivant en identifiant les keystone species qui, par la qualité, le nombre et l’importance des liens qu’elles entretiennent avec leur habitat et les autres espèces, organisent les écosystèmes et sont essentiels à leur fonctionnement.
Ces écologues auraient une fonction de conseil et aideraient les entreprises à appliquer au mieux la formule « Éviter, réduire, compenser » qui est aujourd’hui peu ou pas intégrée.

 

“ Il est essentiel de reconnaitre la valeur de la nature tout en évitant de lui donner un prix.

 

Es-tu partisan d’une comptabilité intégrant la dimension biodiversité ?

Il est essentiel de reconnaitre la valeur de la nature tout en évitant de lui donner un prix. Je m’insurge à l’idée qu’un thon rouge à une valeur nulle jusqu’au moment où il est pêché et vaut subitement un million d’euros. On ne peut pas continuer comme cela.
Ce que l’on peut mesurer par contre, c’est le coût de l’inaction, c’est-à-dire la valeur financière générée par les services écosystémiques rendus gratuitement par la nature, et que nous perdrons si nous laissons les écosystèmes mourir. Des travaux ont par exemple été fait sur le coût économique que représentera la destruction des forêts ou l’extinction des abeilles.

 

Quels sont tes futurs désirables ?

Je souhaite voir émerger une société de la sobriété, dans le sens où enfin, nous prendrons en considération des choses qui ne sont pas liées à l’argent. Et surtout une société de justice sociale, car sans justice sociale, nous n’arriverons à rien.

Fabrice Bonnifet est Directeur du Développement Durable du groupe Bouygues. Depuis des années, il se bat pour faire évoluer les modèles économiques des activités du groupe : énergie & carbone, ville durable, achats responsables, économie circulaire et de la fonctionnalité.
Il est également Président du Collège des Directeurs du Développement Durable (C3D) et membre du conseil d’administration de The Shift Project.

 

Comment te sens-tu ?

Mieux que quand ce sera pire… J’ai toujours été pessimiste sur l’avenir de l’humanité, mais je suis un pessimiste « plus », selon la distinction de Pablo Servigne. Je ne me fais pas d’illusions mais je me dis que tout ce qui peut être tenté doit l’être. C’est pour cela que je m’active beaucoup.

“ Réinventer un storytelling du « comment vivre heureux » en étant dix fois plus sobres qu’aujourd’hui, et inventer un modèle qui nous permette de ne pas vivre en survitesse par rapport aux ressources naturelles.

 

Ce qui m’inquiète le plus, c’est le caractère inextricable des enjeux qui sont devant nous : réussir à continuer à vivre à peu près en paix tout en reconfigurant le modèle économique de l’humanité, aujourd’hui basé sur le dogme de la croissance infinie avec des ressources finies, qui est mathématiquement impossible. Comme on ne l’aura pas préparée, il faudra gérer la décroissance de manière subie.
Il faudra faire preuve de pédagogie pour faire du monde de demain un monde désirable, malgré le fait qu’il ne sera plus assis sur le paradigme de l’hyperconsommation, du Black-Friday et des week-end à 50€ à Marrakech. En bref, réinventer un storytelling du « comment vivre heureux » en étant dix fois plus sobres qu’aujourd’hui, et inventer un modèle qui nous permette de ne pas vivre en survitesse par rapport aux ressources naturelles.
Le défi dans les années à venir va être de se mettre d’accord sur ce modèle de sobriété heureuse qui, aujourd’hui, n’existe pas encore à grande échelle. C’est un sacré défi pour l’humanité, sachant que le temps nous manque…

“ Je crois au local, aux villes et aux territoires. A la construction de poches de résilience qui formeront progressivement un maillage territorial de plus en plus dense.

 

Ce qui te fait peur, est-ce plutôt la complexité des enjeux ou la rapidité avec laquelle nous devons y répondre ?

Les nouvelles solutions sont complexes à mettre en place d’une part parce que la régulation n’est pas adaptée, mais surtout à cause des verrous sociotechniques très ancrés dans nos sociétés. Les conservateurs, ancrés dans leurs certitudes héritées du siècle dernier, sont de vrais freins à l’action. J’évite d’ailleurs de travailler avec toutes ces personnes toxiques, bloquées dans une posture intellectuelle de questionnement permanent et de défiance. Sans même parler des climato-cyniques et des climato-sceptiques…

Mais le vrai défi commence une fois ces difficultés contournées. Une fois que l’on a développé un premier projet innovant, la question est de savoir comment on passe de 1 à 1000, à 10 000 puis à 1 million. Il va falloir notablement accélérer.
Cela fait treize ans que je suis dans mes fonctions chez Bouygues et, malgré nos efforts pour développer les bâtiments passifs ou à énergie positive, les changements sont vraiment trop longs à se mettre en place. Il faudra que la régulation nous aide, tôt ou tard. Si on avait par exemple une taxe carbone à 150 euros la tonne, cela nous faciliterait grandement la tâche…

“ Il faut éviter de trop se projeter. […] Ma vision est qu’il faut directement aller de l’idée à l’action, sans passer par la réflexion.

 

Tu penses donc que la clé du changement se situe au niveau politique ?

Je ne crois plus à des politiques aux niveaux national et international, et j’ai d’ailleurs complètement abandonné l’idée de faire bouger les choses au ministère ou dans les grandes rencontres internationales. A ces échelles de pouvoir, se mettre d’accord relève de la mission impossible.
Par contre, je crois au local, aux villes et aux territoires. A la construction de poches de résilience qui formeront progressivement un maillage territorial de plus en plus dense.
Mais il faut éviter de trop se projeter. Ce qu’il faut faire aujourd’hui, c’est promouvoir les solutions, montrer qu’elles fonctionnent, les rendre désirables, montrer qu’il existe des modèles économiques qui, même s’ils sont moins rentables que les anciens modèles, permettent de réinvestir, et ainsi accélérer le développement de ces solutions sur les territoires.

“ Pour rendre les nouvelles solutions désirables, il ne suffit pas de les raconter, il faut les vivre, les expérimenter.

 

Comment arrives-tu à faire dialoguer ta vision personnelle et ta fonction chez Bouygues ?

Ma vision est qu’il faut directement aller de l’idée à l’action, sans passer par la réflexion. Les comités, les commissions, tous ces organes qui pensent le monde d’après, on en a trop fait. Aujourd’hui, on n’a plus le temps de réfléchir. Il nous faut passer à l’action !

Ce qui me raccroche à une forme d’espoir, c’est qu’il existe des solutions pour tout, dans tous les domaines. Que ce soit dans le bâtiment, le textile ou l’agroalimentaire, il existe des alternatives durables qui peuvent être mises en place dès demain. Et pour rendre ces nouvelles solutions désirables, il ne suffit pas de les raconter, il faut les vivre, les expérimenter.
Notre stratégie chez Bouygues, quand on trouve une bonne idée pour le monde d’après, est d’abord de trouver un client courageux qui accepte de prendre le risque de co-développer la solution avec nous. Une fois la solution expérimentée, on essaye de donner à d’autres parties prenantes l’envie de l’utiliser, et ainsi de la déployer le plus largement possible. C’est donc une approche exclusivement pas l’action.

“ Nos marges de progression en termes d’efficacité sont colossales.

 

Ce qui me donne aussi de l’espoir, c’est d’observer que nos marges de progression en termes d’efficacité sont colossales. Quand on sait qu’un tiers de la production alimentaire mondiale est gaspillée avant même d’arriver dans nos assiettes, qu’une voiture individuelle est à l’arrêt 96% du temps, qu’une perceuse individuelle n’est utilisée que dix minutes par an, que les bâtiments -hors logement- ne sont utilisés que 25% du temps, on peut se dire qu’il nous reste une marge d’amélioration.
Chez Bouygues par exemple, avec le concept BHEP (Bâtiment Hybride à Économie Positive), on essaye de montrer à nos clients que certaines parties des bâtiments, non utilisées 75% du temps, peuvent être mises à la disposition d’autres personnes pour d’autres usages. Si l’on réussit à faire cela à l’échelle d’un territoire ou d’une ville, on récupère théoriquement 75% d’espaces. Ces solutions sont à notre portée d’un point de vue technologique et rentables d’un point de vue économique. Car le mètre carré le moins cher est celui qu’on ne construit pas.

 

A quoi ressemblent tes futurs désirables ?

Une société où l’on se resynchronise avec la nature. Où l’on réapprend à vivre lentement, à redécouvrir les plaisirs simples et gratuits. Mais aussi où l’on se lance dans une politique effrénée de réduction de la démographie. Les capacités de la planète ne permettront pas qu’on vive en paix dans des conditions environnementales acceptables avec dix milliards d’habitants. Tôt ou tard, nous effectuerons la redescente. La question est de savoir comment : soit par des drames – le XXème siècle a démontré notre grande créativité en la matière – soit de manière consentie, organisée, et donc souhaitable.

Virginie Raisson-Victor est chercheure-analyste en relations internationales, géopolitique et prospective. Elle préside également le Laboratoire d’Etudes prospectives et d’analyses cartographiques (LEPAC), et a été pendant neuf ans membre du Conseil d’administration de Médecins sans frontière. Forte de son expertise géopolitique, prospective et sociétale, sur le terrain (crises et conflits), au sein d’organisations internationales et auprès de grandes entreprises, elle nous apporte sa vision acérée dans une période de grande incertitude.

 

Quels sont les principaux enseignements de la crise sanitaire actuelle ?

Le premier enseignement de la crise du Covid est que les sociétés humaines sont d’une grande vulnérabilité. Nous vivons dans des sociétés qui détiennent des connaissances scientifiques, techniques et historiques incroyables. Pourtant, nous sommes mis en échec par un micro-organisme qui paralyse le monde entier. Cette vulnérabilité vient de la non prise en compte de la complexité de la société, dont le caractère systémique s’est accru avec la mondialisation industrielle, le libre-échangisme et la digitalisation.

La crise nous rappelle aussi que l’on ne peut pas jouer avec la nature. L’homme rêve depuis longtemps d’asservir les écosystèmes à son projet mais, que ce soit sous la forme de catastrophes naturelles ou de pandémies, il lui est toujours rappelé qu’il n’est pas maître de l’ordre de l’univers.
En ce sens, la crise en cours révèle une certaine continuité de l’histoire : à l’échelle de l’histoire humaine, le phénomène pandémique n’a rien d’exceptionnel. Ce qui est nouveau, c’est notre exposition accrue au risque, du fait de la déforestation et de la proximité croissante entre les animaux et les hommes.

“  La mort est devenue de plus en plus inacceptable dans nos sociétés. 

 

Plus fondamentalement, la crise du coronavirus pose la question de la place (ou plutôt la « non-place ») de la mort dans nos sociétés occidentales modernes.
Du fait de l’augmentation de l’espérance de vie permise par les progrès scientifiques et médicaux, et du développement des systèmes assuranciels, la mort est devenue de plus en plus inacceptable dans nos sociétés. Nous vivons depuis quelques décennies dans l’illusion d’une certaine immortalité, plus ou moins consciente.

C’est cette non-acceptation de la mort qui guide aujourd’hui notre arbitrage face à la pandémie : il ne semble faire aucun débat qu’il faut sauver les malades du Covid à tout prix. On a eu beau observer que la moyenne des gens qui meurent du coronavirus est très élevée -84 ans-, on a fait le choix d’arrêter toute activité économique pour sauver des vies, quitte à s’exposer à de nombreux autres risques indirects tout aussi mortifères.
Aujourd’hui, ne pas tout mettre en œuvre pour sauver une vie, qu’importe l’âge de la personne, est impensable. L’évènement coronavirus nous rappelle que nous devons avoir un débat sur la place de la mort dans nos sociétés vieillissantes.

“ Les jeunes sont sous-représentés au niveau démocratique et surexposés vis-à-vis de tous les risques. Ce sont, avec les malades du Covid-19 aujourd’hui en réanimation, les grandes victimes de la crise en cours.

 

Tu parles aussi beaucoup de la jeunesse, vis-à-vis du poids que la société fait peser sur elle. Que change la crise du coronavirus dans ta perception ?

Comme nous le disions, le débat sur le coût de la mort n’a pas eu lieu. Or le coût social de la mise en place des mesures de confinement va être énorme, en termes de chômage, de précarité, de violences familiales, d’inégalités, en particulier au niveau scolaire, mais aussi de retards de soins pour les personnes qui n’auront pas été diagnostiquées durant cette période. Enfin en terme coût économique avec une dette monstrueuse. Tous ces coûts vont toucher les jeunes de manière beaucoup plus forte.

Ensuite, commence à se dessiner la mise en suspens de toutes les mesures de transition écologique, qu’il s’agisse du Green New Deal, des pressions exercées par les grandes entreprises pour l’allègement des contraintes environnementales, du retour du plastique à usage unique… On voit bien que la réponse à la crise écologique passera après la crise économique, ce qui pénalise encore une fois les générations futures.

On sait par ailleurs qu’avec le vieillissement de la société, la part des jeunes dans les votants va en diminuant. Les jeunes sont donc sous-représentés au niveau démocratique et surexposés vis-à-vis de tous les risques. Ce sont, avec les malades du Covid-19 aujourd’hui en réanimation, les grandes victimes de la crise en cours.

“ Nous avons grandi dans une société de la certitude.

 

Tu dis pourtant que c’est par la jeunesse que se fera la transition de la société, non ?

Je doute sincèrement de la capacité de la génération des baby-boomers à comprendre les enjeux du XXIème siècle. Contrairement aux jeunes, nous avons grandi dans une société de la certitude. Certitude que le modèle économique de la croissance et le progrès permettait de tout vaincre. Et il est très difficile de changer ces certitudes au bout de 40 ans. Il n’y a que les jeunes qui ont, je l’espère, les capacités d’imagination permettant d’inventer un monde différent.

“ Apprendre à décider dans la complexité.

 

Tu plaides donc pour une plus grande place aux jeunes dans les réflexions et prises de décision ?

Oui, mais c’est plus large que cela. Il faut aussi apprendre à décider dans la complexité.
Aujourd’hui, au lycée, on continue d’enseigner matière par matière, de manière verticale, alors que tous les problèmes que l’on a à résoudre sont complexes. Pourquoi ne pas commencer dès le plus jeune âge à développer une une vision transversale et systémique qui permet de résoudre des problèmes complexes ? Créons une classe de complexité dans tous les collèges et lycées !

 

Quels sont les futurs désirables dont tu rêves ?

Un futur désirable est tout simplement un monde où la gestion partagée des biens communs se fait dans l’intérêt général. Tout le reste, ce sont des outils à mettre en œuvre. Si l’on arrivait à se mettre d’accord sur cet objectif fondamental, ce serait déjà un grand pas.

François Gemenne est chercheur en science politique, et spécialiste en géopolitique de l’environnement. Il s’intéresse notamment aux effets du changement climatique sur les dynamiques migratoires. 

 

Comment vis-tu la crise sanitaire en cours ?

Avec beaucoup d’anxiété et d’inquiétude pour la suite. Difficile pour moi de céder à l’optimisme de la réinvention post coronavirus… Je pense que notre capacité à réfléchir à un « monde d’après » est un luxe de privilégié. Ce que veut la plupart des gens, c’est juste retrouver le monde d’avant. On risque donc d’être moins susceptibles d’accepter des contraintes environnementales à l’avenir.

 

“ Notre capacité à réfléchir à un « monde d’après » est un luxe de privilégié. 

 

Jean Viard nous disait que la crise du coronavirus nous fait prendre conscience de l’existence d’un futur. Partages-tu cette idée ?

Je suis plutôt d’accord, mais je suis incapable, comme beaucoup de gens, d’imaginer à quoi ce futur pourrait ressembler. Et de manière naturelle, on a plutôt tendance à se tourner vers ce que l’on connait déjà plutôt que de sauter dans l’inconnu. Je pense donc qu’on risque malheureusement de rentrer dans une période de repli sur soi, un parfait terreau pour les nationalismes.

 

Que penses-tu de l’impact de la crise sanitaire sur les dynamiques migratoires ?

Le flux migratoire lié au coronavirus représente plusieurs millions d’individus. C’est sans précédent. On parle ici de migrations intra-étatiques, avec un processus de fuite des urbains vers les campagnes, mais aussi de migrations interétatiques, avec par exemple le départ de certains Italiens vers l’Afrique.

Certaines dynamiques pourraient d’ailleurs potentiellement s’inscrire dans le temps long. De manière générale, les gens vont avoir de plus en plus tendance à s’isoler les uns des autres, par sécurité, ce qui va transformer durablement les modes de vie. Par exemple, on peut penser que beaucoup vont désormais privilégier les modes de transport individuels plutôt que les transports en commun. Reste à savoir si ce sera la voiture ou le vélo…

 

“ Finalement, on considère que toutes les règlementations environnementales sont des obstacles à l’économie, un luxe dont on ne peut plus se permettre en temps de crise.

 

Malgré tout, ne penses-tu pas que cette crise permet une certaine prise de conscience ? 

La vertu pédagogique de cette crise est de nous démontrer, en temps réel, l’impact des activités humaines sur l’environnement. Mais en faisant le lien entre crise sanitaire et crise environnementale, le risque est qu’on en arrive à une opposition binaire entre Homme est Nature du type « ce sera nous ou elle ». L’enjeu de la crise deviendrait alors de reprendre la main sur le virus, sur la nature, et de gagner. Il faut faire attention à la tentation de naturalisation du virus, à l’idée que le virus serait un signal que nous envoie la Terre. C’est une idée dangereuse.

Ce sur quoi on doit prendre appui, ce sont plutôt tous les mécanismes de solidarité que l’on voit se développer dans la société. Ils nous montrent que nous sommes prêts et capables de tout arrêter pour sauver une petite partie de la population, qu’importe le coût économique.

L’enjeu est maintenant de déployer cette solidarité citoyenne pour inclure les victimes présentes et à venir du dérèglement climatique. Avec deux obstacles majeurs : les plus touchés par les changements climatiques ne sont pas les personnes âgées mais les jeunes, et ce ne sont pas nos voisins mais des habitants d’autres pays.

 

Que penses-tu des mesures de relance économique qui vont parfois à l’encontre des des normes environnementales ?

C’est un message terrible qui nous est envoyé. Finalement, on considère que toutes les règlementations environnementales sont des obstacles à l’économie, un luxe dont on ne peut plus se permettre en temps de crise.
En réalité, ce n’est qu’une excuse utilisée par certains lobbies et certains gouvernements pour se débarrasser de toute contrainte. Si l’on tombe dans leur piège, j’ai peur qu’on ne revienne pas au monde d’avant mais au monde d’il y a 15 ans. Que le maigre édifice de petits pas que l’on avait bâti s’effondre comme un château de cartes.

 

“ Reprendre confiance dans nos capacités à décider pour le bien commun.

 

A l’échelle internationale, quel sera pour toi le rebond politique de la crise ?

Il y a un risque que l’Europe sorte de la crise en lambeaux. Encore une fois, elle a montré son incapacité à prendre des décisions communes face à la crise, reléguant aux nations le choix des mesures à prendre.
Aujourd’hui, d’après des sondages, 52% des Italiens sont favorables à une sortie de l’Union Européenne. Le Green New Deal, qui avait été adopté avant la crise, n’a été signé que par dix pays membres. C’est un vrai plan de sortie de crise, mais la moitié de l’Europe n’en veut pas à l’heure actuelle.

 

Si tu avais un espoir de futur désirable, à quoi ressemblerait-il ?

Que nous puissions reprendre confiance dans nos capacités à décider pour le bien commun. Retrouver un certain sens de la solidarité en s’appuyant sur ce qu’il se passe aujourd’hui, et le projeter au-delà de nos frontières.
Et pour l’Union Européenne, mettre en place le Green New Deal qui est, je pense, le plan de sortie de crise dont nous avons collectivement besoin.